"Ces sorciers sont extrêmement convoités et (...) il leur faut un protecteur digne de leur pouvoir. Ainsi, le barbare de Scalèpe, par je ne sais quel hasard, est devenu le garde particulier de ce Pic Caram".

Mine de rien, cette citation qui n'a a priori rien d'extraordinaire plante le décor de ce qui va venir. Car on y présente les deux personnages centraux, le magicien et son protecteur balèze. Mais, pour l'instant, on a simplement levé un coin du voile, et ce qui reste à découvrir, oh, rassurez-vous, rien que le strict nécessaire, réserve pas mal de surprises. Et nous entraîne dans un bel univers, qui varie les paysages et les cultures et offre un formidable terrain de jeu. "Des sorciers et des hommes", de Thomas Geha (en grand format aux éditions Critic), est un voyage dépaysant, mais aussi déroutant, aux côtés d'un tandem improbable, d'autant plus improbable qu'on va vite comprendre que ces héros... n'en sont absolument pas. Un livre dont la construction est très importante, mais qui repose aussi sur une galerie de personnages secondaires qui n'ont rien de simples faire-valoir...
Hent Guer est un guerrier aux compétences indéniables. Un soldat d'élite, qui a pourtant, un beau jour, décidé de voler de ses propres ailes, hors de toute hiérarchie, de tout cadre militaire. Sauf que cela ne permet pas forcément de vivre. Le mercenariat revient à peu de choses près à ce qu'il a voulu laisser derrière lui...
Mais une rencontre a changé l'existence de Hent Guer : celle de Pic Caram. De prime abord, ces deux-là n'ont absolument rien en commun : la brute épaisse et l'intello dont l'espérance de vie serait fort brève sans la protection adéquate. Alors, oui, ils sont diamétralement opposés, et c'est ce qui les rend parfaitement complémentaires.
Pic Caram est un sorcier, et plutôt doué. Un sorcier aux rubans, pour être plus précis. Je dois dire que cette appellation a le mérite d'exciter l'imagination du lecteur lorsqu'il tombe dessus (dès la quatrième de couverture, par exemple). Quels sont les pouvoirs qui se cachent précisément derrière ce terme ? Ah, ça, il vous faudra aller plus loin que la quatrième, et entamer la lecture du livre.
Sachez simplement que cela donne à Pic Caram un impressionnant pouvoir sur autrui. Un pouvoir convoité par beaucoup, y compris par la force. Seul, Pic Caram est à la merci de ceux qui pourraient le forcer à agir à leur service. Une idée que déteste le sorcier, qui préfère utiliser son pouvoir, qui peut s'avérer bénéfique comme maléfique, pour son propre confort...
Et c'est bien là tout le problème : Pic Caram n'est certainement pas le personnage le plus recommandable vivant sur la grande île de Colme et les plus petites îles alentour. Non, soyons clair, Pic Calame est une fripouille. Une fripouille qui, en rencontrant par hasard, et dans des circonstances bien particulières, cette grosse brute de Hent Guer, a trouvé son parfait complice.
Aussi peu vertueux que lui, L'ancien soldat lui offre ce qui lui manquait pour agir à sa guise : force et protection. Ils forment une paire d'escrocs retors pouvant s'appuyer sur les muscles de Hent Guer et les multiples tours que Pic Caram a en magasin (et qu'il est capable, on le verra, de diversifier au gré de leurs rencontres).
Ensemble, ils arpentent la grande île de Colme, à la recherche de personnages crédules à dépouiller sans aucun remords. Peu à peu, sans prendre de risques inconsidérés ou se lancer dans de trop gros coups pouvant attirer l'attention, ils ont constitué un confortable trésor de guerre, qu'ils entendent bien faire fructifier encore avant d'en profiter comme ils le méritent.
Et, en attendant de prendre leur retraite dans un coin idyllique et de dépenser ces biens fort mal acquis, rien ne les empêche de profiter de l'existence, comme tous ceux qui n'ont pas peur du lendemain. Auberges confortables, repas copieux, alcools à volonté et compagnies féminines garantissant de bien agréables nuits...
