[Ecriture] Aliquam Operam Magicam – Chapitre 5

Créatures de Cauchemars et Bijoux Infernaux

Tenaillée par sa peur, Thea réfléchit très rapidement. Elle ne pouvait rester à proximité de la maison de l’évêque au risque de le mettre en danger, mais il était hors de question qu’elle ne s’aventure trop loin dans les rues londoniennes. Sa méconnaissance du quartier lui serait fatale. Mais, entre sauver sa vie et celle de ceux qui lui avaient permis de s’en sortir, son choix fut rapidement fait. Elle n’avait pas le droit d’abandonner et mourir lui était tout aussi exclu. Voilà qu’elle devait partir combattre des créatures venues tout droit de l’Enfer, sur lesquelles elle ignorait tout, avec des moyens tout aussi fantasques.

Elle fit le choix de les éloigner de la petite masure. Ignorant si les créatures l’avaient ou non remarquée, si elles chassaient à l’odorat comme des limiers ou d’une autre manière, elle fit discrètement le tour de la maison et s’enfonça dans Southwark. Elle avait l’espoir de trouver un parc qui pourrait contenir les bêtes et réfléchir plus posément à la manière de les vaincre. Elle se rappela alors des difficultés à éliminer la première à laquelle elle avait eu affaire. Ce soir, il y en avait deux de plus, et elles semblaient tout autant décidées que la première pour intenter à sa vie.

Thea se questionnait. Qu’avait-elle bien pu faire pour mériter une telle attention ? Était-ce parce qu’elle avait assisté au massacre de son village et y avait survécu ? Peut-être parce qu’elle avait résisté au premier monstre ? Les questions étaient d’autant plus brûlantes qu’elle savait que les réponses lui étaient accessibles, mais désespérément hors d’atteinte.

La jeune artiste se mit à courir dès qu’elle eut atteint les pavés. Elle songea un instant à se diriger vers Saint-Paul en se rappelant que les créatures de l’Enfer ne pouvaient pénétrer dans un lieu saint, mais se ravisa. Elle n’était elle-même plus tout à fait sûre de ne pas avoir franchi la sacro-sainte ligne maintenant que ces drôles de capacités prenaient vie en elle. Était-elle, elle aussi, une créature de l’Enfer ? Ne le saurait-elle jamais ?

Sa ruse fonctionna. Bientôt, grognements et divers gargarismes se firent entendre derrière elle. Les bêtes la pourchassaient, ce qui ne fit qu’affirmer ce qu’elle imaginait. Tout d’abord, c’était bien après elle qu’elles en avaient et elles chassaient comme des animaux, à l’ouïe et à l’odorat. Ainsi, quoi qu’elle ne fasse, Thea ne pourrait échapper à ses poursuivants, pas tant que les talons de ses bottines claqueraient sur le sol.

La célérité de ses poursuivants se trouvait être exceptionnelle. Elle perdit très rapidement l’avance qu’elle avait gagnée. Prise de panique, elle se mit à réfléchir plus rapidement. Cette bataille ne pouvait avoir lieu au milieu de la rue, là où n’importe qui pourrait la voir. L’existence de ces bêtes ne pouvait, au grand jamais, être révélée. Il ne lui restait qu’une solution, elle devait accélérer. Et c’est ce qu’elle fit. Alors qu’elle pensait être arrivée au bout de ses capacités pulmonaires, l’adrénaline traversant ses veines lui octroya l’énergie dont elle manquait cruellement. La jeune femme gagna en rapidité et aperçu au loin, des arbres salvateurs.

Créatures toujours derrière elle, Thea gagna la sécurité des talus et se dissimula derrière un grand chêne. Elle ne comprenait pas d’où venait cette soudaine montée d’énergie et de vitesse, mais remerciait son arrivée opportune. Elle était ainsi parvenue à mettre un peu de distance entre son cauchemar ambulant et elle. Suffisamment pour se mettre à l’abri dans le bosquet.

Elle calma sa respiration et son cœur bondissant. Devait-elle risquer de se montrer en cherchant à savoir où étaient les créatures ? Devait-elle rester là, et attendre qu’elles la trouvent ? Thea n’avait jamais eu à se battre pour sa survie, et elle n’incluait pas dans ces calculs sa première expérience, où son instinct avait supplanté son intellect. Elle n’avait pas pour habitude d’agir de la sorte. Elle avait toujours tout intellectualisé, tout analysé. Chacune de ses décisions était le fruit d’une intense réflexion. Ce soir, elle ne pouvait se permettre de tergiverser. Chaque seconde qu’elle perdait à réfléchir en était une qui l’accompagnait inéluctablement vers la mort.

