Le coeur qui tourne ♦ Donal Ryan

Le coeur qui tourne ♦ Donal Ryan

En 2008, la crise économique frappe l'Irlande de plein fouet. Zoom sur un petit village dans le comté de Tipperary. Une entreprise de construction, un lotissement en chantier, une crèche et les habitants du patelin.Pokey Burke, l'entrepreneur pas net, a senti la soupe chaude.Le promoteur avait mis la clé sous la porte. Ma maison et celle de la vieille dame étaient les deux seules qu'il avait réussi à finir, parce que nous, on avait payé. À ce qu'on sait, il a placé tout son fric dans un projet débile, une île artificielle à Dubaï, je crois. Il a fini par déguerpir.De la quarantaine de maisons prévues, seulement trois sont habitées. «Dans les autres maisons, il n'y a personne, seulement le fantôme de gens qui n'ont jamais existé.»Le travail: il n'en reste plus. L'argent: elle se fait rare. Tout ce qui reste, c'est le chantier inachevé et les âmes en peine qui vivent autour. Ça se tourne les pouces en attendant le chèque d'aide mensuel. Les ragots s'ébruitent, les non-dits et les tensions remontent à la surface.Au fil du roman, vingt-et-une voix émergent. Entre Bobby, le contremaître du chantier au chômage, et sa femme Triona, chaque chapitre laisse entendre la voix d'un personnage.À travers cette photo de groupe, deux ombres apparaissent en filigrane: un drame familial (l'assassinat du père de Bobby, que personne ne regrette) et un enlèvement (Dylan, le fils de Réaltín). Chaque personnage témoigne de la situation, évoque les uns et les autres - parents, voisins, amis, collègues -, et laisse entrevoir, du même coup, un pan de sa propre vie. Mises bout à bout, ces petites histoires racontent la grande, celle d'un pays essoufflé, sur les rotules. Le constat est sans pitié.Parmi ces voix, certaines font entendre leur écho longtemps, comme celle de Lilly. Lilly, et ses cinq enfants nés de pères vaguement connus. Une marie-couche-toi-là qui a vieilli trop vite.Mon dos s'est voûté, il ne reste de moi qu'une petite chose ratatiné et anguleuse. La plupart du temps, j'ai l'allure d'un chat écorché. Les hommes ont cessé de venir. Même mes enfants ne passent jamais me voir. Ils ont trop honte de leur mère, après tout ce que j'ai fait pour eux.Le coeur qui tourne ♦ Donal RyanLa construction du Coeur qui tourne est audacieuse, mais c'est la raison même de son attrait. Ce qu'il y a d'exceptionnel, ici, c'est que Donal Ryan arrive à donner une voix propre, unique, à chacun de ses personnages. Du gamin au vieillard hargneux, en passant par la mère monoparentale et l'immigrant russe: la galerie de personnages impressionne par sa justesse de ton. Aucun dialogue ici. Les monologues occupent tout l'espace. Avec une grande économie de mots, Donal Ryan donne une réelle épaisseur aux personnages, faisant de chaque chapitre une autobiographie en soi. Si l'optimisme se fait rare, les pointes d'humour viennent ci et là donner un répit au sentiment d'oppression.J'ai adoré plonger dans ce premier roman tentaculaire, ébahie par tant de maîtrise et de justesse. La peinture de ce monde clos, écrasé par un ciel sans espoir, est livré dans un style vif et âpre.Une expérience de lecture d'une grande richesse. Un roman audacieux qui tient toutes ses promesses.

Le deuxième roman de Donal Ryan, The Slanting of the Sun, est paru en anglais. Vivement sa traduction.

Le cœur qui tourne, Donal Ryan, