Interview : Nina Jacqmin et Cyril Legrais (Les ruines de Tagab)

Interview : Nina Jacqmin et Cyril Legrais (Les ruines de Tagab)

Suite à mon récent coup de cœur pour l’album Les ruines de Tagab paru aux éditions Les Enfants Rouges en décembre dernier, j’ai eu le plaisir de pouvoir poser quelques questions aux deux auteurs, Cyril Legrais et Nina Jacqmin, qui ont gentiment accepté de se prêter au jeu. Un grand merci à tous les deux!

Vous pouvez retrouver ma chronique sur cette bande-dessinée par là.

  •  Pouvez-vous nous raconter votre parcours à tous les deux ainsi que votre arrivée dans l’univers de la bande dessinée ?
Nina : J’ai fini mes études artistiques en 2012, à Saint-Luc Bruxelles en section bande dessinée. Ensuite ça a été un peu compliqué, j’ai essayé de faire une bande dessinée toute seule mais le scénario était plutôt mauvais!
Puis, j’ai travaillé 7 mois dans un bar et j’ai fini par suivre une formation de graphisme pendant 1 an, durant laquelle j’ai envoyé quelques projets de bande dessinée aux éditions en collaboration avec différents scénaristes. Et c’est pendant mon stage en graphisme que j’ai reçu mon premier contrat d’édition.
J’ai donc passé 9 mois à travailler sur mon premier album La tristesse de l’éléphant. Cyril : Pour ma part, je suis diplômé d’une licence de philosophie, d’un master 2 en scénario et je termine l’Atelier scénario de la Fémis, une formation qui accompagne l’écriture d’un long-métrage en un an. L’envie d’écrire des scénarios m’est venue avec la découverte de la bande dessinée. J’en lisais lors de mes vacances d’été, dans un camping où nous allions tous les ans. J’ai lu, relu et relu encore les mêmes albums avec le plaisir croissant de retrouver les héros, les univers, les histoires que j’avais laissés l’été d’avant. Mon intérêt n’a jamais faibli depuis et je me suis attelé à l’écriture de mon premier scénario avec l’envie immédiate que ça devienne une bande dessinée. Ce scénario est devenu Les ruines de Tagab. C’est mon premier album.
  •  Comment est né le projet Les ruines de Tagab
Nina : Ce projet faisait partie des différents dossiers que j’ai envoyé aux éditeurs lors de ma formation de graphisme. L’éditrice de mon premier album a repéré mon nom sur le dossier et a décidé de se lancer dans l’aventure avec nous. Cyril : J’ai écrit le scénario en 2012. Je me suis mis en quête d’un dessinateur, notamment sur le forum de Café salé (cfsl.net) où j’ai découvert l’annonce de Nina qui cherchait des projets à dessiner. Nina avait déjà un blog et j’ai donc pu découvrir ses dessins. J’ai tout de suite vu que nous avions des points communs, elle avait le goût des histoires humaines tortueuses, et les planches qu’elle présentait me plaisaient. Je lui ai donc transmis le texte qui lui a plu. Nous avons alors conçu un dossier avec quelques planches de storyboard et quelques planches dessinées. Les premiers envois aux éditeurs ont été infructueux jusqu’à ce que Nathalie Meulemans des Enfants Rouges me réponde positivement. Entre temps, Nina avait déjà signé un contrat avec Les Enfants Rouges pour La Tristesse de l’éléphant, sur un scénario de Nicolas Antona, et Nathalie aimait beaucoup son travail. Je crois que, au-delà de son intérêt pour l’histoire, ça a vraiment joué en faveur du projet ! J’ai rencontré Nathalie lors d’un salon du livre. Elle m’a fait quelques retours sur le scénario. Une fois retravaillé, nous nous sommes lancés dans la réalisation. Nous étions alors en 2016, 4 ans après le début de l’écriture. La genèse a été longue mais ça valait le coup de prendre son temps !
  •  Dans quelle circonstance s’est effectuée votre rencontre? Comment s’est déroulée votre collaboration sur cet album? 