Ce n’est que lorsque son doigt se mit à chauffer que la jeune femme se souvint que sa bague était un phare rougeâtre au milieu de cette pénombre. Tout létal que soit le bijou pour ces créatures, il leur indiquait son emplacement avec plus de précision encore qu’une croix sur une carte au trésor. Elle cacha rapidement sa main dans son pardessus en espérant qu’il ne soit pas trop tard. Pourquoi n’avait-elle pas pensé à prendre une dague ou une épée, cela lui aurait permis d’au moins se défendre. Au lieu de cela, elle se trouvait une nouvelle fois avec pour seule arme son rubis. Contre une créature, peut-être aurait-elle pu faire la différence, mais contre trois… L’entreprise était perdue d’avance.

Les feulements se rapprochèrent. La conclusion de cette soirée était pourtant évidente, mais Thea ne pouvait s’empêcher d’espérer. Tout ce qui lui arrivait ne pouvait être le fruit du hasard. Son père avait l’habitude de lui dire qu’il n’y avait que rarement de concours de circonstances, que les actes des hommes étaient écrits quelque part. Elle trouvait ce fatalisme tout au plus distrayant et s’émerveillait de la capacité de cet homme érudit et athée à penser qu’une force supérieure était tout de même à l’œuvre lorsqu’il s’agissait de la destinée de ceux qui marchaient sur Terre. Peut-être avait-il raison ? Peut-être que ces créatures étaient placées sur son chemin parce qu’elle était apte à les vaincre. Ou que son temps était écoulé, qu’elle devait mourir ce soir. Elle avait déjà trompé la mort deux fois, serait-elle capable de réitérer cet exploit ?

Thea se rencogna dans la pénombre salvatrice de l’arbre. Elles se rapprochaient, indubitablement, et la jeune femme ignorait toujours comment leur faire face. Elle risqua tout de même un regard. Comment affronter des êtres dont on n’a pas étudié la trajectoire, c’était aberrant ! Son premier enseignement en escrime avait été de toujours étudier les mouvements de son adversaire avant d’attaquer soi-même. La recette du succès était l’observation et la compréhension de la méthode de son vis-à-vis.

Comme si elles étaient douées d’intelligence, les bêtes s’étaient séparées et chacune explorait une partie différente du parc. Thea pouvait y trouver son compte. Si elle parvenait à se montrer assez discrète pour attaquer les créatures les unes après les autres peut-être arriverait-elle à survivre. Pour cela, il faudrait aussi que les créatures meurent sans alerter ses consœurs, c’était une autre paire de manches.

C’était sa chance, son moment, si elle voulait survivre, c’était maintenant qu’elle devait agir. Elle repéra la créature la plus proche d’elle, prit une grande inspiration, sortit de l’ombre et se dirigea doucement vers elle. À cet instant, elle espérait qu’elle s’était trompée, qu’elles ne chassaient pas à l’odorat. Le cas échéant, elle venait de faire la plus grosse erreur de sa vie, surement sa dernière aussi.

Arrivant à pas léchés, elle hésita une seconde à quelques mètres à peine. Devait-elle enlever sa bague et la tenir à bout de bras pour toucher plus facilement le monstre, mais au risque de la perdre ? Ou la garder à son doigt, mais devoir s’approcher suffisamment pour que ça devienne dangereux. Cette réflexion était inutile. Elle serait de toute manière en danger, mieux valait ne pas prendre le risque de perdre sa seule arme létale.

Thea reprit sa route, cœur tambourinant au même rythme que la désormais célèbre Chevauchée des Walkyries de Richard Wagner, elle sortit la main toujours cachée dans son pardessus et inonda d’une lueur rougeâtre la créature de l’Enfer. Cette dernière hurla sa douleur et le plan de la jeune femme tomba à l’eau. Un tel cri avait forcément attiré les autres. Elle était désormais à leur merci.

La créature se retourna et frappa Thea de ses longues griffes. Rudement repoussée, la jeune femme perdit l’équilibre. Une longue estafilade apparut et trempa de sang le tissu léger de sa robe de chambre. La douleur fut fulgurante et répandit son venin dans ses veines. Une nausée lui tordit l’estomac, mais elle refusa que les spasmes la paralysent. Au lieu de quoi, elle serra les dents. Les autres allaient arriver d’une seconde à l’autre, elle pouvait encore se débarrasser de la première.

Thea déploya toute l’énergie de son corps meurtri pour se lancer à l’assaut du monstre aux yeux flamboyants. Elle évita d’un mouvement leste les griffes que son agresseur dirigea vers elle et braqua le faisceau lumineux sur le hideux faciès. La bête protégea son visage de ses mains et oublia le temps d’un instant la belle enfant dont elle devait prendre la vie. Ce fut largement suffisant, Thea sauta sur le monstre et apposa son rubis sur sa peau découverte, à plusieurs reprises.

