La France périphérique, comment on a sacrifié les classes populaires, Christophe Guilluy

Par Sara
Je quitte ponctuellement le domaine de la fiction pour évoquer la lecture d'un essai paru en 2014, et écrit par Christophe Guilluy, géographe, dont les théories depuis les années 2010 ont reçu un certain écho dans le monde politique notamment, mais aussi des critiques.
Le titre est provoc à souhait, j'étais très curieuse de voir s'il serait question d'un condensé de phrases choc ou d'analyses sociologiques fondées... (le teasing, mesdames et messieurs, est à son comble!)
Pour l'anecdote, l'essai de Christophe Guilluy paru en 2010 Fractures françaises a notamment inspiré le documentaire La France en face, dans lequel on retrouve des thèmes communs et des témoignages qui ne laissent pas de marbre. 
Libres pensées...
Dans cet essai, l'auteur défend la thèse de l'existence d'une France périphérique enclavée et populaire, à laquelle s'opposerait une France des villes métropolitaines, concentrant les élites et les ressources, et qui serait la vitrine de la mondialisation heureuse. Selon lui, la France périphérique est celle des fragilités sociales et économiques, et regroupe la majorité invisible de la population française, et c'est cette France qu'il faut étudier pour comprendre les fractures sociales et le malaise démocratique qui s'ancre dans le pays.
Cette théorie vient supplanter celle plus communément admise de l'existence d'une classe moyenne large, qui se serait, selon l'auteur, étiolée depuis des années au point de ne plus avoir de réalité concrète, et d'une France des villes par opposition à une France des campagnes.
Pour démontrer le bien-fondé de sa théorie, l'auteur utilise la notion d'indicateur de fragilité sociale, fondé sur sept indicateurs en stock (ratio d'ouvriers dans la population active, ratio d'ouvriers ET employés dans la population active, pourcentage de temps partiels, pourcentage d'emplois précaires, pourcentages de chômeurs, pourcentage de propriétaires occupants précaires, pourcentage de revenus inférieurs à 18700 €) et un indicateur en dynamique (évolution de la proportion d'ouvriers et employés entre 1999 et 2010).
L'exercice conduit à classer dans la catégorie "populaires/fragiles" environ 70% des communes françaises, regroupant 64% de la population du pays. Il s'agit de la France des petites et moyennes villes et des zones rurales, à l'écart des métropoles.
Les métropoles, quant à elles, sont devenues des territoires clivés, où la gentrification s'est renforcée, et à ce titre, les inégalités sociales et culturelles. Peu à peu, ces métropoles se spécialisent dans les secteurs d'activité les mieux intégrés dans l'économie-monde, impliquant l'emploi d'un personnel très qualifié. Le constat est que ce modèle ne permet pas d'intégrer la part majoritaire de la population qui ne vit pas dans ces métropoles.
Les nouvelles classes populaires sont, selon l'auteur, transgénérationnelles, et sont actuellement marginalisées culturellement et géographiquement. Un fait intéressant à noter : la part des catégories populaires dans la population totale est relativement stable depuis les années 1960. Ainsi, le constat de la baisse du pourcentage d'ouvriers-employés dans les métropoles ne signifie pas que la catégorie sociologique a disparu, mais que ces populations se sont retrouvées mises à l'écart des métropoles, évincées, et ont dû se retrancher dans la France périphérique.
Du point de vue politique, il semble inévitable que la France des métropoles en vienne à s'opposer à la France périphérique, car les métropoles sont encore acquises aux partis historiquement majoritaires (UMP et PS), ce qui n'est plus le cas dans les campagnes. Il faut garder en tête que l'élection du candidat Macron à la Présidence du pays n'a pas encore eu lieu lorsque l'essai est publié, et que ce dernier peut aider à comprendre la dynamique à l'oeuvre depuis quelques décennies du point de vue des campagnes électorales successives.
L'auteur analyse ainsi que l'électorat frontiste qui se développe dans les classes populaires se positionne contre les classes dirigeantes, contre la mondialisation libérale et la société multiculturelle car, selon l'auteur, ce sont les classes populaires qui sont directement confrontées à ce multi-culturalisme imposé d'en haut, et qui doit construire une société qui fonctionne là où les élites sont à l'abri de toute promiscuité avec des communautés culturellement distinctes.
