"Pour les bouddhistes, après la mort, la septième conscience fait sortir la huitième conscience du corps. Cela se produit au cours de l'état intermédiaire entre la mort et la réincarnation".

Je n'ai extrait qu'un bout de cette citation, bien plus longue dans le roman, tirée du "Recueil de l'ère de la Grande Paix", un recueil de textes publié sous la dynastie des Song, à la fin du Xe siècle de notre calendrier. Simple précision contextuelle, le plus important étant les mots eux-mêmes, puisque tout le roman dont nous allons parler ce soir tourne autour de cette mystérieuse huitième conscience. Décidément, la Chine est une riche terre de littérature, de la littérature blanche à la science-fiction, en passant par le policier. Et voici, avec "La Rivière de l'oubli", de Cai Jun (en grand format chez XO), un thriller fantastique à la remarquable construction, qui nous entraîne dans la Chine en pleine mutation du tournant du millénaire, dans laquelle cohabitent plus que jamais la tradition et la modernité, les racines asiatiques et l'influence occidentale croissante. Avec, au coeur de l'intrigue, un personnage fort déroutant : un enfant...
Shen Ming est un jeune professeur de chinois très brillant, en poste depuis 3 ans dans un lycée de Shanghai. D'ores et déjà, son avenir, professionnel et politique (dans la Chine communiste ces deux parcours sont étroitement liés), semble assuré. Un véritable exemple d'ascension sociale comme le régime chinois souhaiterait sans doute en promouvoir plus souvent.
Et puis, un jour de juin 1995, une lycéenne membre d'une des classes auxquelles enseigne Shen Ming meurt. Une mort suspecte, qui a eu lieu sur le campus et qui entraîne une enquête de police. Et, rapidement, Shen Ming fait figure de principal suspect, car la rumeur dit qu'il était proche (trop proche ?) de la jeune victime...
En quelques instants, toute la vie et toute la prometteuse carrière de Shen Ming volent en éclats : de tels soupçons vont suffire à le faire renvoyer, s'ils ne l'envoient pas directement en prison pour le reste de sa vie, ou devant un peloton d'exécution. Plus de beau mariage avec une jeune femme d'une classe sociale plus huppée que la sienne... Shen Ming, qui clame son innocence, n'a plus rien...
Et sa grand-mère, dernier lien avec son passé, son enfance, s'éteint à son tour. A croire que le destin en veut soudainement à Shen Ming... Il va devoir se lancer dans un combat désespéré, peut-être vain, pour démontrer son innocence, convaincre un policier, Huang Hai, déterminé à le faire tomber, qu'il n'a pas tué Liu Man.
Mais peu importe : exactement deux semaines après la mort de la lycéenne, le 19 juin 1995, veille des examens, Shen Ming est tué à son tour. Alors qu'il se trouvait dans une usine désaffectée, lieu connu pour être bien mal fréquenté au point qu'on le connaît sous le nom de Zone de la Démone, il est poignardé à mort. Un crime parfait : aucun témoin, aucun indice, aucune trace...
Neuf années passent. A l'automne 2004, Gu Qiusha, qui fut fiancée à Shen Ming, fait la tournée des établissements scolaires détenus par le groupe privé fondé par son père qu'elle dirige désormais. Lors d'une visite dans une classe, elle reste ébahie en écoutant un jeune élève, il ne doit même pas avoir dix ans, réciter des passages entiers de textes de la littérature classique chinoise.
Elle demande à le rencontrer une fois les cours terminé. Il se présente sous le nom de Si Wang. Il semble extrêmement doué, mais fait tout pour qu'on ne le remarque pas, jusqu'à glisser des erreurs volontairement dans ses devoirs. Il vit avec sa mère dans un appartement pourri d'un quartier très pauvre de la ville, dont ils risquent d'être expulsés à chaque instant.
Gu Qiusha n'en revient pas de l'intelligence, de la lucidité, du calme de ce petit bonhomme... Et elle se met à voir en lui le fils qu'elle n'a jamais eu. Peut-être celui qu'elle aurait pu avoir avec Shen Ming si... S'il n'y avait eu l'assassinat de Liu Man, puis celui de Shen Ming... A partir de ce moment, Si Wang ne quitte plus l'esprit de la jeune femme, dont le mariage est un échec cuisant.