Le brasier pris à chaque endroit touché. De grandes flammes bleues s’élevèrent et enveloppèrent le monstre hurlant. Dans un vrombissement, l’être fut complètement consumé, sa peau craquela en à de nombreuses reprises et commença à fondre. Des rayons bleus s’échappèrent des ouvertures et lui rongèrent l’épiderme. Quelques instants plus tard, il ne restait plus que des cendres qui voletaient sous le vent.

Épuisée et à bout de nerfs, Thea se retourna afin de faire face aux deux créatures restantes. Elles avaient désormais eu suffisamment de temps pour rejoindre le lieu du premier esclandre. Malmenée, la jeune femme dut une nouvelle fois se battre contre une attaque magique. Elle serra sa tête dans l’étau de ses bras, alors que son âme menaçait de s’enfuir de son corps. Dorénavant, elle savait qu’elle pouvait facilement contrer cette attaque, il lui suffisait de faire confiance en cette force étrange tapie au fond de son être, nonobstant la douleur qui la pétrifiait de ses crocs acérés.

Les créatures étaient maintenant assez proches pour qu’elle sente leurs haleines lui caresser le cou. Elle ne pouvait rien faire contre. Bientôt, les griffes lui trancheraient la gorge, mais elle restée prostrée sur les coups d’une souffrance contre laquelle l’on ne pouvait se prémunir. Dans un dernier élan, la jeune femme qui n’avait pas eu conscience d’être tombée à genoux, se laissa glisser en avant lorsque le courant d’air fatal lui avait ébouriffé la nuque et arrosa copieusement les deux monstres de son bijou.

D’un même mouvement, elles reculèrent en poussant un long râle. La pression sur l’esprit de la jeune artiste se relâcha et alors qu’elle put de nouveau respirer correctement, elle s’empressa de reculer, en prenant garde à maintenir le rayon lumineux sur les créatures. Thea était perdue. Si elle attaquait l’une des créatures et perdait de vue l’autre, il était pratiquement assuré qu’elle se fasse attaquer. Elle ne pouvait pas non plus fuir, elle serait rapidement rattrapée et mettrait en danger la population londonienne par la même occasion.

— Ne vous avais-je pas expressément demandé de ne plus sortir seule la nuit, miss Blackstone ?

Thea retint de justesse un sourire lorsque l’énigmatique jeune homme se plaça à ses côtés, l’épée pointée vers la créature à la gauche de la demoiselle.

— Eut-il donc fallu que je les laisse attaquer la maison d’un homme innocent pour convenir à vos exigences, monsieur ?
— L’auriez-vous fait ?
— En aucune manière, répliqua la jeune femme.

Elle entendu un léger rire.

— Le contraire eut été étonnant. Gardez votre bague pointée sur la marionnette pendant que je m’occupe de celle-ci, voulez-vous ?

Thea suivit sans bouder son plaisir les gestes souples qui menèrent la créature à sa perte. Son protecteur nocturne esquiva de justesse de nombreux coups de griffes, mais parvint à mener l’escarmouche. Il embrocha sa proie jusqu’à la garde de son épée. Il suffit d’un mouvement vers le haut et cette dernière s’embrasa comme sa sœur. Cependant, Thea n’imagina pas un instant que sa bague ne suffirait pas à arrêter la troisième bête. Muée par une volonté funeste, la créature fit fi de la blessante lumière, se pencha pour éviter le gros du rayon et attrapa la jambe la jeune femme. Elle tira violemment dessus et désarçonna Thea qui tomba à la renverse et se fracassa contre le sol dans une exclamation de surprise étouffée.

Le monstre profita de l’étourdissement passager de la jeune artiste pour se rapprocher d’elle. Dans sa confusion, Thea aperçut le visage de la bête se rapprocher lentement du sien. Sa gueule grande ouverte d’où émergeaient des crocs aussi grands que ceux des bêtes qu’avait côtoyées son père durant ses expéditions et dont il lui avait narré les caractéristiques. Un liquide épais et noirâtre s’échappait entre ses canines proéminentes et menaçait de s’écouler sur la pauvre robe de chambre qui avait suffisamment souffert pour la soirée.

