Un rustre en philo, un texte de Chantale Potvin…

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, québec

Les mains enfoncées profondément, comme collées dans le fond des poches de ses pantalons trop grands, le petit enseignant, presque masqué avec des lunettes noires, s’est approché pour lui expliquer calmement – avec l’intonation basse et grave des animateurs d’émissions de télé ennuyantes à mourir –, que le mot philosophie provenait du grec ancien et que son sens littéral signifiait : « l’amour de la sagesse ». Après cette phrase incompréhensible et la reproduction grecque φιλοσοφία tracée au tableau, le jeune homme ébranlé devant la noirceur abyssale des propos a doucement dodeliné de la tête pour faire bonne figure devant ses copains de classe. Tout en croisant ses gros bras musclés, en jouant au gars qui aurait été aussi confortable que dans son fauteuil préféré, il soupira d’aise, dessinant un léger sourire de satisfaction sur les lèvres.
Or, même s’il affichait la gueule de l’étudiant parfait qui avait tout compris, tout en mâchant lentement sa gomme, il était carrément perdu, abandonné comme Le Petit Prince dans un interminable désert de connaissances inutiles.

Ses pensées à lui étaient bien éloignées de toute activité intellectuelle aussi intense. Dans son esprit, avant l’intervention impromptue du prof intello qui l’avait interpellé personnellement, et il ne s’y attendait absolument pas, il avait la tête sous le capot d’une rutilante Mustang rouge. Avec une grosse bière froide sur l’établi, au rythme des sons tonitruants d’une vieille radio décorée maladroitement de découpures de calendriers de femmes nues, en écoutant ACDC qui hurlait Highway To Hell, il nettoyait le moteur, dévissait les bougies, les astiquait…
— Vous savez, monsieur Privé, cette discipline existe depuis l’Antiquité en Occident, lui expliqua le professeur, toujours les poings dans les poches, comme s’il avait parlé à un enfant de cinq ans.
Antiquité. Occident. Les définitions de ces concepts étaient des labyrinthes impénétrables, des pyramides égyptiennes d’où il ne sortirait jamais. Pour antiquité, ses souvenirs le ramenèrent aussitôt à un vieux « crisse » de meuble chez sa « grand-mère ». Et pour le mot Occident, comme sous un capot de Mustang, il était dans le néant. Le noir total. Il misa que l’Occident devait sûrement être un pays d’Afrique. « Occident, ça sonne comme Soudan ! », se rassura-t-il, fier de s’être rappelé un nom de pays si loin de son village natal : Sainte-Hedwidge !
— Vous comprenez tous que la philosophie est un questionnement, une interprétation et une réflexion sur le monde et l’existence humaine, ou encore comme un savoir systématique ?
Le tenace professeur attendait une réponse de l’auditoire.
— Vous comprenez ce qu’est un savoir systématique, monsieur Privé ?
Il lui en posait une autre. Le salaud. Et où avait-il appris son nom qu’il répétait comme une comptine ?
Comme s’il venait de recevoir un coup de bâton de baseball derrière la tête, il chuinta un puissant « Oui, j’comprends ! ». Bon acteur, l’inflexion du oui de monsieur Privé fut perçue dans la classe comme un oui qui aurait été propulsé par une indéfectible certitude. D’ailleurs, ce oui herculéen permit à monsieur Privé d’avoir la paix quelques instants. Le prof marcha dans une autre direction. « Y va aller en écœurer un autre », chuchota-t-il.
Plus les minutes du cours s’écoulaient, plus le professeur énumérait les enjeux de la philosophie et plus les étudiants s’égaraient dans la recherche de la vérité, de la méditation sur le bien, le beau et le bonheur.
— Et du sens de la vie !, hurla pratiquement l’enseignant avec un doigt dans les airs. C’était d’ailleurs la première fois qu’il sortait une main de sa poche.
Ce cri éveilla quelques étudiants qui, de toute évidence, rêvassaient à autre chose. L’une lâcha son texto, l’autre cessa de dessiner le derrière d’un cochon qui avançait maladroitement dans un pré, la queue en tire-bouchon.
— La philosophie consiste plus largement dans l’exercice systématique de la pensée, de la réflexion. En fait, c’est un moyen de se défaire des illusions pour atteindre une plus grande liberté.
Monsieur Privé sacrait allègrement dans sa tête. Sans qu’il puisse les empêcher, les termes d’Église se succédaient. Oui, il se questionnait, mais rien ne concernait la philo. Pas un pouce ! Tout en fixant ses ongles noircis d’huile à moteur, il se demandait plutôt pourquoi il était là, ce que ce cours inutile allait lui rapporter. Il se disait qu’il ne réussirait jamais, même en seize générations, à comprendre ce que racontait ce mec. Et les explications du prof, seul dans sa bulle, pétaradaient à feu roulant. Pendant près d’une heure, monsieur Privé entendit parler des origines de « l’activité d’analyse, de définition, de création ou de méditation sur des concepts ».
Pendant trois interminables heures, les concepts de logique, d’éthique, de métaphysique, de philosophie politique, de théorie de la connaissance et d’esthétique ont failli le faire périr d’ennui. Il bouillait comme si une bombe à retardement s’apprêtait à exploser dans ses neurones.
Pour se calmer et apaiser le climat qui devenait de plus en plus insoutenable, le fin stratège qu’il était retournait dans son garage intérieur. Il en était capable. Dans un tout petit effort de méditation, il admirait des Ford anciennes, des gros « pick-up » et des Buick luxueuses. Toutes les scènes de bris mécaniques imaginables se déroulaient dans son rêve éveillé. Parfois, le prof le surprenait à sourire, croyant que l’étudiant était subjugué, voire ensorcelé par le tsunami de connaissances qui inondait le local de classe.
alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, québecLe coup fatal fut donné vers 15 heures, environ 15 minutes avant la fin du cours. En fait, c’est lorsque le prof l’a interpellé une autre fois, le questionnant sur sa conception personnelle de l’anthropologie philosophique, que la fin du cirque collégien est survenue.
— Parlant d’anthropologie philosophique, si je cite le sociologue allemand, Max Scheler, quand il dit que « Jamais dans l’histoire telle que nous la connaissons, l’homme n’a été autant qu’aujourd’hui un problème pour lui-même », cela vous dit quoi, monsieur Privé ?
Comme un menuisier, l’étudiant installa son crayon derrière son oreille, se leva de son banc de torture scolaire et jeta violemment le cahier de notes et l’ouvrage Le Banquet de Platon, celui-là même qu’il avait dû acheter à la librairie du Cégep, au même prix qu’une caisse de douze.
Comme Archimède, qui beuglait Eurêka ! en courant nu à travers les rues de sa ville, juste avant de claquer définitivement la porte de la classe, le jeune monsieur Privé déclara, comme un prophète illuminé par des lumières divines :
— J’m’en contrecrisse de ton ostie d’sociologue à marde. Pis là, l’homme, ben y’a décidé de câlisser son camp pour fére d’la mécanique. Bye ! Ciao !

Notice biographique

Née à Roberval en 1969, Chantale Potvin enseigne le français de 5esecondaire depuis 1993. Elle a publié cinq romans soit :

-Le génocide culturel camouflé des indiensalain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec

-Ta gueule, maman

-Les dessous de l’intimidation

-Des fleurs pour Rosy

-T’as besoin de moi au ciel ?

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)

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Tous 2, le roman de Testu est philosophique et spirituel à la fois