Nina : J’ai rencontré plusieurs scénaristes en postant un petit texte et quelques planches que j’avais faites à l’école sur un forum d’art. Cyril était l’un d’eux 🙂 Il habite à Paris et moi à Bruxelles donc nous nous sommes rencontrés seulement une fois l’album bien entamé! Cyril : J’ai découvert le travail de Nina via le forum du site Café Salé (cfsl.net). Elle sortait de l’école et recherchait des projets à présenter aux éditeurs. Moi j’étais à la recherche d’un dessinateur pour mon premier scénario. Je m’estime très chanceux parce qu’il est beaucoup plus commun que des scénaristes cherchent des dessinateurs que l’inverse. J’ai retrouvé le tout premier mail que je lui ai envoyé, il date du 31 octobre 2013 et pourtant nous ne nous sommes pas retrouvés l’un en face avant début 2017 ! La collaboration s’est fondée sur un très grand nombre d’allers-retours. Nous voulions produire vite et pour cela il fallait que notre engagement soit entier et réciproque. L’éditrice s’est elle aussi beaucoup impliquée, notamment dans le découpage, ce qui nous a fait gagné un temps fou. Au final, Nina est parvenue à dessiner 124 plages en un peu plus de douze mois.
  •  Le traumatisme de Damien et les conséquences que cela engendre sur ses rapports avec sa famille sont au cœur de ce récit. Sur quoi vous êtes-vous appuyés pour restituer avec justesse le mal-être et le mutisme du héros ?
Nina : Je pense que Cyril répondra mieux que moi à cette question. Mais personnellement, je pense que mon point fort se trouve dans l’émotion de manière générale. J’ai beaucoup de difficulté dans tout ce qui est action et scène de guerre mais j’espère que l’émotion a pu prendre le dessus sur tout ça! Cyril : Je suis d’abord très content que vous trouviez que le mal-être et le mutisme de Damien sont restitués avec justesse. Cela peut paraître étrange, mais je me suis appuyé sur ma propre histoire. Ce mal-être et ce mutisme, je les connais bien et je les crois partagés par un grand nombre de personnes qui n’ont pourtant pas fait la guerre. Ils sont le lot de ceux dont le rapport au monde a été déréglé par un drame, pour qui les mots ne seront jamais assez justes s’il leur fallait dire ce qu’ils ressentent, pour qui même le dire représente une prise de conscience encore trop douloureuse. Le problème, c’es que l’on peut mourir avec ses tabous et qu’entre temps, ils se transmettent aux générations futures. J’avais vu un documentaire magnifique au cours de mes études, Les vivants et les morts de Sarajevo, de Radovan Tadic, tourné pendant le siège de Sarajevo entre 1992 et 1993. Une psychiatre y racontait que les traumatismes passaient silencieusement d’une génération à l’autre et qu’il pouvait resurgir des décennies plus tard. Si cette remarque s’appliquait aux traumatismes de guerre, je la trouve également adaptée aux drames individuels. D’autant plus que la guerre est toujours un événement de l’intime. Les gens de ma génération ont, pour beaucoup, des proches qui ont participé à des conflits. L’un de mes grand-pères a fait la guerre d’Algérie par exemple.
  •  Les scènes évoquant la vie militaire en Afghanistan sont parfois très dures. Quel était votre but en abordant ce sujet difficile?
Nina : Cyril m’a un jour expliqué qu’il avait un ami qui a fait son service militaire en pensant aider les gens et qui a été extrêmement déçu par ce qu’il faisait en réalité. Je pense qu’on ne se rend pas toujours compte (et moi non plus sûrement) à quel point certaines images et certaines situations peuvent traumatiser. La dureté de faire partie d’un groupe d’hommes très fiers et très machos était aussi un des sujets que nous voulions aborder. Le fait de se retrouver jour et nuit avec des gens qui n’ont pas le même état d’esprit que nous peut parfois être plus dur que la solitude. Cyril : Je voulais parler du corps militaire et de la violence qu’il inflige à l’individualité. Au-delà de celle, évidente, des conflits armés, il y a la brutalité des rapports dans des espaces exigus, l’obligation morale d’épouser l’esprit de corps. Je crois que cette dernière expression est à prendre au pied de la lettre parce qu’il est beaucoup plus difficile d’échapper au consensus quand on vit dans une proximité forcée. Il y a bien sûr la communauté positive que créent les temps de guerre, la camaraderie indéfectible, la bravoure. Je voulais en aborder le négatif parce qu’il me semble être la condition nécessaire à la guerre. Qu’advient-il dans un conflit lorsqu’une voix différente des autres s’élève et rappelle à chacun qu’il est en mesure de penser par lui-même ? Soit il y a réveil des consciences et trêve momentanée ou définitive, soit le groupe tente d’étouffer cette voix. C’est ce qu’il se passe dans Les ruines de Tagab. Ce n’est d’ailleurs pas propre à la communauté militaire. C’est un phénomène qui touche toutes les communautés, même si la violence des soldats est à la mesure de celle qu’ils vivent au front, d’autant plus dans un conflit comme l’Afghanistan où l’ennemi est flou et ou, c’est mon hypothèse, les hommes se rassemblent autour d’un esprit de corps d’autant plus fort.
