Roissy

Roissy

En deux mots:
Une femme erre dans l’immense aéroport de Roissy, allant d’un terminal à l’autre. Elle ne cherche pas à prendre l’avion, car cela fait maintenant huit mois qu’elle vit là. Comme elle ne sait plus qui elle est, elle essaie de se fondre dans la foule et, au fil des rencontres, de se recréer une histoire.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Une vie en phase terminal

Anna vit depuis des mois à l’Aéroport de Roissy. En racontant son histoire Tiffany Tavernier nous fait partager ce monde très particulier et réussit un roman d’une rare intensité dramatique.

J’imagine bien le père de Tiffany Tavernier, le réalisateur Bertrand Tavernier, s’emparer du roman de sa fille pour en faire un film. Non seulement parce que l’histoire qu’elle nous raconte a tous les ingrédients d’un formidable suspense dans un décor qui fera vagabonder l’imagination des spectateurs, mais surtout parce qu’il viendrait compléter une filmographie qui n’offrait jusqu’à présent que des personnages principaux masculins. Tombés du ciel de Philippe Lioret (avec Jean Rochefort) et Le Terminal de Steven Spielberg (avec Tom Hanks) s’inspiraient tous deux de la vie Mehran Karimi Nasseri, un réfugié iranien qui a vécu dans le terminal 1 de l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle du 8 août 1988 jusqu’en août 2006.
Cette fois nous ne sommes plus en présence d’un apatride à la situation administrative inextricable, mais suivons une femme amnésique.
Quand débute de roman saisissant, celle qui se faire appeler Anna a déjà pris ses quartiers dans l’aéroport. Elle vit ici depuis de longs mois, passant d’un terminal à l’autre, et semble s’être parfaitement intégrée à la foule des voyageurs. Elle a compris que le seul moyen de ne pas attirer l’attention sur elle consistait à se fondre dans la foule, à se promener en traînant derrière elle une valise. On la voit devant le kiosque à journaux se renseigner sur l’actualité, devant le tableau des départs en train d’étudier les vols des différentes compagnies et d’enregistrer les retards, histoire de pouvoir renseigner l’une ou l’autre des personnes attendant un proche ou une relation professionnelle. On la voit aussi aux toilettes se refaire une beauté, passer son rouge à lèvres tout en vérifiant sa mise. Elle va aussi au café et à l’épicerie pour tenter de trouver de quoi se nourrir, mais son plaisir ce sont les arrivées. Les voyageurs qui débarquent ont en effet tous quelque chose à raconter…
« Je reste encore un long moment à regarder le flot des passagers. J’imagine leur vie, leur métier, leur invente des destinées que j’aimerais coucher sur le papier, ce que je ne ferai pas par superstition, comme si écrire sur eux pourrait influer le cours de leur existence. Tout est si confus en moi. Pour rien au monde je ne voudrais provoquer un désastre. Le mien suffit. »
Ce fameux désastre a pour nom amnésie. Au fil de ses rêves ou des images qui vont lui revenir en mémoire, on va apprendre que cela peut être lié à la mort d’une petite fille ou à un accident de voiture, voire à la combinaison des deux. Mais comment a-t-elle échoué à Roissy? A-t-elle voulu fuir? A-t-elle été victime d’un vol? Questions qui vont rester sans réponse et insuffler au lecteur cette étrange sensation d’implacabilité. Comme dans la série Le prisonnier, elle aura beau tout essayer, elle se retrouvera toujours à son point de départ.
En fine observatrice, Tiffany Tavernier va nous livrer quelques statistiques impressionnantes sur le quotidien d’un grand aéroport, sur le personnel et sur les voyageurs. Un exemple frappant parmi d’autres: un jour un asiatique s’arrêt dans la boutique des vins fins trouve qu’une bouteille de Château Yquem à 1990 euros n’est pas assez chère pour lui «il lui reste un peu plus. Il sort alors une liasse de billets qu’il se met à compter. Allez hop! Va pour un Château Yquem 1996! Le type paie, et là, c’est le bouquet! Juste avant de sortir, il se retourne et confie, tout heureux: “C’est pour ma sœur, elle adore le bon vin pour faire ses Vinaigrettes.” »
Plus impressionnant encore est l’envers du décor. Dans les pas d’Anna, on va découvrir ce qui se cache derrière les portes «de service», le nombre de SDF installés dans l’aérogare et les combats qu’ils mènent pour leur défendre «leur» territoire. Après avoir tenté de les éviter – elle n’entend pas être assimilée aux SDF – Anna va finir par s’acoquiner avec Vlad et partager avec lui un matelas dans un recoin souterrain. Mais ce dernier va tomber malade puis être victime d’une vengeance. Il ne devra son salut qu’à l’intervention d’Anna qui se retrouve à nouveau seule face à cette tribu invisible mais arrogante, voire dangereuse à l’image de Josias qui la coince aux toilettes et lui offre de partager sa couche après avoir appris que Vlad avait fini à l’hôpital. « L’avait-il su par Liam, son frère à moitié dingue qui, lorsqu’il est en crise, voit parfois tout du passé ou de l’avenir d’une personne? Par Joséphine, qui, bien qu’obèse, trouve la force de sillonner, matin et soir, les aérogares, observant tout, voyant tout, au point que l’œil de Dieu, s’il existait, ne ferait pas mieux qu’elle, ou alors par lui-même, Josias, un de ces jours de dispute avec les siens où, pour se calmer, il lui faut faire sept fois le tour des terminaux, sans discontinuer?  »
Ce qui rend le roman si prenant, c’est sa construction dramatique. Car la tension va encore monter d’un cran quand Anna va croiser le regard d’un homme qui semble encore plus perdu qu’elle. Cet homme vient tous les jours à Roissy pour y attendre sa femme, passagère du Rio-Paris qui s’est abîmé en mer. Aucun cadavre n’ayant été trouvé, il se dit qu’elle peut débarquer à n’importe quel moment. Il ne vit désormais que dans cette attente. Au fil de leurs échanges, ils vont devenir de plus en plus intimes. Mais deux désespoirs font-ils un espoir? Je vous laisse le découvrir.