Dans un ultime réflexe de survie, Thea appliqua le bijou sur la gorge de la créature. Le monstre cria et se recula vivement, suffisamment pour que Keith l’empoigne à la gorge et la dégage du corps de la pauvre enfant. D’un coup coléreux, il planta son épée dans le corps de son adversaire et recula jusqu’à la fichée dans l’arbre qui avait servi de protection à Thea quelques instants plus tôt. Dans un ultime râle, la dernière bête partit en fumée. Bientôt, il se resta plus qu’une orpheline éprouvée, un homme qui s’évertuait à la sauver dont elle ignorait tout, si ce n’est qu’il provoquait en elle des sensations jusqu’alors inconnues et une épée chevillée dans un vieux chêne.

Thea se redressa difficilement sur les coudes. Sa tête lui lançait, résultat d’une chute mal réceptionnée et de bien trop d’émotions pour une vie entière. Ce ne fut que lorsque son vis-à-vis se retourna et qu’il planta son regard dans le sien qu’elle se rendit compte qu’elle était en tenue de nuit, déchirée qui plus est, devant un homme qui n’était certainement pas son mari. Au comble de la honte, la jeune femme tenta de cacher sa pudeur dans les pans de son pardessus, mais il était trop tard, le mal était fait. Ses cheveux s’étaient détachés dans la bataille, sa robe était maculée de sang, il n’y avait plus aucun honneur qu’elle puisse tenter de préserver, si ce n’est celui de son esprit. Thea n’était pas folle et encore moins idiote. Keith avait déjà eu affaire à ses créatures, il savait parfaitement comment les vaincre et l’effet de sa bague sur elles. Il possédait les réponses à ses questions, et elle n’avait pas l’intention de le laisser s’enfuir une fois de plus avec.

Le jeune homme s’agenouilla devant elle et replaça doucement une mèche de jais derrière l’oreille de Thea. Elle se crispa face à ce geste à la fois doux et parfaitement déplacé. Tout comme la première fois, un long courant électrique parcouru le corps de la jeune femme lorsque la main masculine entra en contacte avec sa peau. Et si Keith avait lui aussi ressenti cet étrange phénomène, il se garda bien de le lui faire remarquer. Seuls ses yeux dont les pupilles se dilatèrent, marquaient son trouble. Thea ne s’étonna même plus d’être capable de voir des détails aussi minimes dans la pénombre du bois, plus rien ne pouvait la surprendre à présent. Elle avait compris qu’elle était spéciale, et que l’homme qui se tenait devant elle le savait lui aussi.

Keith attrapa la jeune femme par la taille et la remit debout. Chancelante, elle s’accrocha au bras tendu et se drapa dans son pardessus.

— Je vous assure que votre honneur est sauf, miss. Personne d’autre que moi n’aura connaissance des événements de ce soir.
— Et cela devrait me rassurer ? demanda-t-elle.

Un sourire indolent ourla les lèvres de son sauveur et Thea ne put s’empêcher de se demander quel effet cela aurait sur elle s’il les posait sur les siennes. Saisissant l’aspect extrêmement inconvenant de telles pensées, elle se fustigea immédiatement. Sa mère lui aurait surement rappelé que pareilles élucubrations étaient indignes d’une jeune femme de bonne naissance, ce à quoi Thea aurait répondu que fort heureusement pour elle, elle n’était pas de bonne naissance, ainsi, elle pouvait penser comme bon lui semblait. Mais sa mère n’était plus, et disparaissait avec elle, leurs disputes insensées.

Son comparse prit une brève inspiration et s’éloigna d’elle, laissant la fraîcheur nocturne prendre place entre eux. Frissonnante pour une raison qui lui était parfaitement inconnue, Thea regarda le ciel constellé d’étoiles en tentant de remettre de l’ordre dans ses pensées. Son esprit cartésien tentait encore de prendre le dessus et de lui édifier des théories scientifiques justifiant la présence de ses créatures, mais rien n’y faisait. Elle ne rêvait pas. Autant d’attaques, en si peu de temps, tant de phénomènes que rien ne puisse expliquer. Elle ne possédait pas tant d’imagination et même enfant elle n’aurait pu concevoir pareil phénomène. Force lui était de conclure qu’elle ne divaguait pas. Que ces choses que son compagnon avait appelées « marionnettes » s’étaient bel et bien présentées à elle, par deux fois.

S’armant du peu de courage qui lui restait ce soir, Thea tenta de question son sauveur.

— Vous semblez être coutumier de ces créatures. Puis-je savoir à quoi ai-je affaire ?

Durant un long moment, Keith resta muet, il s’évertuait à nettoyer son épée recouverte de la même substance épaisse que Thea avait vue dégouliner de la gueule béante du monstre qui avait élu domicile sur elle. Une vague de dégoût s’empara d’elle et une nausée fulgurante la plia en deux. Elle se mit à imaginer tout ce que la créature aurait pu faire d’elle avant de la laisser mourir. Un frisson glacial lui parcourut l’échine, le peu qui lui venait à l’esprit la révoltait.

