Razan Zaitouneh, malgré Justine Augier

Trop peu considérées, quelquefois trop modestes pour se mettre en avant, les femmes de lettres ne sont pas entendues à la hauteur de leur talent, et du besoin vital que nous avons de leurs œuvres (voir la page à propos).

Quelquefois pourtant, il est nécessaire de déconstruire certaines impostures, parce qu’elles sont des arbres qui cachent des forêts. Marie Darrieussecq s’est faite connaître en plagiant Marie N’Diaye. De même, avec De l’ardeur. Histoire de Razan Zaitouneh, avocate syrienne, Justine Augier étouffe et obscurcit tellement l’œuvre de son héroïne qu’elle la rend presque inaudible.

Razan Zaitouneh, malgré Justine AugierRazan Zaitouneh en 2005, © INA

Razan Zaitouneh est une avocate syrienne et militante des Droits de l’homme née en 1977, qui a admirablement documenté, chiffré et illustré la répression meurtrière de la révolution syrienne de 2011 à 2013, date de sa disparition dans des circonstances encore indéterminées. Justine Augier, en revanche, est la fille d’élus centristes parisiens partie travailler à New-York, « dans l’humanitaire », comme on dit aujourd’hui. La dernière rentrée littéraire a vu paraître, après quelques romans parus chez Stock, son « enquête » sur Zaitouneh, menée de l’extérieur de la Syrie, où elle ne s’est jamais rendue.

Justine Augier « rend justice » à Razan Zaitouneh, dit Télérama ; elle fait de Zaitouneh « une icône », renchérit Libération ; « un livre fort », dit Jérôme Garcin, qui ne sait jamais trop quoi dire. Faire connaître Razan Zaitouneh : l’intention est excellente sans doute… mais le résultat est déplorable. Dans ce livre, Razan devient une icône, oui, une icône de la libéral-démocratie occidentale martyrisée par la barbarie musulmane : bienvenue dans les chansons de geste du Moyen Âge.

Si Augier s’est documentée, c’est surtout pour tirer de ses sources les récits de torture les plus effroyables et les plus terrorisants possibles. Avec succès, puisque ce livre m’a donné des cauchemars, et que je ne suis pas le seul. Comme on l’a déjà remarqué avant moi, ces récits ne sont pas indispensables à la biographie de Razan. Ils ne servent qu’à traumatiser lectrices et lecteurs pour les priver de jugement critique.  Or n’est-il pas vital que, même et surtout pour comprendre les situations les plus tragiques, la « communauté internationale » (ou ce qu’il en reste, disons la république des femmes et hommes de lettres) conserve sa lucidité ? L’éditrice de Poezibao Florence Trocmé disait justement, le 20/02/18 : « malin, pervers parfois, est l’écrit qui se veut engagé, en réaction à tel ou tel drame. Ils ne sont pas rares ceux qui ont tenté des propositions à Poezibao, pensant que sur de tels sujets, un refus ne serait pas imaginable. Eh bien, si ! » Car Florence Trocmé refuse de se laisser entièrement conquérir par le traumatisme : au contraire, Justine Augier n’oppose même pas de résistance.

Razan Zaitouneh, malgré Justine Augier

Plusieurs fois Augier envisage le retour miraculeux de Zaitouneh, mais même au terme de trois cent pages d’enquête, elle avoue qu’elle n’aurait aucune question de fond, de question sérieuse, à lui poser. « Les questions qui me viennent sont irrémédiablement des petites questions — est-ce que oui ou non elle sait nager ? A-t-elle lu Michel Seurat ? Comment a-t-elle passé son temps ? Rêve-t-elle toujours d’aller en Italie ? » (p. 299). Ni Razan Zaitouneh, ni d’ailleurs Michel Seurat (un sociologue libanais), ne sont abordés par Augier comme des êtres pensants, mais seulement comme des corps traumatisés, à consoler éternellement. L’enquêtrice appelle l’avocate syrienne par son prénom, Razan, comme on s’adresserait à une enfant. Il semble impossible pour Augier d’envisager que Zaitouneh ait pu être à la fois traumatisée et pensante, brillante intellectuelle et mortellement engagée en Syrie. Je ne peux m’empêcher d’y voir le symptôme du fait que la famille politique d’Augier (UDI, Modem, LREM) est une famille qui a abandonné les intellectuels, pour gouverner sans s’embarrasser de discours critiques. Il est tout naturel que Justine Augier soit publiée dans une maison d’édition dont la présidente est aussi notre ministre de la culture. Et si Zaitouneh revenait, Zaitouneh la révolutionnaire, elle dirait sans doute à Justine Augier ce que les femmes disent aux hommes depuis que le féminisme existe : écoutez-nous un peu au lieu de nous vénérer.

Augier a certes lu Zaitouneh. Elle nous renvoie d’ailleurs, à la fin du livre, vers un site qui propose quelques textes d’elle, traduits en anglais : http://www.razanwzaitouneh.com. Mais ces textes mêmes, elle les traite comme des reliques d’une sainte martyr, non comme l’œuvre d’une autrice. Un exemple. Lorsque Zaitouneh devient avocate, elle accroche un portrait du zapatiste Che Guevara au-dessus de son bureau : voilà une limpide profession de foi d’intellectuelle communiste. Mais Augier, l’Occidentale, refuse d’y voir plus qu’un caprice : « Razan accroche un portrait du Che au-dessus de son bureau, pour faire bonne mesure » (p. 44). En somme Justine Augier nous invente une « Razan » démocrate-libérale occidentalisée que Zaitouneh, tiers-mondiste marxiste, n’est certainement pas. Le reproche qu’Augier formule à propos de la soeur de Zaitouneh pourrait s’appliquer à elle-même : « elle recompose, monte, fait des films, présente au monde une figure héroïque, tout en cohérence » (p. 288).

Razan Zaitouneh, malgré Justine AugierRazan Zaitouneh, © AFP

À propos de Syrie, on consultera avec beaucoup de profit certaines sources de Justine Augier, dont elle-même n’a malheureusement rien tiré de bon, et en premier lieu l’article du photographe Saïd al-Batal datant de 2015, chez l’Express. On apprendra aussi beaucoup dans le film documentaire Our terrible country, du photographe Zoad Homsi et de l’intellectuel Mohammad Ali al-Atassi (2014).

Ailleurs : Lire, dit-elle a trouvé ce livre « original », ce qu’il n’est pas ; La Critique Est Aisée le trouve « universitaire », ce qu’il est encore moins ; mais Bricabook et Justine-is-reading ont senti comme moi qu’il ne s’agissait pas tellement de Razan Zaitouneh dans ce livre, et qu’on passait à côté de ce qu’elle avait à nous dire. La meilleure source pour connaître Razan Zaitouneh reste elle-même :

http://www.razanwzaitouneh.com


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Tous 2, le roman de Testu est philosophique et spirituel à la fois