Roissy
Tiffany Tavernier
Sabine Wespieser éditeur
Roman
280 p., 21 €
EAN : 9782848053035
Paru le 30 août 2018

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Roissy et dans les alentours.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Sans cesse en mouvement, tirant derrière elle sa valise, la narratrice de ce roman va d’un terminal à l’autre, engage des conversations, s’invente des vies, éternelle voyageuse qui pourtant ne montera jamais dans un de ces avions dont le spectacle l’apaise.
Arrivée à Roissy sans mémoire ni passé, elle y est devenue une « indécelable » – une sans domicile fixe déguisée en passagère –, qui a trouvé refuge dans ce non lieu les englobant tous. S’attachant aux êtres croisés dans cet univers fascinant, où personnels navigants ou au sol côtoient clandestins et laissés-pour-compte, instituant habitudes et rituels comme autant de remparts aux bribes de souvenirs qui l’assaillent et l’épouvantent, la femme sans nom fait corps avec l’immense aérogare.
Mais la bulle de sécurité finit par voler en éclats. Et quand un homme, qui tous les jours vient attendre le vol Rio-Paris – le même qui, des années auparavant, s’est abîmé en mer – tente de l’aborder, elle fuit, effrayée. Comprenant, à sa douceur et à son regard blessé, qu’il ne lui fera aucun mal, elle se laissera pourtant aller à la complicité qui se nouera entre eux.
Magnifique portrait de femme rendue à elle-même à la faveur des émotions qui la traversent, Roissy est un livre polyphonique et puissant, qui interroge l’infinie capacité de l’être humain à renaître à soi et au monde.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Libération (Alexandra Schwartzbrod)
Blog Les livres de Joëlle


