Un monde à portée de main

Un monde à portée de main

Un monde à portée de main

En deux mots:
Paula Karst part s’initier à l’art du trompe-l’œil à l’Institut supérieur de peinture de Bruxelles. Tout en travaillant d’arrache-pied, elle va se lier avec un groupe de personnes dont nous suivrons le parcours à l’issue de cette formation.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

L’enfance de l’art

Une fois encore, Maylis de Kerangal réussit le tour de force de nous faire découvrir un univers très particulier. Avec Paula Karst, elle nous invite à peindre des trompe-l’œil. Fascinant!

Pour les inconditionnels de la romancière, deux lignes suffiront: Si vous avez aimé les précédents romans de Maylis de Kerangal, vous aimerez celui-ci. Celle que Grégoire Leménager, dans L’Obs, appelle «la star du roman choral documentaire» réussit à nouveau son pari, nous faire découvrir un univers particulier. Cette fois nous partageons le quotidien d’une artiste – même si la responsable de son école lui préfère le terme d’artisan – avec tous ces détails qui «font vrai» et qui donnent au récit sa densité, sa profondeur.
Au moment où s’ouvre le roman, Paula Karst s’apprête à rejoindre des camarades de promotion dans un restaurant parisien. Des retrouvailles qui la réjouissent, car cela fait de longs mois qu’elle n’a pas revu Kate l’Écossaise et Jonas le rebelle. Et même si son corps réclame un pei de repos, elle va aller jusqu’au bout de la nuit pour se rappeler le temps passé à l’Institut supérieur de peinture de Bruxelles et découvrir quels sont les chantiers qui les occupent désormais.
Nous voici donc à l’automne 2007 rue du Métal, à Bruxelles. Pour Paula, c’est un peu la formation de la dernière chance, car elle cherche encore sa voie. Et après quelques jours, elle a du reste bien envie de laisser tomber. Car ce n’est pas tant l’inconfort de sa colocation – dans un appartement difficile à chauffer – qui la dérange que l’énorme charge de travail. La prof au col roulé noir a vite fait de leur expliquer qu’ils ne pourront réussir qu’à force de travail, d’imprégnation, de reproduction sans cesse recommencée, de méticulosité et de connaissance sur les matériaux, les textures, les techniques.
Finie l’image de l’artiste devant son chevalet se laissant guider par l’inspiration. Ici le travail est d’abord physique. Éreintant. Absolu. Pour pouvoir devenir une bonne peintre en décor, il faut qu’elle connaisse la nomenclature des différents marbres, qu’elle sache distinguer les essences d’arbres, qu’elle comprenne comment se forment et se déplacent les nuages. Mais aussi de quoi sont faits les différents spigments, comment réagissent les peintures sur différents supports, quel pinceau, quelle brosse, quel instrument provoque quel effet. Les journées de travail font jusqu’à dix-huit heures.
Tous les élèves qui choisissent de poursuivre la formation vont se rapprocher, sentant bien que la solidarité et l’entraide sont aussi la clé du succès.
Pour Paula qui est fille unique, la formation au trompe-l’œil est d’abord une formation à regarder, à se regarder, à regarder les autres. Il n’est du reste pas anodin qu’elle soit affectée d’un léger strabisme.
Elle va voir autrement, autrement dit s’émanciper, se rendre compte qu’il y a là Un monde à portée de main. Sa conquête commence à la sortie de l’école lorsqu’une voisine lui demande de peindre un ciel au plafond de la chambre de son enfant. Un premier contrat qui va en entraîner un autre jusqu’au jour où elle est appelée en Italie pour un décor imitant le marbre qui va forcer l’admiration. De Turin elle partira pour Rome où les studios de Cinecittà l’attendent. De là on va faire appel à alle pour les décors d’une adaptation d’Anna Karénine à Moscou.
Maylis de Kerangal choisit de ne pas lui laisser la bride sur le cou. Elle enchaîne les contrats, détaille le travail et nous offre par la même occasion une leçon magistrale et minutieuse qui va faire appel à tous nos sens.
Mais le clou du spectacle reste à venir, si je puis dire. On recherche une équipe capable de relever le défi artisitque et scientifique du projet Lascaux 4 : reproduire avec précision les desssins des célèbres grottes pour pouvoir offrir au public l’illusion de se promener dans la «chapelle Sixtine de l’art pariétal».
Voilà Paula confrontée aux premières œuvres d’art. Et nous voilà, heureux lecteurs, témoins d’une histoire pluri-millénaire aussi vertigineuse que l’amour fou. C’est tout simplement magnifique!

