Délit de gosse

Délit de gosse

En deux mots:
Marie et Jeanne rêvent d’un enfant. Elles pourraient profiter d’un déplacement à Barcelone pour réaliser une insémination artificielle, mais comme elles préfèrent un «donneur» traditionnel, elles entendent profiter du mariage du frère de Jeanne pour parvenir à leurs fins. Une opération préparée dans le moindre détail.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Elle veut faire un bébé toute seule, ou presque

Isabel Ascencio a cherché le scénario parfait pour offrir un enfant à Jeanne et Marie. En nous détaillant le cadre, les personnages et l’action, elle s’empare avec malice de questions de société brûlantes.

Jeanne croise le regard Marie sur le tournage d’un film dans le vieux port de Barcelone. Une semaine plus tard, elles forment un couple. «Ces sept nuits, c’était moins une addition qu’une graine, avec tout le potentiel d’une vie dedans, et je me disais que nos corps encore poisseux d’amour au réveil faisaient un sacré bon terreau pour que ça lève. Il ne manquait plus que l’arrosage des jours… »
Avec le temps, leur union s’affermit, les projets prennent forme. Parmi ceux-ci l’idée de créer une famille, d’accueillir un enfant. À Barcelone justement, elles ne devraient pas rencontrer de problème particulier pour faire réaliser une insémination artificielle. Sauf que Jeanne-Élise Vaujours du Val a des principes et n’imagine pas une autre méthode que la «traditionnelle» pour parvenir à ses fins.
Tout le problème consiste alors à trouver un «donneur» docile qui ne posera pas de questions, qui ne saura rien du «vol de gamètes».
Un carton d’invitation va servir de déclic. Le petit frère de Jeanne se marie prochainement dans le Périgord où la famille est propriétaire d’un grand manoir. L’endroit et les circonstances idéales pour entraîner un noceur dans une alcôve.
En faisant de l’une de ses protagonistes une cinéaste, Isabel Ascencio a trouvé une manière très astucieuse de construire son scénario. Pour que le plan fonctionne, elle va devoir construire son story-board scène par scène, préparer les lieux, cadrer au plus près des acteurs. Ce qui nous vaut des descriptions très détaillées avec, comme sur un tournage, la confrontation du film imaginé avec la réalité du plateau.
Il faut gérer la météo, les impondérables du mariage – à commencer par le taux d0alcoolémie des différents invités – les humeurs et l’ego de la «victime», le polytechnicien François-Henri.
«La deuxième fois que Jeanne l’a entendu dire Polytechnique, elle a été traversée d’une pensée cocasse. L’X, elle s’est dit, c’est comme ça qu’on l’appellerait, le poseur de graine. Ni nom, ni visage, on ne pouvait pas concevoir circonstance plus faste.»
Bien entendu, je ne vais pas dévoiler ici l’issue de cette nuit de noces très particulière, mais j’aimerais souligner combien, pour reprendre la métaphore cinématographique, la plume d’Isabel Ascencio se déplace comme une caméra, qui joue avec les différents plans, du gros-plan au panoramique, réussissant même de jolis flash-backs pour nous faire comprendre d’où viennent les motivations, quel a été le parcours des protagonistes et comment, de John Ford à Almodovar, leur imaginaire s’est construit.
Une manière aussi subtile qu’incisive d’aborder les thèmes très actuels de la maternité, de la PMA, des enfants de couples homosexuels, de filiation, de la «famille idéale», mais aussi une belle histoire d’amour.

Délit de gosse
Isabel Ascencio
la brune au rouergue
Roman
224 p., 19,80 €
EAN 9782812617256
Paru le 03/01/2019

Où?
Le roman se déroule en France, principalement dans un manoir situé en Périgord, mais aussi à Paris et à Brest. On y évoque aussi Barcelone et les îles de l’Océan indien, Rodrigues et Maurice, ainsi qu’un voyage depuis Port-Louis jusqu’en Bretagne, via le Cap Horn.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
C’est un scénario rocambolesque qu’elle a monté, Jeanne. Car depuis qu’elle veut un enfant avec Marie, elle n’imagine pas d’autre conception que la traditionnelle. Pas question d’envisager un aller-retour dans une clinique catalane ou toute procédure artisanale qui prétendrait se passer de copulation. Le lieu et la date ont été fixés : le mariage de son petit frère, en août, dans le parc du grand manoir familial en Périgord.
L’intrigue, les personnages, le décor, même les costumes, tout à fait l’objet d’un réglage minutieux, des mois à l’avance. Un parfait braquage de gamètes. Directement dans la gueule du loup.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
L’Humanité (Sophie Joubert)
Blog Lire au lit 
Blog Un brin de Syboulette

