L’ordre des choses et la beauté militante, un texte de Pierre Raphaël Pelletier

L’ordre des choses et la beauté militante, un texte de Pierre Raphaël Pelletier

J'arrive au mail piétonnier de la rue William au marché, en passant par la rue Rideau. J'enfile à ma gauche sur George et j'entre à la Bottega. Je me rends à l'exiguë salle à manger tout au fond, derrière les rangées de produits nous venant d'Italie.
J'ai le choix d'une bonne table. Je suis le premier client. D'ici une dizaine de minutes, il n'y aura plus une place de libre. François vient me rejoindre. Je fais signe au serveur de nous apporter les menus.
- J'ai très faim, me dit François en s'asseyant.
J'aime ça ici. Le service est rapide et la bouffe est bonne. Excuse mon retard ! J'arrive d'une rencontre avec les fonctionnaires qui s'occupent du marché.
- C'est pas encore réglé c't'affaire là ?
- Pa, ça fait deux ans qu'ils parlent de mettre en vigueur le fameux règlement pour encadrer nos activités au marché.
- Tu parles bien de cette idée de vous assigner des places avec vos heures d'utilisation.
- Avec des permis qui coûtent pas mal cher en plus !
- Qu'est-ce qu'ils pensent, ces énergumènes ? Toutes les grandes villes font leur possible pour accommoder les buskers. C'est très important pour le tourisme culturel. Tout le monde sait ça !
- Pa, ça m'a pris des mois pour rencontrer un des responsables du marché à la ville d'Ottawa. Ça, c'était cet hiver.
- Oui, ça me revient. Pis ?
- Eh ben, toujours rien, sauf qu'on doit payer des permis pareil.
- Cré fonctionnaires ! Y sont bons pour parler autour des cafetières.
[...]
- Je suis le seul à faire ce que je fais. Y'a pas d'autres madonari au marché. Je suis d'accord avec les revendications des autres amuseurs. J'ai dit au jeune fonctionnaire que je voulais le rencontrer avec notre groupe. Sur le prix des permis, on s'entend pas entre nous. Il faut que je démêle ça, avant la rencontre.
- Ben quoi, le prix des permis ? Toi, tu payes ton permis !
- Oui, mais y'en a qui veulent pas payer du tout.
[...]

L'ordre des choses

Souveraine abstraction à laquelle plusieurs de nos dirigeants se réfèrent pour affaiblir ou contrôler toute négociation qui pourrait déraper au profit des intérêts de la majorité.
Négocier s'il le faut, mais sans jamais céder à quelque négociation que ce soit sur le fond des choses dans lequel sont cryptés les impératifs des groupes d'intérêt privilégiés, les oligarchies financières.

La beauté militante

Nous le savons et c'est révoltant. Nos gouvernements sont dominés par de puissantes corporations qu'ils doivent normalement contrôler pour assurer et protéger nos droits.
Point n'est nécessaire de faire des détours alambiqués avant de comprendre comment ces entreprises tentaculaires peuvent impunément jouer dans nos cours arrière et mettre en péril notre santé et nos milieux de vie.
Nous en sommes là. Mais attention. Nous nous défendons de plus en plus. Sur tous les fronts. Même si ces actions citoyennes sont coûteuses et difficiles à contenir, efficacement et systématiquement, à moyen et à long terme, nous devons reprendre le contrôle de nos gouvernements pour, politiquement, par force de loi, encadrer leurs comportements abusifs.
La beauté de la planète doit cesser d'être à la remorque des multinationales qui se mirent dans la beauté de leurs richissimes empires du dollar.
Mis à part le narcissisme et l'implosion défaitiste qui nous empêchent d'avancer, je m'accroche à l'intuition géniale de Dostoïevski : " La beauté sauvera le monde. " Oui, c'est ça. Tout ça. Une beauté consciente, agissante, qui se fait à travers l'aventure créatrice des hommes et des femmes qui créent leur vie quotidiennement au sein de la Cité (la polis grecque).
Loin d'être une utopie, cette beauté militante doit être centrale dans l'agenda de tout gouvernement que le peuple se donne pour son développement et son bien-être.
Une telle beauté n'est si menaçante que parce qu'elle dénonce la barbarie de ceux qui cherchent à la tuer.
" Franky. You know what's beautiful about beauty ? It never dies. "
Dixit : Johny Jack Louis Jobb de la nation crie des Plaines.

(Extraits de : Pierre Raphaël Pelletier, Entre l'étreinte de la rue et la fièvre des cafés, Éditions David, 2012.)

L'auteur L’ordre des choses et la beauté militante, un texte de Pierre Raphaël Pelletier

À la fois poète, romancier, essayiste et artiste visuel, Pierre Raphaël Pelletier a publié une vingtaine de livres touchant différents genres et réalisé plus d'une trentaine d'expositions (solos ou en groupe) de sculptures, de peintures ou de dessins. Il s'est aussi fait connaître par son implication dans un éventail d'organismes artistiques et culturels de la Francophonie canadienne comme l'Association des auteures et auteurs de l'Ontario français, dont il est l'un des membres fondateurs.

Vers la fin des années 1970, Pierre Raphaël, après une maîtrise en philosophie, tient diverses chroniques sur les arts visuels à la radio de Radio-Canada et pour le journal Le Droit. Entre 1977 et 1982, il est responsable des secteurs de l'animation culturelle et du Centre des femmes et Étudiant-e-s étrangers-ères de l'Université d'Ottawa. C'est à partir de cette époque qu'il réalise plusieurs études et recherches sur la situation des arts et de la culture en Ontario, notamment Étude sur les arts visuels en Ontario français (1976) et Étude des centres culturels en Ontario (1979). Jusqu'à la fin des années 1990, il aura aussi écrit des articles parus dans des revues, comme Le Sabord, Éducation et francophonie et Liaison.

Parmi ses publications, notons le recueil de poésie L'œil de la lumière(L'Interligne, 2007) pour lequel il remporte, en 2008, le Prix Trillium, le roman Il faut crier l'injure (Le Nordir, 1998), qui lui permet de gagner le Prix Christine-Dumitriu-Van-Saanen et le Prix du livre d'Ottawa-Carleton en 1999. Il est également l'auteur du récit Entre l'étreinte de la rue et la fièvre des cafés (David, 2012) et de l'essai Pour une culture de l'injure (Le Nordir, 1999) écrit en collaboration avec Herménégilde Chiasson. (Éd. David)