Un monde à portée de main
Maylis de Kerangal
Éditions Verticales
Roman
285 p., 20 €
EAN : 9782072790522
Paru le 16 août 2018

Où?
Le roman se déroule en France, à Paris puis à Bruxelles, à Moscou, Turin, Rome avant de revenir en France, à Montignac en Dordogne.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Paula s’avance lentement vers les plaques de marbre, pose sa paume à plat sur la paroi, mais au lieu du froid glacial de la pierre, c’est le grain de la peinture qu’elle éprouve. Elle s’approche tout près, regarde: c’est bien une image. Étonnée, elle se tourne vers les boiseries et recommence, recule puis avance, touche, comme si elle jouait à faire disparaître puis à faire revenir l’illusion initiale, progresse le long du mur, de plus en plus troublée tandis qu’elle passe les colonnes de pierre, les arches sculptées, les chapiteaux et les moulures, les stucs, atteint la fenêtre, prête à se pencher au-dehors, certaine qu’un autre monde se tient là, juste derrière, à portée de main, et partout son tâtonnement lui renvoie de la peinture. Une fois parvenue devant la mésange arrêtée sur sa branche, elle s’immobilise, allonge le bras dans l’aube rose, glisse ses doigts entre les plumes de l’oiseau, et tend l’oreille dans le feuillage.»

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Culturebox (Laurence Houot)
Télérama (Marine Landrot)
La Croix (Pascal Ruffenach)
Le Temps (Lisbeth Koutchoumoff)
L’Humanité (Alain Nicolas)
En attendant Nadeau (Norbert Czarny)
Blog Mes p’tis lus
Blog Les livres de Joëlle
Diacritik (Jean-Marc Baud)