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Et puis il y a eu la noce.
Mon frère se marie, Marie, a dit Jeanne. Ernest.
La formule sonnait bizarre, se marie, Marie, comme si j’y étais pour quelque chose. Elle a posé le faire-part sur la table basse devant moi, ouvert en grand, un liséré noir sur l’enveloppe et on aurait pu croire à un avis de décès, pareil.
J’ai lu à haute voix le nom à droite, écrit en italique, Monsieur et Madame, ont l’honneur de, avec le patronyme de Jeanne dans son intégralité, largement étalé par l’excès de lettres et la police de caractères qu’ils avaient choisie.
Comme des diables sortis de leur boîte, d’autres prénoms me sont revenus dans le désordre, malgré le soin que Jeanne avait pris, la fois où elle me les avait donnés, de les crayonner à leur place précise sur l’arbre généalogique. J’avais eu l’impression qu’elle les piochait au jugé parmi les saints du calendrier pour les accoler ensuite aux trois ou quatre noms de la famille, les plus curieux, comme on fait quand on est gosse pour écouter comment ça sonne. D’un trait nerveux elle avait ensuite relié les ramifications de fratries issues de branches germaines. J’avais fini par lâcher, Tu plaisantes ? sans que ça l’arrête. Elle avait rempli l’espace entier de la feuille, depuis les arrières-grands oncles jusqu’à la petite patte griffonnée dans un coin en bas à droite, les six lettres de son prénom à elle qu’elle s’était appliquée à noter en pleins et déliés. Jeanne.
Ma famille, elle avait dit.
Puis elle avait repoussé loin au fond du tiroir de chevet la feuille qu’elle venait de noircir en disant, Laisse tomber, Marie.
Parce qu’aux gens de la famille de Jeanne, il faut le savoir, il n’a jamais été question que je sois présentée.
Jusqu’à ce jour du faire-part, leur façon de vivre au fond du Périgord ne m’était jamais parvenue que de loin, depuis un arrière-monde ténébreux à peine éclairé d’une constellation de frères et cousins avec qui Jeanne avait partagé les courses et l’excitation aux après-midi des fêtes patronales. Même parmi ceux-là, c’est à peine si je distinguais les proches des lointains, tous floutés dans un temps révolu dont Jeanne parlait peu, ou seulement pour dire des choses banales, que toutes les enfances laissent des regrets, sur un ton qui ne m’a jamais engagée à demander lesquels.
Les visites de son père à Paris revenaient à date fixe, des migrations saisonnières, l’une au début de mai, l’autre à la toute fin de novembre. Et ça tombait bien que je trouve à m’occuper hors de l’arrondissement durant les deux ou trois heures de temps où il régalait Jeanne à la brasserie d’en bas de chez nous, même table toujours, même angle de vue sur le boulevard au-dessus des moules-frites, et lui qui vieillissait juste ce qu’il fallait pour ne plus prétendre monter les quatre étages et risquer de mettre son nez dans nos affaires privées. Mais on ne sait jamais, disait Jeanne, on ne sait jamais. Dans le doute, je poussais mon linge dans un coin, vidais le dessus de mon bureau, bourrais les tiroirs de mes paperasses en cours, et j’étais gommée de la vie de Jeanne souvent bien avant que le train du père s’ébranle à l’autre bout du pays.
Pour les frères, c’était autre chose, des gens qui avaient regardé le monde à hauteur de môme avec elle, merveilles et injustices confondues, il m’a toujours semblé que de leur part à eux, Jeanne aurait pu s’attendre à des jugements moins coriaces.
Longtemps j’ai pensé qu’on allait en voir débarquer un, le jeunot par exemple, cet Ernest qui se mariait aujourd’hui. Qu’à traverser la capitale, il se serait souvenu un jour de sa sœur là-haut dans l’appartement haussmannien du quatorzième où la famille la logeait depuis le début de ses études, et qu’il aurait pris le risque de sonner sans s’être annoncé, tentant sa chance, même si on déplorait dans la famille qu’avec les tournages et les festivals il n’y eût jamais moyen d’attraper Jeanne chez elle.
Ce qu’il aurait pensé de mon pull de nuit jusqu’à mi-cuisse et de ma tête crépue penchée familièrement sur le petit-déjeuner de sa grande sœur, je me le suis aussi souvent demandé. Mais moi, c’est sûr que ça m’aurait fait quelque chose de le tenir une poignée d’heures près de nous, même un des aînés s’il avait fallu, avec son attaché-case et des bips d’homme d’affaires au fond des poches. Je sais l’émotion qui m’aurait traversée en le regardant boire son café versé au bec de notre cafetière, juste à l’imaginer au temps des genoux écorchés, accroupi contre l’épaule de Jeanne dans une arrière-cour de maison de famille et submergé du même chagrin qu’elle devant leur vieux chien mort.
Mais le jour du faire-part, ça ne s’était toujours pas trouvé.
Dans le Périgord, Jeanne avait dû y retourner cinq ou six fois peut-être, pas davantage depuis que j’avais pris mes quartiers chez elle. À Pâques à deux reprises, et trois hivers pour Noël, parce que Noël, c’était forcément là-bas, comme elle disait, avec un coup de menton dans le vide qui indiquait tout juste une direction. En plus de son ordinateur avec un scénario toujours à lire et annoter, elle avait chaque fois bouclé un balluchon léger, à peine de quoi tenir l’aller-retour. Par un accord tacite entre nous, je n’ai jamais prétendu l’accompagner.
Nos congés ensemble, on les passait plutôt dans le Finistère du côté de chez mon père à moi. Dès qu’on avait trois jours, on mettait le cap à l’ouest à la sortie du périphérique, et de Paris à Brest la route allait tout droit. Ça avait l’air de convenir à Jeanne pour seule visite de famille, ce père à moi planté sur sa fin de terre comme un vieux phare. Pour qu’on puisse profiter de la vue sur l’Atlantique aussi souvent qu’on voulait sans lui gâcher ses habitudes, il avait retapé au fond du jardin un vieux bungalow dont le bois bouffé d’humidité craquait péniblement sous le vent. Pas n’importe quel vent, commentait-il d’un ton de connaisseur chaque fois que ça soufflait un peu fort, un vrai marin celui-là, formé tout entier au large, qui venait directement sur nous sans s’être frotté à rien, à part les embruns et des ailes d’oiseaux.
Cette cabane bretonne, on ne pouvait pas rêver destination plus dépaysante pour Jeanne, et la rade aussi qu’on sillonnait dans nos cirés jusqu’au bout de l’arsenal, le nez gonflé d’iode et de goudron. En baissant les yeux sur les filets d’algues noires, elle n’en revenait pas de penser que le petit clapot qui les allongeait là, à nos pieds, fût déjà un bout d’océan. Elle s’est vite prise au mouvement des grues sur le port, un vrai ressourcement, et aux bourrasques pleines de mer qui secouaient l’ouest de la ville, même si après, quand on passait le goulet et le phare à bord du monocoque de mon père, la surface des eaux qui changeait d’humeur aussi vite que le ciel lui retournait les tripes. »