Mais, ce premier tête-à-tête entre Gu Qiusha et Si Wang va prendre un tour inattendu... Ensemble, ils vont découvrir un cadavre, dans un état de décomposition avancée. Et c'est comme si Si Wang avait su qu'il se trouvait là. Comme s'il avait délibérément conduit la jeune femme à cet endroit. Auprès de ce mort. Un mort qu'elle connaît, surgi du passé...
Alors que les liens entre Gu Qiusha et Si Wang se resserrent, d'autres morts se produisent. Et toutes semblent avoir un point commun : les victimes ont toute un lien avec Shen Ming... Au point de se demander si quelqu'un ne venge pas la mort du professeur. Au point de se demander si Shen Ming lui-même ne serait pas revenu d'entre les morts pour se venger...
Au point de se demander si, pour cela, il n'a pas choisi l'apparence d'un enfant...
Disons-le d'emblée, ce résumé, comme la quatrième de couverture, est imparfait, mais il est difficile de faire mieux. D'abord, parce qu'il se passe énormément de choses à chaque étape du livre. Ensuite, parce que ces événements ne sont pas toujours expliqués aussitôt, il faut laisser se développer l'intrigue pour cela.
Enfin, parce que l'intrigue s'étend sur une très longue période, et pas seulement les deux moments évoqués, le mois de juin 1995 et l'automne 2004. Par conséquent, on est un peu contraint, pour planter le décor, de faire quelques raccourcis. Mais, un conseil, soyez attentifs, très attentifs dès le début, car tout a de l'importance dans ce roman.
"La Rivière de l'oubli" est le genre de livre dont on se dit en le refermant qu'il faudrait le relire, pour remarquer tout ce qu'on a raté lors de la première lecture. La construction de ce livre, le développement complètement inattendu de l'intrigue sont absolument passionnants et offrent au lecteur un thriller fantastique très original et atypique par rapport aux thrillers traditionnels.
Si je devais faire une métaphore, je dirais que Cai Jun n'a pas simplement écrit un thriller, il a réalisé un véritable origami littéraire : on a sous les yeux une figure bien reconnaissable, réalisée par une série de pliages. Mais, lorsqu'on la déplie, lorsqu'on remet tout à plat, alors, une toute autre histoire apparaît, aux tenants et aux aboutissants qui laissent pantois, car on ne les avait pas imaginés un instant.
Je ne vais pas trop développer cet aspect, il faut vous en laisser la surprise, mais on se rend compte que la mort de Shen Ming n'est pas simplement un point de départ, c'est un pivot, un centre. Et tout le reste ne découle pas forcément de cet événement, mais tout ce qui va advenir (et le reste) gravite autour de cet assassinat inexpliqué.
Il est d'ailleurs amusant de voir que le vengeance supposée qui se met en place à l'automne 2004 est aveugle. Pas par cruauté ou plaisir de tuer, mais parce que le justicier, quel qu'il soit, ignore qui a tué Shen Ming. Et là encore, cela offre des perspectives tout à fait étonnantes, une enquête aux répercussions surprenantes qui vont révéler une histoire bien plus complexe qu'on ne le pensait d'abord.
"La Rivière de l'oubli" n'est pas juste un thriller, c'est un thriller fantastique. La nuance est d'importance car tout repose en fait sur cette huitième conscience, évoquée dans le titre de ce billet. Avant d'expliquer plus avant, un salut à l'auteur, encore : Cai Jun s'amuse avec nous, en nous faisant d'abord miroiter une histoire de fantômes (références tirées de la culture populaire à l'appui).
Oui, mais voilà, après avoir laissé planer cette idée, voilà qu'il nous place face à un élément qui ne correspond pas aux codes. Le fantôme appartient à la mythologie chinoise, comme il fait partie de notre imaginaire collectif européen, mais ici, rien ne colle. Il y a un truc qui cloche avec ce "fantôme"-là. Jusqu'à se demander s'il s'agit bien d'un fantôme...