Maylis de Kerangal présente Un monde à portée de main. © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
Paula Karst apparaît dans l’escalier, elle sort ce soir, ça se voit tout de suite, un changement de vitesse perceptible depuis qu’elle a claqué la porte de l’appartement, la respiration plus rapide, la frappe du cœur plus lourde, un long manteau sombre ouvert sur une chemise blanche, des boots à talons de sept centimètres, et pas de sac, tout dans les poches, portable, cigarettes, cash, tout, le trousseau de clés qui sonne et rythme son allure – frisson de caisse claire –, la chevelure qui rebondit sur les épaules, l’escalier qui s’enroule en spirale autour d’elle à mesure qu’elle descend les étages, tourbillonne jusque dans le vestibule, après quoi, interceptée in extremis par le grand miroir, elle pile et s’approche, sonde ses yeux vairons, étale de l’index le fard trop dense sur ses paupières, pince ses joues pâles et presse ses lèvres pour les imprégner de rouge, cela sans prêter attention à la coquetterie cachée dans son visage, un strabisme divergent, léger, mais toujours plus prononcé à la tombée du jour. Avant de sortir dans la rue, elle a défait un autre bouton de sa chemise : pas d’écharpe non plus quand dehors c’est janvier, c’est l’hiver, le froid, la bise noire, mais elle veut faire voir sa peau, et que le vent de la nuit souffle dans son cou.
Parmi la vingtaine d’élèves formés à l’Institut de peinture, 30 bis rue du Métal à Bruxelles, entre octobre 2007 et mars 2008, ils sont trois à être restés proches, à se refiler des contacts et des chantiers, à se prévenir des plans pourris, à se prêter main-forte pour finir un travail dans les délais, et ces trois-là – dont Paula, son long manteau noir et ses smoky eyes – ont rendez-vous ce soir dans Paris.
C’était une occasion à ne pas manquer, une conjonction planétaire de toute beauté, aussi rare que le passage de la comète de Halley ! – ils s’étaient excités sur la toile, grandiloquents, illustrant leurs messages par des images collectées sur des sites d’astrophotographie. Pourtant, à la fin de l’après-midi, chacun avait envisagé ces retrouvailles avec réticence : Kate venait de passer la journée perchée sur un escabeau dans un vestibule de l’avenue Foch et serait bien restée vautrée chez elle à manger du tarama avec les doigts devant Game of Thrones, Jonas aurait préféré travailler encore, avancer cette fresque de jungle tropicale à livrer dans trois jours, et Paula, atterrie le matin même de Moscou, déphasée, n’était plus si sûre que ce rendez-vous soit une bonne idée. Or quelque chose de plus fort les a jetés dehors à la nuit tombée, quelque chose de viscéral, un désir physique, celui de se reconnaître, les gueules et les dégaines, le grain des voix, les manières de bouger, de boire, de fumer, tout ce qui était en mesure de les reconnecter sur-le-champ à la rue du Métal.
Café noir de monde. Clameur de foire et pénombre d’église. Ils sont à l’heure au rendez-vous, les trois, une convergence parfaite. Leurs premiers mouvements les précipitent les uns contre les autres, étreintes et vannes d’ouverture, après quoi ils se frayent un passage, avancent en file indienne, soudés, un bloc : Kate, cheveux platine et racines noires, un mètre quatre-vingt-sept, des cuisses bombées dans un fuseau de slalomeuse, le casque de moto à la saignée du coude et ces grandes dents qui lui font la lèvre supérieure trop courte ; Jonas, les yeux de hibou et la peau grise, des bras comme des lassos, la casquette des Yankees ; et Paula qui a déjà bien meilleure mine. Ils atteignent une table dans un coin de la salle, commandent deux bières, un spritz – Kate : j’adore la couleur –, puis enclenchent aussitôt ce mouvement de balancier continuel entre la salle et la rue qui cadence les soirées des fumeurs au café et sortent la cigarette au bec, le feu au creux du poing. Les fatigues de la journée disparaissent dans un claquement de doigts, l’excitation est de retour, la nuit s’ouvre, on va se parler.
Paula Karst, honneur à toi qui es de retour, décris tes conquêtes, raconte tes faits d’armes! Jonas craque une allumette, son visage faseye une fraction de seconde à la lueur de la flamme, sa peau prend l’aspect du cuivre, et dans l’instant Paula est à Moscou, la voix rauque, revenue dans les grands studios de Mosfilm où elle a passé trois mois, l’automne, mais au lieu d’impressions panoramiques et de narration vague, au lieu d’un témoignage chronologique, elle commence par décrire le salon d’Anna Karénine qu’il avait fallu finir de peindre à la bougie, une panne d’électricité ayant plongé les décors dans le noir la veille du premier jour du tournage; elle démarre lentement, comme si la parole accompagnait la vision en traduction simultanée, comme si le langage permettait de voir, et fait apparaître les lieux, les corniches et les portes, les boiseries, la forme des lambris et le dessin des plinthes, la finesse des stucs, et dès lors le traitement si particulier des ombres qu’il fallait étirer sur les murs ; elle décline avec exactitude la gamme de couleurs, le vert céladon, le bleu pâle, l’or et le blanc de Chine, peu à peu s’emballe, front haut et joues enflammées, et lance le récit de cette nuit de peinture, de cette folle charrette, détaille avec précision les producteurs survoltés en doudoune noire et sneakers Yeezy chauffant les peintres dans un russe qui charriait des clous et des caresses, rappelant qu’aucun retard ne serait toléré, aucun, mais laissant entrevoir des primes possibles, et Paula comprenant soudain qu’elle allait devoir travailler toute la nuit et s’affolant de le faire dans la pénombre, sûre que les teintes ne pourraient être justes et que les raccords seraient visibles une fois sous les spots, c’était de la folie – elle se frappe la tempe de l’index tandis que Jonas et Kate l’écoutent et se taisent, reconnaissant là une folie désirable, de celle qu’ils s’enorgueillissent eux aussi de posséder –; puis elle déplie encore, raconte sa stupéfaction de voir débarquer dans la soirée une poignée d’étudiants, des élèves des Beaux-Arts que le chef déco avait embauchés en renfort, des volontaires talentueux et dans la dèche, certes, mais bien partis pour tout saloper, du coup cette nuit-là c’est elle qui avait préparé leurs palettes, agenouillée sur le sol plastifié, procédant à la lumière d’une lampe d’iPhone que l’un d’entre eux dirigeait sur les tubes de couleurs qu’elle mélangeait en proportion, après quoi elle avait assigné à chacun une parcelle du décor et montré quel rendu obtenir, allant de l’un à l’autre pour affiner une touche, creuser une ombre, glacer un blanc, ses déplacements à la fois précis et furtifs comme si son corps galvanisé la portait d’instinct vers celui ou celle qui hésitait, qui dérivait, de sorte que vers minuit chacun était à son poste et peignait en silence, concentré, l’atmosphère du plateau était aussi tendue qu’un trampoline, ferlée, irréelle, les visages mouvants éclairés par les chandelles, les regards miroitants, les prunelles d’un noir de Mars, on entendait seulement le frottement des pinceaux sur les panneaux de bois, les chuintements des semelles sur la bâche qui recouvrait le sol, les souffles de toutes sortes… »