  •  Dans cet album, l’alternance crayon et bichromie est particulièrement réussie pour mettre en relief les hallucinations du soldat et sa mission en Afghanistan. De quelle manière avez-vous abordé graphiquement cette bande-dessinée? Qu’est-ce qui vous a donné le plus de fil à retordre ? 
Nina : J’avais déjà un peu d’expérience avec le crayon, mon premier album était fait entièrement avec un critérium gris, rouge et bleu. C’est un outil que j’aime énormément et qui me permet de créer des ambiances très différentes. Ici, on a décidé que la couleur servirait à bien comprendre les différentes temporalités de l’histoire et nous avons choisi une couleur sable en référence au désert d’Afghanistan qui s’intensifie dans les délires du soldat. Contrairement à ce que je pensais, je me suis beaucoup amusée à faire les différents décors du scénario! J’ai eu pas mal de difficultés avec la justesse des armes, des véhicules et des uniformes militaires. Mais j’ai pensé très fort en les dessinant que ce n’était pas le sujet de l’album pour me consoler haha. Cela m’aura au moins permis d’aborder un sujet que je ne connaissais pas trop et de m’améliorer dans ce domaine.
  • Quelle a été votre réaction quand vous avez découvert les premières planches de Nina?
Cyril : J’étais très content ! C’était la première planche, que je trouve très réussie et qui donne déjà toute la mesure du talent de Nina. Elle a cette grande qualité de voir clair dans le texte et de mettre en image les intentions, de les affermir ou de les réajuster. Il y a tout un tas de cases où ses inventions ont donné une très grande profondeur à ce qu’il s’y passait. Et puis, il y a toujours quelque chose de magique dans la métamorphose des mots en images. C’est pour cette magie que j’écris des scénarios !
  • Quelles sont vos influences en bande-dessinée?
Nina : J’ai lu beaucoup de BD franco belge classique et de mangas quand j’étais plus jeune. Je pense que les albums de Comes ont été mon premier pas vers la bande dessinée plus adulte. J’aime beaucoup le dessin de Loisel, de Manu Larcenet et de Tony Sandoval. Mais je pense être beaucoup plus inspirée par le cinéma que par la BD en elle-même. Cyril : J’adore Manu Larcenet, Joann Sfar, Tardi, Baudoin… Tous ces grands auteurs qui ont amené beaucoup d’intime dans la bande dessinée, qui en ont fait la matière de leur oeuvre.
  • Des projets à venir? Avez-vous prévu de retravailler ensemble? 
Nina : Pourquoi pas une autre collaboration dans quelques années! En attendant je suis sur un projet biographique sur la vie d’Agatha Christie et dans un futur plus lointain, j’espère pouvoir travailler sur un projet un peu plus fantastique et plus sombre mais je vous avoue que rien n’est encore fait donc je préfère ne pas trop m’avancer…
En tout cas pour ce qui est d’Agatha Christie, il s’agira d’un album plus classique, avec une coloration à l’ordinateur uniquement! En tout cas j’ai hâte de m’y mettre! Cyril : Je coécris actuellement une série de podcasts de fiction pour France Culture et je développe un long-métrage accompagné d’un réalisateur. Avec trois autres auteurs, nous essayons également de faire produire une série carcérale pour la télévision. Je prépare enfin un nouvel album de BD en coécriture pour lequel je suis encore à la recherche d’un dessinateur et d’un éditeur. Nous n’avons rien de prévu avec Nina mais je lui ai déjà dit que je souhaitais à nouveau collaborer avec elle. Il ne me reste plus qu’à écrire !

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