Le mot apparaît plusieurs fois dans le cours du roman. L'idée que, parmi nous, vivent et évoluent un certain nombre de fantômes est lancée telle qu'elle, et l'on sent alors comme un léger frisson. Mais, dans "La Rivière de l'oubli", c'est bien quelque chose d'autre qui hante l'histoire : non pas un esprit ayant pris apparence humaine, mais... une réincarnation.
Pour un lecteur français ou occidental, c'est quelque chose de très original, car relativement étranger à notre culture. Pour le lecteur chinois, j'imagine que la perception est un peu différente, puisque c'est tout de même un concept qui appartient à la culture chinoise, auquel on peut croire ou pas, mais qui parle forcément.
C'est avec ce concept que joue Cai Jun, un concept défini plus en détails dans le passage du "Recueil de l'ère de la Grande Paix" que j'évoque en titre de ce billet (j'insiste, c'est la totalité de l'extrait qui importe et justifie d'ailleurs ce choix). La définition bouddhiste, si je puis dire, de la réincarnation, avec des spécificités que va reprendre le romancier pour construire son personnage.
Bon, c'est devenu monnaie courante (et on en aura un autre exemple dans un prochain billet), dès qu'un auteur de thriller fantastique se démarque quelque part, on lui colle l'étiquette de Stephen King local... Cai Jun a donc droit à la lourde référence, plus marketing qu'autre chose, même s'il faut reconnaître qu'on ne serait pas si surpris que ça de croiser Si Wang à Derry, dans le Maine...
A ce point du billet, il faudrait vous parler de Si Wang, mais ce personnage lui aussi doit être découvert sans a priori. Contentons-nous de dire qu'il y a chez lui quelque chose de plus dérangeant que de formellement effrayant. Cai Jun joue sur une vraie ambiguïté : est-il vraiment ce qu'il prétend être (et qui est tout à fait irrationnel) ou bien y a-t-il autre chose ?
Force est de reconnaître que ce garçon est vraiment troublant, trop sage et instruit pour son âge, envoyant des signaux à propos de ce qu'il prétend être et de ce qu'il sait. Il y a chez Si Wang un curieux mélange entre un véritable angélisme, qu'on rattache souvent à l'enfance, et une espèce de machiavélisme qui fiche un peu les chocottes...
Un petit mot sur le titre français (désolé, je ne dis rien du titre chinois, faute d'assez bien connaître la langue...), car il fait apparaître un élément très intéressant, au-delà de la simple lecture de ce livre. Tout au long des 480 pages du roman, on croise régulièrement le nom de Mengpo, personnage associé à cette rivière de l'oubli, que l'éditeur français a choisi de mettre en avant.
Mengpo, c'est une vieille femme qui se tient à l'entrée d'un pont (nom, ce n'est pas un sketch des Monty Python... Pfff...) et offre à ceux qui veulent franchir le pont de la soupe qu'il faut boire pour être autorisé à traverser. Tout cela se passe aux enfers, le pont permet d'arriver au pays des morts et la soupe est celle qui fait complètement oublier sa vie antérieure...
Ca ne vous rappelle rien ? A quelques détails près, on retrouve la même idée dans les mythologies gréco-latines : là aussi il faut traverser des fleuves pour arriver au pays des morts et se dépouiller de la vie qui vient de s'achever pour espérer repartir sous une toute autre identité. Pas de soupe, mais l'eau du Lété, l'un de ces cours d'eau... Une autre rivière de l'oubli...
A défaut du titre chinois, on pourrait évoquer le titre en anglais, "The Child's past life", la vie antérieure de l'enfant, qui opte pour un autre aspect de l'histoire. En jouant sur la carte de la réincarnation, en centrant le titre sur le personnage de Si Wang et en donnant de manière très maligne un élément d'importance pour la suite de la lecture : n'oubliez pas la vie de Shen Ming.
Au-delà de cette étonnante construction, ultra-précise et très élaborée, au-delà des personnages, bien plus nombreux que ne le laisse penser mon résumé, au-delà des questions autour du fantastique, au-delà de la question de la réincarnation, il y a un contexte général très intéressant, à commencer par le pays dans lequel se déroule le roman : la Chine.