Aux premiers chancellements, une galante aide lui fut apportée, mais Thea ne voulait pas de ce secours. Elle désirait ardemment les réponses à ses questions. Elle était fatiguée, percluse de douleurs, chahutée et persécutée. N’avait-elle pas droit au soulagement de sa curiosité ?

— Vous n’êtes décidément pas de la grande ville, miss. Vos bonnes manières ne parviennent à cacher l’esprit qui se cache derrière. Me diriez-vous pourquoi vous vous trouvez si loin de chez vous et seule ?
— Je ne vois pas en quoi mes origines servent le propos, répliqua Thea d’une voix acerbe, piquée au vif quant aux remarques peu avenantes de son vis-à-vis.
— Je vous laisse une dernière chance de satisfaire votre curiosité, tenta-t-il d’une voix douce.
— Mon histoire ne vous regarde en rien, monsieur.
— Dans ce cas, je crains ne pouvoir répondre à vos interrogations. Voyez-vous, vous n’êtes pas la seule à jalousement protéger vos secrets.

Ses intentions étaient limpides, Thea n’aurait pas de réponses si elle n’était pas prête à faire un effort et dévoiler une partie de ses origines. Après tout, était-il obligé de tout savoir ? Keith maniait peut-être parfaitement la psychologie inversée, mais Thea était habituée à converser avec d’éminents professeurs oxfordiens et à leur imposer sa manière de concevoir le monde, sous couvert d’un langage candide qui n’éveillerait aucun soupçon.

Keith s’apprêtait à rebrousser chemin lorsque Thea se décida à lui répondre. Les images de mort s’interposèrent à sa vision. Elle revit son père lui demander de partir sans se retourner, l’immense hache argentée briller à la lueur de la lune et s’abattre encore et encore alors qu’un froid surnaturel prenait possession de son cœur. Ses poings se serrèrent sans qu’elle ne s’en rende compte. Il n’y avait pas de coïncidence, ces créatures avaient forcément un rapport avec ce qui était arrivé à son village. Elle regrettait soudainement de ne pas avoir tué les trois elle-même, peut-être cela aurait-il pu soulager les hurlements de son âme meurtrie.

— Fort bien, répondit Thea en poussant un soupir fort peu gracieux, qui se souciait encore de la grâce au stade où ils en étaient ? Je suis originaire d’une petite bourgade non loin d’Oxford. Mes parents sont décédés il y a peu. J’ai juste… espéré pouvoir tenir une dernière promesse en leur honneur. C’est dans cette optique, que j’ai décidé de me rendre à Londres.
— C’est tout à votre honneur, miss Blackstone. Mais se rendre seule à Londres, pour une femme de votre condition, n’est-il pas un peu présomptueux ? Vous ne semblez pourtant pas être le genre de personne à prendre de décisions à la légère, me trompé-je ?

Pour la première fois de sa vie, Thea rencontrait un homme qui semblait la comprendre à la perfection et lire en elle comme dans un livre ouvert. Elle en était d’autant plus troublée que l’homme en question semblait s’échiner à lui sauver la vie chaque fois qu’elle en avait cruellement besoin. Était-ce pour cela que son père lui avait expressément demandé de rejoindre Londres et non Oxford où elle aurait pu trouver refuge chez l’un de ses collègues ? Son père savait-il qu’elle était différente, particulière ? Dans ce cas, pourquoi ne lui en avait-il pas parlé ? L’aurait-elle cru ? Certainement pas, mais il aurait fallu qu’elle se rende à l’évidence à un moment où à un autre, elle possédait des talents cachés.

— Peu importe, continua-t-il. Vous me parliez de votre village natal, proche… d’Oxford ? Comme ce village désormais si tristement célèbre, décimé par les Marcheurs d’Ombres. Comment se nommait-il déjà ?
— Appleton, répondit la jeune femme par réflexe.
— Oui, absolument, Appleton. Ce nom vous est donc familier ?
— J’ai simplement lu les journaux, monsieur. La nouvelle était, comme vous l’avez si justement fait remarquer, difficile à manquer.

Le ton acerbe de Thea était sans équivoque. Le jeu auquel s’adonnait son vis-à-vis n’était pas pour lui plaire. Un tel comportement était indigne d’un gentleman, si tant est qu’il en fût effectivement un. Après tout, il se promenait lui aussi la nuit.

— Je trouve amusant que votre arrivée coïncide parfaitement avec l’attaque de ce village.