Extraits
« Dans les creux de silence, j’entendais la main de Jeanne brasser les pièces du puzzle au fond de sa mémoire. Elle venait encastrer le début de la zone herbeuse au dernier liseré brunâtre de bois, puis au milieu de l’herbe le tracé net des jaunets du bassin qui perçaient sur les eaux saumâtres, de larges ronds en pleine floraison d’août, et d’autres aussi, aux noms plus compliqués, nymphæa quelque chose, dont j’apprenais qu’en d’autres temps elle avait su diviser les rhizomes sous la direction experte du jardinier de la maison. Venait ensuite la petite barrière de bois qu’au jour de la réception on déroulerait sûrement autour de la margelle. À cause des enfants, disait-elle, qui courseraient comme toujours les canards. Et elle se taisait de nouveau, à la recherche des pièces encore manquantes pour joindre le bassin à l’escalier central devant la maison. Des minutes entières, les yeux partis au-delà de la fenêtre, elle arpentait cet espace intérieur sans lien aucun avec la fin de notre hiver parisien sur le boulevard, des vues d’été plus sombres de verdure, et le ciel bleu roi qu’on aurait là-bas, frotté à l’encre par l’ardeur du jour. »

« J’ai été longue à réaliser que pour Jeanne, ça n’était pas juste du cinéma, ce gosse, mais une poussière d’étoile levée très tôt dans son enfance, qu’elle portait chevillée à l’âme. Dans le Périgord, là-bas, où elle était née fille et l’unique de la fratrie, elle s’était vue destinée à la maternité par une sorte de pente naturelle, aussi irrésistible que celle des grands frères vers le commerce international et la chasse d’automne avec gibecière de cuir, bottes et chiens. Et comme pour sa mère, ses grands-mères, ses tantes, les grossesses s’étaient toujours attrapées plus vite qu’une rougeole, jamais elle n’avait anticipé qu’une fois arrivé, ça puisse virer au casse-tête. »

À propos de l’auteur
Née dans le Var en 1967, Isabel Ascencio enseigne la littérature dans le Jura. Elle est l’auteur de deux romans aux éditions Verticales, Drama Queen (2012) et Un poisson sans bicyclette (2014), ainsi que de deux autres publiés sous le nom d’Isabel Esteban, parus à la Cerisaie, Personne ne dort (2007) et Les Pieds de Sam (2008). (Source: Les Éditions du Rouergue)

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