Cai Jun construit de manière fort habile son histoire pour que les deux périodes principales permettent de montrer le changement radical qui s'est opéré dans la société chinoise : en 1995, on est encore dans la Chine communiste, avec son omniprésente bureaucratie et chaque personnage, à commencer par Shen Ming, vise une carrière en son sein, au sein du Parti.
L'ambition est alors d'obtenir le plus haut poste possible dans cette hiérarchie extrêmement structurée. Et toute carrière devient éminemment politique, avec les rapports de force que cela impose, les rivalités, aussi, les jalousies... Lorsqu'on rencontre Shen Ming, on comprend d'ailleurs qu'il va bientôt gravir quelques échelons, prélude à une carrière remarquable.
Mais, lorsque l'on se retrouve en 2004, tout cela a quasiment disparu. Ou, en tout cas, les priorités ont profondément changé. Et ce qui frappe, c'est l'irruption du privé dans cet univers où il n'existait pas auparavant. Et avec, de l'économie de marché, aussi, qui n'est plus l'ennemi. La politique est bousculée par l'économie, le pouvoir et les rapports de force ont changé considérablement.
L'ascension sociale elle aussi n'est plus la même. Dès le début de la partie se déroulant en 2004, on voit Gu Qiusha rouler dans une luxueuse BMW. Une simple image qui en dit très long. Tout comme les signes extérieurs de richesse qu'elle affiche... Jusqu'à ce qu'on comprenne qu'elle ne travaille plus dans une administration mais qu'elle dirige une société privée. D'écoles privées ! Dingue !
Avec tout cela, un autre mot apparaît : corruption. Oh, il apparaît au grand jour, mais il existait déjà, bien sûr. Sauf que, dans ce contexte, il devient le mal absolu, celui dont on accuse les personnes qu'on veut abattre. Mais c'est aussi le signe que l'argent est devenu omniprésent dans une société qui a complètement muté en une décennie...
On se demande d'ailleurs comment Shen Ming, intelligent et ambitieux, aurait négocié ce virage. On essaye, comme Gu Qiusha, d'imaginer ce qu'aurait été sa vie s'il avait vécu, s'il n'y avait pas eu les accusations, s'il avait épousé sa fiancée, s'il avait gravi les échelons de la bureaucratie jusqu'aux plus hauts échelons...
Mais ce n'est pas le seul aspect culturel d'importance dans ce livre. L'autre est plus littéraire, artistique, même. Shen Ming enseigne le chinois et c'est un passionné de littérature classique. Il connaît de nombreux textes par coeur et en récite volontiers des passages. Cai Jun rend ainsi un vibrant hommage à la très riche et très ancienne tradition littéraire de son pays.
Pourtant, on croise au long du récit d'autres références culturelles, littéraires, cinématographiques ou musicales, beaucoup plus contemporaines. Pour les films, ils font souvent écho aux traditions, à l'image des "Histoires de Fantômes chinois", par exemple. Pour la littérature, il ne s'agit plus forcément d'auteurs chinois, mais de best-sellers occidentaux.
Et puis, pour la chanson, et c'est peut-être là le plus curieux, il s'agit d'artistes qui ont connu un succès énorme avant de voir leur destin brisé. Eh oui, là aussi la mort rôde, elle qui est un personnage à part entière du livre. Cela alimente aussi un côté légèrement macabre qui colle parfaitement à l'atmosphère générale du livre, il faut le reconnaître...
Mais tout cela est fort bien agencé, rudement bien goupillé, réalisé sans insistance, touche après touche. Il y a un énorme boulot narratif derrière tout cela, "La Rivière de l'oubli" n'est pas simplement un page-turner, comme on dit, mais un livre prenant qui donne aussi à réfléchir et qui réserve son lot de surprise.
C'est sans doute plus complexe qu'une histoire racontée de manière chronologique, en jouant sur d'autre ressorts, cela demande un peu plus d'attention qu'un thriller plus classique dans la forme, mais c'est aussi ce qui fait l'originalité de ce livre, signé par un romancier de 40 ans que l'on découvre de ce côté du monde, mais qui a près de 20 ans d'écriture derrière lui.

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Tous 2, le roman de Testu est philosophique et spirituel à la fois