Thea se crispa. La tournure que prenait cette conversation l’inquiétait de plus en plus.

— Je gage que vos allégations ne sont-là qu’une manifestation de votre impudence, monsieur. Comment, après tout pourriez-vous être au fait de la date de mon arrivée à Londres ?
— Oh, je sais beaucoup de choses, miss. Mais il ne s’agissait là que d’une simple déduction. Après tout, votre don a très rapidement fait le tour de la haute sphère artistique londonienne. Je doute qu’un tel talent ait pu passer très longtemps inaperçu. Ainsi, soit vous avez été d’une discrétion sans faille durant nombreuses années, au risque de nuire à votre renommée, soit, vous êtes ici depuis peu de temps.
— Ne se pourrait-il tout simplement pas que je décidasse de commencer à vendre que tardivement ?
— Je vous en prie, j’ai l’obligeance de tenir compte votre intelligence, pourriez-vous en faire de même avec moi ?

La pique atteint promptement sa cible. Keith semblait en effet aussi rompu qu’elle aux joutes verbales. Elle venait de trouver un adversaire à sa hauteur, dommage que le comportement de ce dernier n’interférait pas en sa faveur. Après tout, Thea elle-même était bien loin de ce que la bienséance attendait d’elle.

— Que voulez-vous ? demanda abruptement la jeune femme.
— La vérité, miss. Je ne peux vous aider si vous ne me dites pas la vérité.

Rien que cela, il souhaitait entendre la vérité. Et comment comptait-il l’aider ? Qu’est-ce qu’il possédait de plus que le père Raheem ? Il ne semblait avoir ni les titres, ni les ressources et encore moins l’influence dont elle aurait besoin pour mener à bien sa vengeance. Ce n’était qu’un bourgeois de plus, légèrement dandy, qui se plaisait à séduire les femmes par de belles paroles, vides de sens. Il ne pouvait pas l’aider, mais elle pouvait lui rendre la monnaie de sa pièce.

— Toutes les vérités ne sont pas toujours bonnes à entendre, monsieur. Mais vous aviez raison, mes parents sont bel et bien morts durant l’attaque des Marcheurs sur Appleton. Ils se sont sacrifiés pour que je puisse m’enfuir, tout recommencer, vivre mes rêves, que sais-je encore ? J’ai survécu à ces monstres alors que tous ceux que je n’ai jamais aimés et connus ont péri. Je vis avec la culpabilité, le désir de vengeance, mais je m’échine à faire ce que mes parents auraient souhaité pour moi. Alors certes, je n’aurais surement pas la chance de faire mes débuts cette année, ou toute autre chose d’ailleurs, mais je suis en vie et c’est le plus important. Êtes-vous satisfait maintenant ?

L’émotion étreignait la poitrine de Thea, les larmes lui montèrent aux yeux presque instantanément. Comme si, énoncer à voix haute les aléas de sa tragique existence les rendaient bien plus réels à ses yeux. Pour la première fois depuis qu’elle avait quitté Appleton, les traîtresses gouttes perlèrent. La première fut sans doute la plus douloureuse. Elle était le symbole que la jeune femme venait de lâcher prise devant un inconnu. Lorsque la seconde traça sa route sur sa joue, elle se remémora la félicité familiale perdue. À la troisième, ce furent ses rêves déchus qui voguèrent à l’orée de sa conscience. Après cela, elle fut incapable d’arrêter l’écoulement. Elle s’était retenue bien trop longtemps et ses émotions venaient de reprendre le contrôle de la manière la plus abjecte qu’il soit.

La jeune femme se détourna vivement et prit la direction de la sortie des bois avant d’avoir pu laisser le temps nécessaire à son compagnon d’infortune de lui répondre. Elle était fatiguée de ces jeux étranges auxquels on la forçait à participer. Tant qu’elle ne saurait pas de quoi il retourne, elle ne ferait plus rien. S’attendaient-ils à ce qu’elle prenne place sur cet échiquier géant comme un vulgaire pion au service de personnes bien plus puissantes qu’elle ? Certainement pas.

Keith ne la rattrapa que lorsqu’elle s’engagea sur Camberwell rd. Il saisit rapidement la jeune femme par le bras et la ramena avec lui sous la relative protection que leur offrait le parc. Thea tenta de se débattre contre cet assaut, mais plus elle s’agitait, plus l’étau de sa main se raffermissait. Il n’y avait aucun moyen qu’elle ne s’échappe avant qu’il ne lui ait dit ce qu’il souhaitait. Thea n’était pas sûre de pouvoir supporter plus de brusquerie pour ce soir, alors elle s’immobilisa, et attendit en serrant les mâchoires, afin qu’aucun des mots qui se formaient dans son esprit ne s’échappe de la prison de ses lèvres.

