"Que de vilenie en ce monde. Que de lâcheté devant la mort. Et que de suffocante beauté dans l'accomplissement inéluctable du désastre".

Après nous avoir emmené en Corse pour un véritable western, avec "Orphelins de Dieu", Marc Biancarelli nous propose en ce début d'année un nouveau voyage. Mais, on délaisse les maquis de l'île de Beauté et même les rivages de la Méditerranée pour un périple bien plus lointain. Et bien plus périlleux, encore. Direction l'Australie, ou plutôt un archipel bien peu accueillant au large des côtes australiennes. S'inspirant d'une histoire vraie, Marc Biancarelli signe une fresque dure, violente et pourtant, d'une âpre beauté avec "Massacre des Innocents" (en grand format chez Actes Sud). Et le mot fresque est choisi à dessein, car la peinture, et particulièrement la peinture flamande tient une place importante dans ce roman d'aventures, aussi bien au sens propre, puisque le titre du livre lui-même renvoie à une fameuse toile, mais aussi parce que la construction du roman fait penser à une exposition... Le style riche, presque lyrique, de Marc Biancarelli est toujours présent, moins sec que dans son précédent livre, mais avec la même puissance évocatrice qui nous transporte sur l'archipel Abrolhos de Houtman (sortez vos atlas !) en plein XVIIe siècle...
Construit en 1628, le Batavia, un trois-mâts affrété par la puissante Compagnie néerlandaise des Indes orientales, a quitté l'Europe à la fin du mois d'octobre de cette année pour un voyage inaugural qui doit le mener dans les territoires d'Asie dirigés par les Néerlandais. Les principaux objectifs sont commerciaux, bien sûr, mais aussi un certain nombre de passagers devant s'installer dans ces colonies.
A la barre, le capitaine Jacobz. Mais, le véritable maître du navire après Dieu, c'est François Pelsaert. Il est le subrécargue du Batavia, c'est-à-dire le représentant de la VOC, la Compagnie néerlandaise des Indes orientales. A ses côtés, un intendant adjoint, Jeronymus Cornelisz, qui a récemment rejoint les rangs de la Compagnie.
Jusqu'au Cap, tout se passe bien, le Batavia fait partie d'une flotte de plusieurs navires commerciaux qui suivent cette route maritime de plus en plus fréquentée. Mais ensuite, une fois l'Afrique laissé derrière lui, les choses se gâtent. Au début du mois de juin 1629, le voyage va prendre une toute autre tournure...
Laissant les autres navires de la flotte qui prennent la direction de l'Inde, le Batavia prend une route plus au sud, habituelle pour un bateau se rendant à Java. Mais une erreur de navigation se produit et le nouveau fleuron de la VOC fait naufrage sur un récif de corail, situé au large de la côte ouest australienne, un endroit qu'on appelle Morning Reef, près de Beacon Island, une des îles des Abrolhos de Houtman.
Le choc est violent, le navire est irrémédiablement endommagé et on compte déjà un important nombre de victimes. Une partie de l'équipage et des passagers parvient à s'extraire de l'épave, mais se retrouve coincé sur ce récif bien inhospitalier, bientôt rebaptisé le cimetière, tandis que d'autres sont encore à l'intérieur, prisonniers d'un bâtiment à l'agonie.
Une grande partie des provisions est perdue, il n'y a pas d'eau et sans doute bien peu de nourriture sur ce récif. L'exploration des alentours montrent qu'il y a plus de végétations sur certaines îles voisines, mais sans doute pas de quoi permettre de faire vivre tous les survivants. Quelques jours après le naufrage, Pelsaert décide de partir chercher du secours avec quelques hommes et quelques passagers.
Derrière lui, il laisse près de 200 personnes qui vont devoir vivre tant bien que mal en attendant qu'on viennent les délivrer de cet endroit hostile... Parmi eux, son second, Cornelisz, un temps bloqué à l'intérieur de l'épave. Hiérarchiquement, en l'absence du capitaine et du subrécargue, qui ont quitté l'archipel, il est le chef des rescapés.