Jusqu'à ce qu'un matin, au réveil, avec encore un peu mal aux cheveux, Hent Guer ne découvre que la poule aux oeufs d'or a disparu... Plus de Pic Caram dans sa chambre, ni dans toute l'auberge. Le sorcier aux rubans aurait-il décidé de voler de ses propres ailes ? C'est peu probable, il est incapable de se défendre tout seul et risque de revenir à la case départ, au moment de leur rencontre...
En revanche, l'hypothèse la plus crédible, c'est qu'on a profité de leur soirée fort arrosée pour s'emparer du sorcier, probablement sans qu'il s'en rende compte. et l'amener à un quelconque commanditaire qui voudra utiliser ses talents, y compris en le menaçant... Hent Guer va devoir rapidement retrouver ses esprits pour se lancer sur les traces de son ami.
Ainsi commencent, pour le lecteur, les aventures de Pic Caram et Hent Guer, sombre duo prêt à toutes les compromissions et les mauvais coups pour s'enrichir sur le dos de leur prochain. Des aventures qui pourraient s'arrêter là si Hent Guer ne retrouve pas vite son sorcier... Une fois les malfaisants découverts et châtiés, ils pourront en revenir à leurs petites, mais lucratives affaires...
Pour ce qui concerne ce billet, nous n'irons pas plus loin, car tant ce qui se passe lors de cet épisode, qu'avant ces événements contrariants, et encore moins ce qui va suivre, ne doit être dévoilé ici. Sachez juste que Hent Guer n'est pas du genre à faire dans le détail et que son enquête va laisser des traces. Et pas seulement sur les murs ou les sols...
S'ils sont du genre discret, s'ils profitent aussi de la honte que leurs arnaques fait naître chez leur victimes, leur petit business n'est pas sans risque : on se fait peu d'amis quand on spolie, vole, ruine ou moque ceux qui ont commis la funeste erreur de vous faire confiance. Ceux qui ont laissé les renards entrer dans leur poulailler...
Mais ces histoires-là, il vous faudra les découvrir, et avec elles, les personnages qui vont jalonner ce parcours sans foi ni loi. Malgré tout, ils sont assez sympathiques, ces deux-là. Enfin, tant qu'on se tient à l'écart, c'est vrai. Mais, Hent Guer et Pic Caram sont des margoulins qu'on aime suivre, car leur... créativité, leur sens de la provocation et les lieux qu'ils traversent valent le coup d'oeil.
Oui, ils sont marrants, ces deux voleurs aux méthodes bien rodées, avec le savant dosage entre force et magie qui leur permet à chaque fois de ramasser la mise. Ils sont marrants aussi, car cela ressemble à une espèce de jeu. Ou des blagues de deux potaches qui ne voient pas le mal qu'ils font. Ou plutôt, qui s'en fichent éperdument...
Mais ils font du mal, c'est certain. Car ils n'ont aucune morale et sont prêts à tout pour réussir. Vous le verrez dès ce premier épisode, puis tout au long du livre, quand Hent Guer emploie la force, il ne fait aucun quartier ; et quand Pic Caram manipule ses rubans, la tentation est forte de ne laisser aucune chance de s'en sortir à ses cibles...
Vous devez sans doute remarquer que je marche sur des oeufs... "Des sorciers et des hommes" n'est en effet pas un livre dont on parle aisément, car il serait dommage d'en dévoiler les ressorts trop tôt. Thomas Geha ménage des surprises au lecteur, respectons-les. A commencer par la construction de son livre, très maligne.
Eh non, bien essayé, mais je n'en dirai pas plus. Au lieu de ça, je vais vous parler de l'imaginaire foisonnant de Thomas Geha, que j'ai découvert avec "le Sabre de sang", très intéressant diptyque de fantasy (je suis moins au point sur la partie SF de son travail, désolé). Déjà, la construction était remarquable, avec deux tomes (le 1 et le 2) très différents pour servir l'histoire de deux personnages.
Et puis, il y avait une vraie créativité dans l'univers, dans les personnages et les situations, bien sûr, mais aussi dans les lieux, les créatures et même dans chaque élément de ses univers de fantasy. Récemment, sur les réseaux sociaux, je la qualifiais même d'horticole, car les fleurs et les plantes sont souvent présentes et ne tiennent pas qu'un rôle décoratif.
