Ecrire pour sauver une vie. Le dossier Louis Till, John Edgar Wideman

Par Sara


Wideman décide de revenir sur l'affaire Emmett Till, et, de fil en aiguille, se retrouve à écrire un livre sur le père de celui-ci, Louis Till.

Prenons un instant pour rappeler de quoi il est question.
En 1955, un adolescent de 14 ans, Emmett Till, est sauvagement assassiné.
Les deux principaux suspects, que les preuves accablent, sont finalement acquittés, à l'issue d'une délibération qui dure à peine plus d'une heure.
Le motif de leur acte, dont ils admettent par la suite être coupables par voie de presse, aurait été que le jeune garçon avait "sifflé", tenté de séduire la gérante d'un magasin, et épouse de l'un d'entre eux.
Une affaire ahurissante, qui, lorsque l'on se plonge dans les témoignages, n'aurait jamais dû se conclure de cette façon.
Un détail que j'ai gardé volontairement pour la fin : Emmett est noir, et la femme, blanche, tout comme les deux meurtriers, tout comme l'intégralité du jury qui les a jugés.

L'affaire est considérée aujourd'hui comme l'un des déclencheurs du mouvement des droits civiques, aux côtés de l'affaire Recy Taylor notamment.

Elle mérite à elle seule un livre, ou plusieurs, pour que l'histoire ne soit pas oubliée, dont Wideman est contemporain, puisqu'il avait 14 ans lui aussi lors du meurtre d'Emmett Till.

Néanmoins, il fait le choix de ne pas se centrer sur l'affaire, et d'aller investiguer un fait qui aurait influencé les jurés, à savoir la condamnation et l'exécution de Louis Till, père d'Emmett, en 1942, accusé ainsi qu'un autre soldat d'avoir violé deux femmes et d'en avoir tué une troisième en Italie.

C'est cet épisode qu'explore principalement Wideman, dans la mesure où il aurait fait pencher la balance en faveur d'une non révision du procès.
Ses recherches mettent en effet à jour la directive d'Eisenhower, diffusée peu avant les faits, de se montrer implacable dans le cadre des jugements en cour martiale, et de faire des exemples (en gros).

Louis Till en fait les frais, et il s'avère que le dossier qui l'accuse n'est guère solide, aux yeux de l'auteur : la famille attaquée chez elle dans le noir en pleine nuit dit n'avoir pas pu voir la couleur des vêtements des assaillants, mais est formelle quant au fait qu'ils étaient noirs. Ce n'est que l'une des incohérences les plus frappantes, selon lui.

Au-delà des éléments - jugés fragiles par l'auteur - qui ont conduit à l'exécution de ces deux hommes, Wideman met en lumière des statistiques glaçantes, selon lesquelles les hommes noirs, en particulier durant la période de la Seconde Guerre Mondiale, ont été surreprésentés dans la population des condamnés/exécutés, au regard de leur proportion dans l'armée. Un racisme persistant expliquerait que ces hommes aient été systématiquement suspectés et condamnés, là où d'autres, parce qu'ils étaient blancs, n'étaient pas inquiétés ou bénéficiaient de clémence. Des faits comparables, selon la couleur de ceux qui étaient dans le rôle des victimes ou des coupables, donnaient lieu à des procès à l'issue différente.

L'analyse menée par Wideman nous fait évidemment réfléchir, tout autant qu'elle nous fait frémir.
Peut-on penser que tout cela est révolu, qu'il n'existe plus aujourd'hui de discrimination raciale dans la justice, que le contrôle au faciès n'a aucun ancrage dans la réalité quotidienne ?
Certains schémas, intériorisés, sont déterminants dans le jugement que l'on porte sur une situation, et conduisent à d'inacceptables inégalités.

Le texte de Wideman n'est pas purement historique. Il mêle avec sensibilité des éléments issus de sa propre histoire, de sa propre famille, et prend en outre des libertés lorsqu'il ne reste aucune preuve tangible, avance des hypothèses. Sa démarche n'est pas fondamentalement scientifique (quand il juge des dépositions des femmes italiennes violées, il émet un avis, une opinion avant tout personnelle, qui se fonde sur son intuition plus que sur des indices factuels), mais elle nous entraîne dans une réflexion sociologique dont on ne pensait pas qu'elle était l'objet du livre, et qui est forcément salutaire.

Ecrire pour sauver une vie est donc un livre instructif et sensible, que l'on partage ou non les positions de l'auteur. Et quand bien même on ne s'accorderait pas sur la méthode qu'il emploie pour revisiter l'histoire, les constats qu'il en tire font écho à des situations tristement ordinaires, dans lesquelles nous avons tous une responsabilité.