Ainsi, pour l'auteur, la mise en avant du "populisme" par les élites serait une façon de décrédibiliser les réactions et revendications des classes populaires, et de ne pas parler du rejet des classes dirigeantes de la part de ces classes populaires.
Analysant le phénomène de la mobilité, l'auteur met en avant le fait que ce soit surtout les classes dirigeantes qui bénéficient de la possibilité de mobilité, et que si tous se comportaient ainsi, cela occasionnerait une catastrophe écologique notamment. Ainsi, les disparités entre classes sociales et entre territoires se creuseraient, y compris dans les modes de vie des uns et des autres.
L'auteur analyse enfin le rejet, par les classes populaires, de l'immigration, que l'on constate dans les enquêtes réalisées auprès de la population française. Selon lui, la cause vient de l'angoisse de devenir minoritaire sur un territoire donné. Ainsi, la domination culturelle d'un groupe majoritaire quel qu'il soit est le moteur de l'insécurité culturelle, domination que les classes dirigeantes évitent, et face à laquelle les classes populaires mettent en place des stratégies de séparation. Les classes populaires en viennent à rejeter l'Etat-Providence dont elles devraient pourtant être bénéficiaires, parce que, piloté par les élites, elles le soupçonnent de privilégier l'immigration plutôt qu'elles.
En conclusion, l'auteur met en avant une nécessaire implosion du système politique traditionnel et le renforcement / la création d'institutions plus locales pour permettre de représenter, et de donner la parole, aux classes populaires, ie la France périphérique.
Il n'est pas inintéressant de se pencher sur la dernière élection présidentielle en utilisant l'éclairage proposé par Christophe Guilluy. Car, si les partis traditionnels de l'UMP et du PS (historiquement le parti de la classe moyenne) ont connu une sévère déroute, laissant la place au FN et à un candidat a priori outsider pour accéder au second tour, il apparaît aujourd'hui que le candidat vainqueur est encore le candidat des classes dirigeantes, les mesures prises au cours des premiers mois de son mandat semblant aller dans le sens de la volonté de ces dernières, et de leur intérêt. Ce qui, immanquablement, devrait conduire à une nouvelle désillusion des classes populaires, et soulever la question des possibles alternatives, en particulier lors de la prochaine élection. Les classes populaires ayant le loisir de constater qu'elles sont encore les oubliées de la politique d'un candidat qui pourtant ne se réclamait de rien ni personne, et voulait incarner un renouveau, le risque est grand qu'elles se reportent plus massivement encore, dans cinq ans, sur le parti du FN...
Je vais laisser là ces sombres suppositions. L'essai de Christophe Guilluy m'a intéressée de par le prisme de lecture très direct et inhabituel qu'il propose, et il me semble que l'on peut en effet mieux comprendre certains enjeux en y ayant recours. Néanmoins, j'ai tendance à penser que la France périphérique dépeinte par l'auteur ne se comporte pas aujourd'hui en classe sociale identifiée, et recouvre une multitude de comportements et de réactions distincts. L'électorat "populaire" a pu, selon moi, se retrouver également dans l'alternative présentée par le candidat de la France insoumise, et pourrait se cristalliser sur d'autres possibilités susceptibles d'éclore d'ici la prochaine Présidentielle. Par ailleurs, la gifle assénée au PS devrait inéluctablement conduire à une refonte du parti, et une redéfinition de ses ambitions. Benoit Hamon, loin de se laisser décourager, a créé le mouvement du 1er juillet, et annonce la reconstruction d'une gauche "plus juste, plus démocratique et plus écologique".
Et, pour ce qui est de l'UMP, "le ventre est encore fécond..."... Bref, je m'égare!
J'espère que cette petite fiche vous aura donné envie d'explorer les thèses de Guilluy, qui forcent la réflexion y compris lorsqu'on ne partage pas les constats avancés par l'auteur ; pour ma part, j'envisage de me tourner vers la source, et de lire prochainement Fractures françaises qui est, je crois, son succès initial. A suivre!
Pour vous si...
  • Vous cherchez des clefs de lecture pour comprendre ce qu'il se passe en France depuis quelques décennies.
  • Quand vous observez l'actualité et les premières actions de Macron, vous avez un peu l'impression qu'on vous l'a fait à l'envers...