INTERVIEW – Cyril Pedrosa: « Je n’ai jamais autant bossé sur une histoire »

Il y a encore de la place pour l’utopie en 2018. Cyril Pedrosa et sa compagne Roxanne Moreil le prouvent à merveille avec le surprenant premier tome de « L’âge d’or ». Ce conte médiéval n’est pas seulement un récit d’aventures très réussi, c’est aussi et surtout une BD qui parle de politique au sens le plus noble du terme. Ce fameux « âge d’or » imaginé par Cyril Pedrosa et Roxanne Moreil est un temps « où vallées et montagnes n’étaient entravées d’aucune muraille. Où les hommes allaient et venaient librement… » Hélas, à l’entame de leur récit, cette période bénie n’est plus qu’un lointain souvenir. Lorsque le roi meurt après une longue agonie, sa fille Tilda, qui doit lui succéder sur le trône, entend mener à bien les réformes nécessaires pour soulager son peuple des maux qui l’accablent. Mais un complot mené par son jeune frère condamne la pauvre Tilda à l’exil, avec deux de ses compagnons. Et si la reconquête de son royaume passait par « L’âge d’or », un vieux livre doté d’un grand pouvoir?

Après « Les Equinoxes », votre précédent album, vous changez totalement de ton et d’ambiance avec « L’âge d’or ». Pourquoi un changement aussi radical?

Les livres sont toujours en lien avec une préoccupation importante du moment. Quand on a commencé à travailler sur ce projet avec Roxanne, on était dans un moment de désarroi politique. C’était quelque chose qui nous obsédait. On en parlait beaucoup entre nous et avec nos amis, et on ressentait un désenchantement profond. C’était devenu impossible, et ça l’est toujours, de parler d’utopie en faisant valoir que le monde devrait être meilleur. Quand on dit ce genre de choses, on nous renvoie à Cuba ou à la Corée du Nord, pour faire court. On avait envie de parler de cette préoccupation, mais sans idée précise. Puis, lors d’un voyage en train avec Roxanne, je lui ai montré des bribes de dessins représentant une princesse et on s’est mis à discuter de ce personnage. Pendant deux heures, on a parlé à bâtons rompus et on s’est rendu compte que quelque chose était en train de se passer. Non seulement c’était super évident mais en plus, on a déversé toutes nos préoccupations du moment dans cette histoire.

Vous vouliez donc parler d’utopie. Mais pourquoi avoir opté pour un récit médiéval?

Ce n’était pas forcément l’idée qu’on avait à la base. En réalité, on a cherché pendant un petit temps comment aborder l’utopie et même la politique contemporaine en général mais à chaque fois, on se disait que ça allait casser les pieds des gens parce qu’aujourd’hui, ils n’ont plus du tout envie d’entendre parler de ça. C’est devenu inaudible. Par contre, dès qu’on a commencé à déplacer notre récit vers le Moyen-âge, on a constaté que ça marchait parfaitement. Tout est devenu fluide.

Ce fameux « âge d’or » dont vous parlez dans votre BD, c’est quoi exactement? Un mouvement politique? Un groupe de résistance? 

Dans notre récit, il s’agit avant tout d’une sorte de légende que les gens se racontent pour se donner du courage. « L’âge d’or » est un livre qui contient le récit retranscrit du combat mené par les hommes pour leur propre émancipation. Celui qui lit ce livre détient un pouvoir. C’est un objet magique.

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Il y a un côté un peu Disney dans votre album. Pour vous qui avez travaillé aux studios Disney, est-ce une forme de retour aux sources?

Je ne l’ai pas pensé comme ça, mais le lien que vous faites avec Disney vient certainement de notre utilisation de la fantaisie et du conte. On se sert de la magie comme métaphore pour parler de choses profondément réelles et humaines. C’est comparable à la quête du graal, qui décrit en réalité un questionnement existentiel profond. Dans notre BD, c’est un peu du même ordre. On utilise la féérie et la magie pour ne pas avoir à utiliser un discours lénifiant et théorique.