Extrait
« Elle s’applique chaque soir à reprendre la leçon, consignant chaque étape, isolant chaque geste, dépliant tout le processus jusqu’à pouvoir l’égrener à voix haute, le réciter par cœur, comme un poème, après quoi elle se laisse tomber en arrière sur son lit, le souffle court.
Elle apprend à voir. Ses yeux brûlent. Explosés, sollicités comme jamais auparavant, soit ouverts dix-huit heures sur vingt-quatre – moyenne qui inclura par la suite les nuits blanches à travailler, et les nuits de fête. Le matin, ils clignent sans cesse comme si elle était placée en pleine lumière, les cils vibrant continuellement, des ailes de papillon, mais passé le coucher du soleil, elle les sent faiblir, son œil gauche cloche, il verse sur le côté comme on s’affaisse sur un talus d’herbe fraîche au bord du chemin. Elle les soigne, rince ses paupières à l’eau de bleuet, y dépose des sachets de thé congelé, essaie des gels et des collyres mais rien ne vient apaiser la sensation d’yeux tirés, secs, de pupilles rigides, rien ne vient empêcher la formation de cernes bruns et durables – un marquage au visage, le stigmate du passage et de la métamorphose. Car voir, sous la verrière de l’atelier de la rue du Métal, défoncée dans les odeurs de peinture et de solvants, les muscles douloureux et le front brûlant, cela ne consiste plus seulement à se tenir les yeux ouverts dans le monde, c’est engager une pure action, créer une image sur une feuille de papier, une image semblable à celle que le regard a construite dans le cerveau. » p.54

À propos de l’auteur
Maylis de Kerangal est l’auteure de cinq romans aux Éditions Verticales, notamment Corniche Kennedy (2008), Naissance d’un pont (prix Médicis 2010, prix Franz-Hessel) et Réparer les vivants (2014, dix prix littéraires), ainsi que de trois récits dans la collection «Minimales»: Ni fleurs ni couronnes (2006), Tangente vers l’est (2012, prix Landerneau) et À ce stade de la nuit (2015). (Source : Éditions Verticales)

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