Et très vite, cet ancien apothicaire au passé bien trouble, va diriger cette colonie improvisée d'une main de fer. Les règles en vigueur sont les siennes et celles de ses sbires, qui possèdent les armes et n'hésitent pas à en faire usage. Cornelisz et ses hommes terrorisent le reste des survivants et commencent même à en massacrer une partie...
Face à lui, se dressent quelques hommes, à la tête desquels se trouve un soldat, Weybbe Hayes (je reprends l'orthographe du roman, on pourra en trouvé une autre pour le prénom de cet homme). Ils sont désarmés, mais, parti en quête de ravitaillement sur une autre île, ils ont trouvé de quoi manger et surtout de l'eau potable...
Entre les deux camps, débute alors une véritable guerre, avec des moyens rudimentaires, c'est vrai, mais d'une grande violence. Chacun des camps se montre impitoyable à sa manière, la force brute et aveugle d'un côté, la ruse et la légitime défense de l'autre. Hayes et ses amis cherchent un moyen de faire plier Cornelisz, avant qu'il ne massacre tous ceux qu'il a mis sous sa coupe...
Et en particulier une femme : Lucretia Jansdochter, appelée aussi par son diminutif, Creesjie. Elle est certainement, parmi tous les passagers et membres d'équipage du Batavia, celle qui occupe le plus haut rang social. Elle partait pour Java retrouver son riche époux, qui est négociant dans toute la vaste région pacifique.
Sa beauté et son évidente prestance en ont fait une cible idéale pour un Cornelisz qui affiche de plus en plus sa folie des grandeurs. Il se rêve roi de Morning Reef, et sans doute de tout l'archipel, et il a besoin, à ses côtés, d'une reine digne de lui. Creesje est "l'épouse" idéale, ce qu'elle accepte à contre-coeur, pour éviter de nouveaux drames. Mais aussi, essayer d'influencer l'intendant, gorgé de son importance nouvelle...
Voilà donc l'histoire que nous raconte Marc Biancarelli. Soyons bien clairs, il ne s'agit pas d'un documentaire historique, mais bien d'un roman, d'une fiction inspirée par ces événements. Et, si l'on retrouve dans "Massacre des Innocents" l'essentiel des faits tels qu'on les connaît, l'auteur retravaille les situations et fait des protagonistes de ce drame de vrais personnages.
Il fait de ce naufrage et de la mutinerie qui suit un récit romanesque digne des grands romans maritimes, avec son lot de personnages à noms fleuris, gueules tordues, les justes et les méchants. On n'est pas loin d'assister à un western sur ces îles minuscules, sur lesquelles on ne peut pas vivre, dans une région que l'on connaît encore très mal.
Il reprend d'ailleurs des archétypes de ce genre, avec le héros sans peur et sans reproche (enfin, pas tout à fait, on va y revenir) et le méchant cruel et déterminé. Entre eux, une femme, qui n'est pas l'unique enjeu de cette lutte à distance, mais qui attise cette rivalité où la pitié n'a pas sa place. Hayes et Cornelisz n'auront cesse d'abattre cet ennemi devenu soudainement intime, eux qui ne se connaissaient pas quelques jours plus tôt.
Ce qui est troublant, c'est le parcours de ces deux hommes qui est exactement inverse. Biancarelli nous raconte la vie de ces deux hommes que tout sépare et qui se retrouvent face à face, à l'occasion d'un drame déjà terrible, sans que la folie humaine vienne s'y greffer. Deux trajectoires dirigées à l'opposé l'une de l'autres.
Alors que Hayes, ancien soldat qui a connu la guerre et ses horreurs, est parti vers l'Asie en quête d'une rédemption qui semble bien fragile, Cornelisz, lui, s'éloigne un peu plus chaque jour de son paisible destin d'apothicaire, d'époux et de père. Alors que Hayes porte en lui les monstruosités dont il a été témoin ou qu'il a commise, Cornelisz poursuit une descente aux enfers sans retour possible.