Quelles ont été vos sources d’inspiration pour créer l’univers de « L’âge d’or »?

C’est venu très naturellement. Il s’agit d’un univers beaucoup plus simple que celui des livres de Tolkien, par exemple. On n’est pas en train de créer des mondes avec des mythologies, des langages et des coutumes. Notre univers à nous est très peu décrit, même géographiquement. Cela ressemble un peu au Moyen-âge de Charles Perrault, mais adapté à nos besoins. Dans notre univers, on a enlevé toute référence à la religion, par exemple, tout simplement parce qu’on n’en avait pas besoin.

Finalement, on n’est même pas sûrs que votre récit se déroule sur Terre?

Oui, absolument! C’est d’ailleurs ce qui caractérise le conte. C’est un récit qui n’est pas temporel, qui n’a pas de territoire, et qui a vocation à être universel.

Mais votre objectif était pourtant bien de parler de thèmes contemporains?

C’est effectivement l’objectif principal. Nous voulions parler de ce qu’on peut faire de notre monde d’aujourd’hui, qui est une question qui touche beaucoup de gens. Pour le faire, on a choisi le conte, l’aventure, l’action. On voulait le moins de bla-bla possible. On n’a pas pu éviter de passer un peu par l’écrit, mais dans notre histoire, il y a très peu d’échanges intellectuels. Ce sont avant tout des personnages qui racontent ce qui les anime.

Cette recherche d’efficacité est sans doute ce qui explique la grande fluidité de votre BD. C’est un gros livre, mais il se lit très facilement. Est-ce que vous avez beaucoup travaillé les dialogues?

Oui, beaucoup. En réalité, je n’ai jamais autant bossé sur une histoire. Elle peut paraître simple comme ça, mais la difficulté était de garder à la fois le fil de l’aventure et le fond politique. Ni l’un ni l’autre ne devaient prendre le dessus. A plusieurs reprises, on a eu la tentation de faire du personnage de Tilda une héroïne qui fracasse tout et qui résout tous les problèmes à coups d’épée. Cela aurait été amusant à raconter, bien sûr, mais en même temps il nous a fallu lutter contre ça parce qu’on se rendait compte qu’on risquait de faire des contresens par rapport à ce qu’on voulait raconter. A l’inverse, c’était parfois le bla-bla et la théorie qui prenaient le dessus. Lorsque ça devenait ennuyeux, il fallait donc trouver des moyens de mettre plus d’action. En construisant notre récit, on était dans des arbitrages permanents.

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On a l’impression que cet album a été un travail titanesque. Vous avez mis combien de temps à le faire?

Roxanne et moi avons travaillé pendant un an sur le scénario. Mais bien sûr, je ne faisais pas que ça. Et elle non plus, vu qu’elle est libraire. Ensuite, il m’a fallu à peu près deux ans pour dessiner l’album. C’est vrai que c’est long.

Et vous travaillez déjà sur le deuxième volet de l’histoire?

Oui, je suis à fond dedans. Il faut dire que le scénario est déjà complètement écrit, vu qu’on a rédigé toute l’histoire d’une seule traite. A la base, notre idée était d’ailleurs de tout faire en un seul volume. Mais quand j’ai commencé à dessiner, je me suis rendu compte que la BD allait faire 500 pages et que ce ne serait pas possible pour moi. C’est pour cette raison qu’on a décidé de couper le livre en deux.

Dans votre BD, les personnages sont très attachants et très bien développés. C’est un point que vous avez particulièrement travaillé?