Avisant la brillance des yeux de la jeune femme, la résolution du dandy s’amenuisa. Il se saisit doucement de son menton et le remonta afin que ses yeux rencontrent les siens. Les picotements reprirent de plus belle s’épanouissant le long sa nuque et du reste de son corps. Toutes ses sensations devinrent plus fortes sur sa peau échauffée, Thea eut soudainement bien plus conscience du frottement du tissu de sa robe, de la douceur de la peau compagnon ou encore de la chaleur apportée par son corps. Sa respiration s’accéléra, son cœur battait de nouveau à tout rompre, pour une raison qui lui était parfaitement inconnue. Elle aurait voulu se dégager de cette prise déloyale, pourtant elle en était incapable, se contentant de garder son regard rivé à celui de Keith. Voilà qu’après son déchaînement d’émotion, c’était son corps qui refusait de répondre à l’impulsion de son cerveau.

Les mâchoires de Keith se serrèrent et sa main glissa le long de la gorge de la jeune artiste. Sa confusion s’imprima sur son visage lorsque ses sourcils se froncèrent et ses yeux s’écarquillèrent. Thea ignorait ce qu’il se passait dans la tête de son compagnon, mais cela lui semblait aventureux. Il ferma les yeux et inspira longuement. Voilà qui la rassurait, il semblait autant surpris par cette situation qu’elle ne l’était.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il dans un murmure tenu.

Thea se demanda s’il avait réellement prononcé ces mots, ou si ce n’était pas une illusion fomentée par son esprit fatigué. Après tout, il savait parfaitement qui elle était.

Lorsque la main se détacha de son cou, Thea prit conscience de la fraîcheur du monde qui l’entourait. Frissonnante, elle ramena les pans de son pardessus sur elle et croisa les bras sur sa poitrine. Un geste tout autant rageur que protecteur. Elle se doutait que cette conversation pourrait changer une bonne partie de son monde, et se devait de se préparer aux changements qui en découleraient.

— Les créatures qui vous attaquent sont ce que l’on appelle des « marionnettes ». Elles sont créées par les Marcheurs d’Ombres par le biais de rituels usant de magie noire et de corps d’humains décédés. Elles prennent vie grâce à la nécromancie, la magie de la mort, expliqua-t-il. Elles sont contrôlées par des Marcheurs, tout ce qu’elles voient, ils le voient aussi.
— Pour un peu, nous serions dans un roman de Mary Shelley.
— À ceci près que la créature de Frankenstein est douée d’intelligence. Les Marionnettes ne sont qu’un réceptacle pour l’Esprit des Marcheurs, sans lui, elles sont incapables du moindre mouvement. Ce ne sont que des enveloppes vides.

Thea n’était pas sûre de saisir le moindre mot, mais maintenant que les réponses venaient, elle n’allait pas rechigner sur les informations qui lui étaient fournies.

— Pourquoi s’en prennent-elles à moi ?
— Êtes-vous sûre que personne n’a remarqué votre fuite durant l’attaque ? s’enquiert-il ?
— Pour cela, il aurait fallu qu’ils aient connaissance de mon existence. Bien que…
— Je vous écoute ?
— Je n’ai pu me résoudre à partir. Je me suis mise à l’abri de tout regard, en haut d’une colline. Personne n’aurait dû avoir connaissance de ma présence. Mais j’ai ressenti…
— Oui ?
— Cette pression dans mon esprit, similaire à celle que ces créatures me faisaient endurer… Comme s’ils essayaient d’aspirer mon âme en dehors de mon corps. Je sais que cela parait absurde dit comme cela… Mais cette sensation est inscrite dans ma peau, marquée au fer rouge. Je ne suis pas sûre de pouvoir l’oublier un jour.

Keith pencha la tête sur le côté d’un air songeur et porta de nouveau le regard sur la femme qui se tenait devant lui. Tout, dans cette œillade montrait le vif intérêt qu’elle lui inspirait. Pourtant, Thea se sentait à ce point insignifiante, qu’elle ne remarqua pas la lueur dans ses prunelles pailletées d’or et de vert, elle n’y vit que le pâle reflet de celle qu’elle a un jour été et qu’elle ne sera sans doute jamais plus.

