L’hydre à deux têtes, un texte de Clémence Tombereau…

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L’auteur regarde un film en bonne compagnie. Film intelligent, voire passionnant, rien de lénifiant, rien d’inintéressant. Selon toute vraisemblance, ses yeux fixent l’écran, suivent l’action, pupille dilatée lorsque le film effraie, sourire franc lorsque le comique éclot. Rien de plus normal, si ce n’est, parfois, un léger décalage, si infime que personne ne le remarque. Il rit un dixième de seconde après la blague, s’effraie un dixième de seconde après l’apparition du monstre, du tueur, du cadavre. Comme une sorte de Jet Lag, subtil, imperceptible et pourtant. Le cerveau de l’auteur est divisé en deux parties. L’une d’elles, celle qui fait bonne figure, réagit aux multiples stimuli extérieurs, correspond à une normalité évidente, des réactions saines, humaines, rassurantes. Cette partie est commune à tous les hommes. Bien en retrait derrière cette vitrine bien achalandée, mécanique, faite de réflexes qu’on oublie tellement ils sont ancrés dans les gènes, l’autre partie du cerveau tourne tourne, tourne sans cesse, réactive à tout, éclatant ses conclusions dans tous les sens, même les plus obscurs. Un mot. Une image rapide comme une voiture fonçant dans une ravine. Une voix. Un regard. N’importe quoi se fait prétexte au tourbillon frénétique qui ne mène qu’à une issue : l’écriture. La chose s’imprime dans la rétine et file directement dans cette mystérieuse partie cérébrale faite de boue et de génie ; la chose y va mécaniquement, inconsciemment, sans même que l’auteur ne s’en rende compte. Elle vient s’incruster dans le creuset sublime de la création, se mêle à tout, au passé, à la vie, aux sensations multiples de l’auteur, à ses rêves, à sa moelle, en un mot à son obsession terrible pour l’écriture. La chose – l’image, la voix, le regard, le cri – infuse directement dans ces obscurs méandres et, automatiquement encore, se trouve pressée, tournée, stimulée à l’extrême pour aboutir aux mots, à l’essence du monde.

L’auteur est là, tranquillement assis ; ses yeux suivent le film, l’action, les détails et au fond de lui comme au fond d’un récipient où une chimie fumante promet moult explosions, les choses qu’il voit deviennent mots, idées, roman. La route, la nuit, les phares, deviendront en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire une phrase sublime, une scène inoubliable, arrangée par ses soins dans le plus grand secret de son cerveau qui se prend pour un mage. Pendant un dixième de seconde, même si ses yeux fixent toujours l’écran, l’auteur n’est plus parmi nous : il se trouve sur l’Olympe, il se trouve dans les cieux somptueux de la création pure, il flotte bien au-dessus du monde, du film, des autres, ses semblables. Il flotte au milieu des mots et y nage avec délectation, enrobé par leurs liquides caresses. L’instant ne dure pas, si bien qu’il n’est peut-être même pas un instant, à peine un millième de seconde où l’éternité se niche, un rien qui lui fait toucher le ciel, les étoiles, l’espace inquiétant et charmeur, un rien qui le fait dieu et bien plus que ça. Les mots sont fixés, cloués peut-être sur le néocortex. La phrase s’imprime, noir sur gris, dans son cerveau qui, d’autre part, continue de fonctionner normalement. Il la répète mentalement une ou deux fois, comme un robot qu’il devient alors, et reprend tranquillement le cours de son activité, regarder un film. Fini l’instant. Fini l’envol. Jusqu’au prochain, sous peu.

Dans ces furtifs moments, on peut dire que l’auteur est perdu pour le monde, gagné pour la littérature et il ne rêve peut-être, au fond de lui, que de se noyer éperdument dans ces limbes subtils et tellement confortables.

Toi, cher ou pauvre lecteur, tu n’auras bien sûr rien remarqué. Tu auras vu un être qui regarde un film, qui semble même passionné par lui. Rien de fascinant. En surface. Tout se joue dans les obscures profondeurs de l’esprit de celui qui écrit.

Cet instant, ces instants se multiplient à l’envi dans le quotidien de l’auteur. Il est là sans y être, toujours ces coulisses en lui qui n’en peuvent plus de s’agiter, de froisser les costumes, tracer les maquillages de ce qui deviendra, plus tard, jamais peut-être, quelque chose de lisible.

Notice biographique

Clémence Tombereau est née à Nîmes et vit actuellement à Milan.  Elle a publié deux recueils, Fragments et Poèmes, Mignardises et Aphorismes aux éditions numériques québécoises Le chat qui louche, ainsi que plusieurs textes dans la revue littéraire Rouge chat qui louche maykan alain gagnonDéclic (numéro 2 et numéro 4) et un essai (Esthétique du rire et utopie amoureuse dans Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier) aux Éditions Universitaires Européennes.  Récemment, elle a publié Débandade (roman) aux Éditions Philippe Rey.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)