C'est un manichéisme assumé que l'on a là, mais qui correspond assez bien aux faits. Pour ce qui est des parcours des deux rivaux, là encore, il est important de rappeler qu'il s'agit d'un roman, certes étayé par des éléments historiques, mais Biancarelli conserve une marge de manoeuvre littéraire, afin de mettre en scène ces deux destins qui se croisent dans ce déferlement de violence.
Creesje, malgré les horreurs auxquelles elle est confrontée, malgré le sort que lui réserve Cornelisz, ne se résigne pas. Au contraire, son rôle est essentiel dans cette histoire et son courage remarquable. Au milieu d'un groupe de brutes épaisses enivrées de violence et gorgées de leur pouvoir nouveau acquis les armes à la main, mais avec une grande lâcheté, elle est un personnage lumineux.
L'histoire du Batavia, c'est donc aussi l'histoire d'une mutinerie qui va prendre un tour assez extraordinaire. Je ne vais pas développer, mais on comprend que, si l'occasion a fait de Cornelisz un terrible larron, ce qui s'est passé était déjà en germe avant le naufrage. Pour qu'il y ait mutinerie, il faut des officiers et des supérieurs à abattre et à destituer.
Et il faut bien reconnaître que, à côté des trois personnages centraux que je viens d'évoquer, ils font bien pâle figue... Jacobsz comme Pelsaert sont des êtres falots, sans autorité ni grand courage. Et l'on pourrait même évoquer leur 'absence de) compétence... Il n'y a pas de William Bligh sur le Batavia, et c'est justement sans doute cette faiblesse insigne du subrécargue qui va conduire à la mutinerie.
il n'y a pas non plus de Fletcher Christian, en tout cas, pas là où on l'attend. Oui, j'évoque le Bounty, qui est une référence naturelle lorsqu'on pense mutinerie sur des navires voguant dans ces régions du globe. Comme pour le Batavia, c'est une histoire vraie qui est passée à la postérité à travers les fictions qu'elle a inspirées.
Bligh y apparaît comme un tyran que Christian, intègre et juste, renverse pour le bien de la majorité de l'équipage. Sur le Batavia, c'est un peu l'inverse qui se produit : les mutins n'ont rien de justiciers, tout au contraire, et c'est finalement au sein des passagers que va surgir un Christian, en l'occurrence Hayes, dont l'expérience militaire sera un indéniable atout.
Mais, les notions de bien et de mal sont sacrément mises à mal quand on lit "Massacre des Innocents". Car c'est d'abord la cruauté qui domine. Elle est partout, ou presque. Ceux qui incarnent le bien y recourent comme ceux qu'on qualifiera de méchants. En cette époque, on châtie impitoyablement les coupables et la justice elle-même, idéal si noble, se pare volontiers de cruauté, quand elle le juge nécessaire.
Oui, c'est un monde violent que l'on découvre, ce qui n'a rien de surprenant, Jan Coen, qui dirige alors les territoires néerlandais des Indes orientales étant lui-même un homme cruel, voire sadique (on l'avait déjà croisé dans "la Guerre de la noix muscade", de Giles Milton). On a donc une histoire effroyable, y compris une fois la mutinerie matée...
Marc Biancarelli n'épargne aucun détail, cela fait partie de son style, de sa manière de racontée les histoires. Son écriture, si visuelle, si riche, moins sèche, je l'ai dit, que dans "Orphelins de Dieu", mais c'est sans doute dû au contexte sensiblement différent, est un bonheur de lecture. Il faut dire qu'il a derrière la tête un projet assez dingue, défi remarquablement relevé, je trouve.
D'emblée, on a la puce à l'oreille : on ne trouve pas de chapitres dans ce roman, mais des tableaux. Chacune des parties composant l'histoire est un tableau à part entière et l'on trouve même, dans le court de la narration, des indications sur sa composition, l'agencement des scènes, la position et les attitudes des personnages...
C'est, je dois dire, assez impressionnant et tout cela ne doit rien au hasard. Car, au coeur de ce livre, on trouve un tableau, un vrai, cette fois. Un tableau qui représente le Massacre des Innocents, l'assassinat des enfants de moins de deux ans en Judée, ordonné par Hérode peu de temps après la naissance du Christ.