C'est d'ailleurs encore le cas avec "Des sorciers et des hommes", puisque Pic Caram va être amené à visiter un jardin extraordinaire (sans canards qui parlent l'anglais, mais avec d'autres particularités plus extraordinaires encore). Et plus généralement, chaque lieu que traverse les deux personnages centraux propose un cadre bien différent des autres, à tout point de vue.
Chacun de ses lieux offre des spécificités propres, tant sur le plan géographique qu'au niveau des êtres qu'on peut y rencontrer. Mais c'est même au-delà de cela : au cinéma, on parlerait de photographie. Les lumières, les couleurs dominantes, les sensations visuelles et plus généralement sensitives (l'odorat, par exemple, travaille fort) n'ont rien en commun.
Le lecteur ne voyage pas seulement d'un lieu à l'autre, il change à chaque fois de région et de sensations, presque d'univers... A chaque épisode des aventures de Hent Guer et Pic Caram correspond une ambiance spécifique, créée par les personnages de rencontre. Sans doute cela n'a-t-il aucune importance pour nos deux voleurs, mais pour le lecteur, c'est délicieux.
Eh oui, il faudrait aussi vous présenter un certain nombre de personnages, qu'on qualifie de secondaires, quel vilain mot, car leur rôle est très important dans le déroulement du livre. Certains vous marqueront sans doute plus que d'autres, à moins que ce ne soient les circonstances de leurs rencontres avec le barbare et le sorcier...
Dans ce domaine là aussi, l'imagination de Thomas Geha fait merveille. Je pense en particulier à Bikkir la tuméfiée (avouez que rien que ce nom suscite la curiosité), sans doute la plus... remarquable... créature qu'il nous est donné de rencontrer sur la grande île de Colme, au bord de la mer d'Os (avouez que rien que ce nom donne des envies touristiques)...
Bikkir a aussi cette particularité qu'elle n'a pas tout à fait le profil habituel des cibles de Hent Guer et Pic Caram. Elle n'est pas naïve et confiante, elle n'est pas faible et en attente d'un soutien ou d'un allié. Non, c'est même tout le contraire, à vrai dire. C'est peut-être cela qui causera sa perte : une trop grande certitude d'être la plus forte.
On retrouve aussi dans cette galerie de personnages cette diversité, allant des pauvres gens en souffrance jusqu'à des puissants qui ont une faiblesse coupable que le duo sait repérer et aussitôt exploiter. Mais, Hent Guer et Pic Caram pourraient-ils commettre le même genre d'erreur ? Immoraux, certes, mais infaillibles ?
Tout cela donne un livre riche, enivrant, mais aussi déstabilisant, car lié à cette construction si spéciale, on perd peu à peu ses repères. Jusqu'à voir, dans le final, où l'auteur veut en venir... Jusqu'à ces derniers instants où il nous entraîne à la suite de ses deux antihéros (mot à prendre au sens strict : ils n'ont rien de la noblesse des héros) dans un ultime lieu, tout aussi fascinant que les autres.
Ultime... Le mot n'est pas choisi au hasard, car tout peut s'y arrêter, irrémédiablement. Ce sera peut-être le cas, d'ailleurs, je n'en sais rien, c'est à l'auteur et à lui seul que revient ce choix. Idem pour la grande île de Colme, dont nous ne visitons finalement qu'une infime partie au cours de ce périple tout en malhonnêteté et cupidité...
Mais je dois avouer que je me suis pris au jeu de ce livre, de cet univers, et j'aimerais bien y revenir un jour, pour en découvrir d'autres facettes, d'autres régions, d'autres beautés, plus ou moins vénéneuses. Le terrain de jeu est vaste et encore largement inexploré. Qu'il nous permette de retrouver des visages connus ou de plonger dans de tous nouveaux contextes, il y a de quoi faire.
Avant d'aller plus loin, cependant, voici déjà une très agréable lecture, avec son lot de surprises, dans le fond comme dans la forme. Laissez-vous guider sur les chemins de la grande île de Colme par Thomas Geha, à la suite de deux sacrés numéros, deux personnages qui ne sont certainement pas des exemples, mais aux côtés desquels il est bien sympa de s'encanailler.

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Tous 2, le roman de Testu est philosophique et spirituel à la fois