A part le personnage de Tilda, qui était notre point de départ, les autres personnages sont arrivés en fonction des événements. Lorsque Tilda débarque dans la forêt, par exemple, on a eu cette idée de mettre en scène une communauté de femmes. Du coup, il nous fallait forcément une abbesse, mais aussi d’autres personnages qui se déploient autour d’elle. C’est comme ça que petit à petit, des équilibres se construisent. Dans ce processus, certains personnages prennent de l’épaisseur et imposent d’eux-mêmes des choses pour la suite du récit. C’est un peu cliché de le dire, mais c’est vrai! Une fois que les personnages sont posés, on ne peut pas lutter contre eux. Ils nous tirent vers quelque chose, ils vivent leur propre vie. Ils ont leur cohérence et on ne peut pas en dévier. Si on le fait, on triche. Et ça, le lecteur le sent.

Votre personnage principal est une femme et elle est accueillie par une communauté de femmes. Votre idée, c’était aussi de faire un récit féministe?

D’une certaine manière, on peut dire que oui. Mais pour moi, c’est plus compliqué que ça. Roxanne est féministe et je suis un homme qui soutient le féminisme. Mais notre livre n’est pas un livre féministe dans le sens où ce n’est pas un livre dogmatique. Bien sûr, on avait à coeur que notre personnage principal soit une femme et on avait à coeur d’articuler la question du féminisme dans la thématique de l’émancipation en général. Mais après, on aime bien que le lecteur ne se sente obligé de rien. On est d’abord là pour lui raconter une histoire, sans lui imposer quoi que ce soit. C’est à lui de tirer ses propres conclusions.

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Graphiquement, vous avez changé votre façon de travailler pour cet album?

Un peu. J’avais fait un premier essai une fois que le scénario était terminé, en faisant des dessins au crayon sur base d’une narration un peu classique. J’ai fait une trentaine de pages comme ça et puis, on s’est rendu compte en discutant avec Roxanne qu’il y avait quelque chose qui manquait. Dans ces premières planches, on ne retrouvait pas cette féerie et cette bizarrerie qui est caractéristique du conte. Avec Roxanne, on s’est donc replongé dans l’histoire de l’art pour retrouver des références graphiques susceptibles de donner une tonalité plus décalée à cette histoire. Je suis notamment retourné vers Brueghel, parce que j’apprécie son rapport aux paysages et au naturalisme des situations. C’est très beau, la manière dont il met plein de petites scènes partout. Je me suis beaucoup inspiré aussi des enluminures, des vitraux, des retables, des tapisseries. C’est de la broderie que m’est venu cette idée d’adopter un trait très lumineux et très coloré, mais sur un fond foncé.

Il y a également un gros travail sur les couleurs, non?

Oui, c’est vrai. J’ai utilisé la même technique que celle que j’avais déjà employée dans le prologue des « Equinoxes ». Je dessine d’abord de manière traditionnelle, à l’encre et à la main. Ensuite, je numérise mes planches et je les colorise de manière numérique en transformant le noir en couleurs. Cela permet de créer ces effets très lumineux sur fond sombre, sans avoir pour autant un dessin trop mécanique et trop froid.

Vous êtes actuellement à fond sur le tome 2 de « L’âge d’or », mais est-ce que vous savez déjà quel sera votre projet suivant?

Non, pas encore. Et d’ailleurs, j’essaie de ne pas y penser. C’est un peu lointain pour moi, parce que j’ai encore au moins un an et demi de travail sur « L’âge d’or ». Bien sûr, je fais quelques petites choses à côté, notamment une affiche pour le festival de Bastia, mais je n’entreprends aucun autre projet d’envergure pour le moment. A part peut-être un peu d’écriture. On travaille avec Roxanne sur un autre scénario pour une autrice, mais on ne peut pas encore en dire plus à l’heure actuelle.

Pour Roxanne, « L’âge d’or » marque ses premiers pas dans le monde de la bande dessinée. Cela veut donc dire que l’expérience lui a plu?

Oui, absolument, elle aime raconter des histoires. Je suis d’ailleurs persuadé qu’elle finira par écrire des scénarios toute seule, même si on aime beaucoup travailler à deux sur des sujets communs. En tant que couple, c’est vraiment une chouette activité à partager.

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