Un épisode que l'on retrouve au chapitre 2 de l'évangile selon saint Matthieu, qui reste historiquement très contesté, mais qui a beaucoup inspiré les peintres, dont Rubens ou Poussin, pour les plus célèbres. Le tableau sur lequel repose en grande partie le roman de Marc Biancarelli est l'oeuvre d'un peintre moins connu, Cornelis Cornelisz van Haarlem (on notera la concordance des noms avec le "méchant" de notre histoire.
Ce tableau, on le croise à un moment clé de l'histoire. Il en est même, d'une certaine façon, le moteur. A la fois en ce qui concerne les événements, mais aussi sur un plan plus littéraire. Car il influe sur l'écriture de l'auteur. Le titre de ce billet y fait également indirectement référence, en particulier cette "suffocante beauté" dont il est question.
Dans cette scène d'une très grande violence, le peintre insuffle également une forte sensualité, celle des corps, des nus, mais pas uniquement. Cette rencontre picturale entre Eros et Thanatos est un déclic dans le livre. Une inspiration, même, et rassurez-vous, je suis tout aussi choqué que vous d'écrire ça. Je me demande même comment la si puritaine Hollande du XVIIe siècle a reçu cette peinture...
Oui, c'est ce mélange de violence très crue et de sensualité exacerbée que l'on retrouve par la suite dans l'écriture et la narration de Marc Biancarelli. Chaque tableau composant sa fresque historique répond à ces impératifs en apparence contradictoire, et pourtant si proches. A la scène biblique, il superpose les événements entourant le naufrage et la mutinerie du Batavia, comme si c'était une série de tableaux dans la veine de Van Haarlem.
Mais, comme pour la cruauté, qui devient légitime lorsqu'elle s'exerce sous la férule de la justice, la question picturale, et ce qu'elle entraîne, repose aussi beaucoup sur la personnalité du peintre. Van Haarlem est un artiste légitime, académique, peintre officiel de la ville de Haarlem qui n'aura aucun souci avec les autorités, politiques ou religieuses.
Face à lui, à ce profil impeccable, se dresse un autre peintre, bien moins sage, le très sulfureux (ou du moins désigné comme tel) Torrentius. Lui sera condamné pour hérésie, il échappera de peu à la peine de mort et souffrira torture et exil. Quant à ses tableaux, ceux peints en Hollande, ils seront brûlés dans leur quasi totalité.
Dans "Massacre des Innocents", le roman de Marc Biancarelli, on retrouve cette opposition de fait entre ces deux peintres, l'un qui offense la morale et pas l'autre. Et dans cette bataille picturale, on retrouve déjà ce qui opposera par la suite Cornelisz et Hayes dans leur archipel perdu, oubliés de Dieu, mais pas des hommes.
Je vois que ce billet est déjà très long, je ne vais pas aller plus loin, mais ce lien que crée Marc Biancarelli entre peinture et littérature est vraiment passionnant, jusqu'au clin d'oeil final, dans un épilogue malicieux, où le romancier ne s'amuse pas seulement à broder un destin à ses personnages (alors que l'Histoire ne l'a pas retenu), mais le relie encore à celui d'un peintre...
"Massacre des Innocents" se lit donc comme on visite une exposition. Les personnages et les événements sont racontés comme s'ils sortaient de toiles accrochées au mur devant nous. Certaines scènes, qu'on a l'impression de voir, peuvent être tout à fait impressionnantes, dans la précision du détail, et ce sont tous les sens qui sont sollicités, au-delà de l'oeil.
J'avais déjà apprécié dans "Orphelins de Dieu" cette écriture qui donne à voir et plus encore, voici une nouvelle preuve du talent de raconteur d'histoires (bon, pas des plus gaies, reconnaissons-le) de Marc Biancarelli. Il donne vie à cette histoire, qui n'est pas très connue en France, mais qui continue à marquer les esprits aux Pays-Bas, où une réplique a été construite et mise à l'eau dans les années 2000.

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Tous 2, le roman de Testu est philosophique et spirituel à la fois