Tiffany Tavernier présente Roissy © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« L’immensité du monde.
Sous la voûte du terminal 2E, je la perçois chaque jour. À côté de moi, un passager ouvre son PC, il doit être en avance, il ne regarde jamais le panneau d’affichage où s’inscrivent les numéros des vols. Flux de femmes voilées. Famille russe en errance. Six Japonaises, cheveux teintés roux, sortent d’un magasin Health & Beauty, bardées de sacs Sephora, Gucci, Yves Saint Laurent.
« Assurez-vous de ne pas oublier vos bagages, make sure that you have all your luggage with you. »
Peu d’enfants. Quasiment aucun groupe. L’atmosphère est au calme en ce matin de semaine. Un Noir, très élégant, pèse et repèse son énorme valise. Il n’en revient pas du poids qui s’affiche. Affalés sur des chaises, des Indiens somnolent, pieds nus en appui sur leurs bagages. Des hommes d’affaires discutent. La plupart feront l’aller-retour dans la journée. Escaliers roulants à ma droite. J’hésite. Pour rien au monde, je ne veux rater l’arrivée des passagers de l’AF 445 en provenance de Rio. Il vient d’atterrir, j’ai encore quelques minutes. Face à la sortie 8, un groupe d’hôtesses China Southern passe en riant aux éclats. Après, c’est le vide, comme si cette partie du terminal avait été évacuée. Le dôme du toit, immense, vient s’échouer quelques dizaines de mètres plus loin. Coque renversée sous laquelle je marche.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrent, je m’y engouffre. Capacité maximum: 26 personnes, 2000 kg. Derrière les vitres qui donnent sur un ciel gris, un bus Sheraton traverse l’autopont qui surplombe les terminaux. Il semble voler. J’appuie sur le bouton 0 des arrivées, me laisse glisser, visage collé à la vitre. L’autopont disparaît dans la descente. À l’étage inférieur, les bretelles d’accès deviennent le toit sous lequel cars de tourisme et vans privés se garent. Trois fois, je remonte, trois fois, je redescends. Les portes s’ouvrent à nouveau.
Un vigile entre.
«Vous montez ?»
Lui, je ne l’ai jamais vu. Je file sans répondre. Au bar de l’Espressamente, un Américain gueule dans son portable qu’il n’a aucune intention de revenir et qu’il n’est certainement pas prêt à… Sa voix se perd. Il a les larmes aux yeux. Je vire à gauche vers les seize portes vitrées de la plateforme des arrivées du 2E. Toutes sont recouvertes d’un film opaque.
Au-dessus, six téléviseurs retransmettent les données de chaque vol. Au centre, un écran plasma géant branché vingt-quatre heures sur vingt-quatre sur la chaîne LCI : inondation dans un bidonville d’Asie, deux hommes, l’air hagard, aident une famille à monter sur une barque, onze policiers égyptiens tués dans un attentat au Sinaï, un cuisinier soupçonné d’avoir mangé un chien. Hier, à la même heure, c’était la victoire surprise d’un tennisman dont je n’ai pu lire le nom : une femme a détourné mon attention. Les portes ont coulissé, elle s’est mise à courir vers un jeune garçon. Ils se sont pris dans les bras. Longtemps… sans jamais s’embrasser, ce qui m’a fait dire à Vlad que c’était peut-être son fils.
Vlad a secoué la tête. Il ne comprend pas que je m’intéresse à ces choses. Elles ne m’appartiennent pas. Mais alors rien ne nous appartient. Une fillette épuisée s’est réveillée en pleurant dans les bras de sa mère. Un couple brésilien l’a prise en photo. Peut-être à cause de sa robe à smocks (ces robes, me suis-je dit, ne doivent pas exister au Brésil). Le couple a fini par s’éloigner, les derniers passagers du vol à leur suite. C’était hier, cela. »

Extrait
« L’avait-il su par Liam, son frère à moitié dingue qui, lorsqu’il est en crise, voit parfois tout du passé ou de l’avenir d’une personne? Par Joséphine, qui, bien qu’obèse, trouve la force de sillonner, matin et soir, les aérogares, observant tout, voyant tout, au point que l’œil de Dieu, s’il existait, ne ferait pas mieux qu’elle, ou alors par lui-même, Josias, un de ces jours de dispute avec les siens où, pour se calmer, il lui faut faire sept fois le tour des terminaux, sans discontinuer? Peut-être était-ce cette fois où, comme il me l’a un jour confié, il m’avait surprise tard dans la nuit en train d’observer la valse des balayeuses sur les pistes, ou alors, le jour de mon arrivée, quand, épuisée, je m’étais endormie par terre dans le hall de la gare TGV. » p. 62-63

À propos de l’auteur
Tiffany Tavernier est romancière et scénariste. Née en 1967, elle est la fille de la scénariste Colo Tavernier et du réalisateur Bertrand Tavernier. Son premier roman, Dans la nuit aussi le ciel (Paroles d’aube, 1999 ; Points, 2000), retrace son expérience dans les mouroirs de Calcutta, à dix-huit ans. Depuis lors, elle n’a cessé de voyager de par le monde, notamment en Arctique, où elle situe son roman suivant, L’Homme blanc (Flammarion, 2000 ; Points, 2001). Après avoir publié chez Grasset (Holy Lola, en 2004, le roman inspiré par le scénario qu’elle écrivit pour son père avec Dominique Sampiero), au Seuil, aux éditions des Busclats (Comme une image, 2015, qui revient sur son enfance sur les plateaux de cinéma) ou chez Tallandier (une biographie d’Isabelle Eberhardt, en 2016), Tiffany Tavernier rejoint le catalogue de Sabine Wespieser éditeur. (Source : Sabine Wespieser éditeur)

Page Wikipédia de l’auteur 

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