— Je suppose que c’est pour cela qu’ils s’intéressent particulièrement à vous. Vous leur avez échappé. Et vous êtes la seule depuis de nombreuses années à pouvoir vous targuer d’un tel exploit. Vous avez survécu à une de leurs attaques. J’imagine qu’ils doivent se sentir menacés. Si vous parlez, vous pourriez sauver de nombreuses vies.
— Qui me croirait ? demanda Thea au bord de la crise de nerfs.
— Moi je vous crois, miss.
— Parce que vous les avez vus, vous les avez combattus. Cette société est bien trop pudibonde et croyante pour imaginer que de tels faits puissent être possibles. Ils y verraient là l’œuvre du diable. Or, ce n’est pas le cas.
— Vous avez raison, la nécromancie est une affaire d’hommes usant de la magie et non de démons. Le véritable mal se trouve dans le cœur de ses mécréants.

Thea se fichait de l’implication du malin dans l’action de ces monstres, elle voulait comprendre pourquoi ils s’en étaient pris à son village. Il n’y avait rien qui justifiait une telle démonstration de rage. C’était un petit bourg fermier et prospère. À sa connaissance, aucun des habitants ne se livrait à la magie ou à toute activité liée au spiritisme, particulièrement en vogue dans certains cercles oxfordiens et londoniens. Il y avait bien cette pseudo voyante qui passait avec sa roulotte montée sur chevaux de temps à autre, mais rien de plus. Thea se souvenait que sa mère aimait s’y rendre pour qu’elle lui lise l’avenir dans le tarot. Mais la jeune femme n’avait jamais cru à ses boniments de vieille femme. Du moins, jusqu’à maintenant.

— Comment pouvez-vous être autant au fait de cette secte, monsieur ?

Il eut un petit sourire énigmatique qui fit frissonner la jeune femme. Comme un simple sourire pouvait-il contenir autant de promesses ?

— Je suis, au même titre que vous, un dommage collatéral de l’avidité des Marcheurs d’Ombres, miss. Et à ce titre, je me dois de vous demander de vous en tenir à l’écart.
— Je ne demanderai que cela, vous pouvez me croire. Mais que suis-je censée faire alors que vos « marionnettes » attaquent la maison de l’homme qui à la bonté d’âme de m’accueillir ? Les laisser tuer toute la maisonnée ?
— Votre courage n’a d’égale que votre intelligence, miss. Ainsi, je vous fais confiance quant à la marche à suivre en cas d’attaque. Tout ce que je peux vous assurer, c’est que vous n’aurez plus à souffrir de l’activité de ces créatures sous vos fenêtres de sitôt.

Son ton sonnait comme une promesse, et Thea se prit à y croire. Elle imagina un monde exempt de toutes les bizarreries qui avaient envahi son quotidien et sourit. Un sourire qui surprit son vis-à-vis, mais qui ne put qu’y répondre à son tour. Il se rapprocha doucement de la jeune artiste et prit de nouveau son visage en coupe. Le geste lui parut si naturel que la jeune femme ne parvint même pas à s’en offusquer. Au contraire, elle se prit à apprécier le fourmillement qui reprit de plus belle, le regard rivé au sien et la douce chaleur qui coulait dans ses veines. Elle ne demandait qu’à se liquéfier sur place et laisser cette folle candeur prendre possession de son être. Mais au fond elle, quelque chose la tient en éveil, comme une alarme qui lui rappelait constamment d’être sur ses gardes, qu’elle était en présence d’une personne bien plus dangereuse qu’il n’y paraissait. Après tout, n’était-il pas parvenu à mettre à mal ses marionnettes en quelques coups d’épée ?

Keith se mit soudainement à rire et secoua la tête.

— J’aurais dû me douter que vous ne me ne faciliteriez pas la tâche, ma Dame, murmura-t-il. C’est contrariant, mais puisqu’il le faut…

Keith approcha son visage de celui de la jeune femme. Cette dernière, malgré la langueur dans laquelle elle se trouvait, tenta de se soustraire à la prise, mais rien n’y fit. Ses forces l’avaient abandonné depuis bien longtemps. Le dandy posa son front sur le sien et approcha doucement ses lèvres des siennes. Il s’arrêta à quelques centimètres à peine. La charge de la journée s’abattit sur les épaules de la demoiselle. Elle se sentit fatiguée, éreintée, comme si toute force avaient décidée de la déserter. Sa vision se troubla et elle partit en arrière et fut rattrapée par une étreinte désormais familière.

À demi consciente, Thea sentit qu’on la soulevait et qu’on lui parlait, mais les mots s’envolèrent dans le fogg. Plus tard, elle fut déposée dans son lit. On la délesta de ses chaussures et de son pardessus et son dernier souvenir fut celui d’une main caressant doucement ses cheveux et de quelques mots qu’elle rêvât peut-être : « Dormez maintenant, je veille au grain. », avant de rejoindre les bras de Morphée.

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Tous 2, le roman de Testu est philosophique et spirituel à la fois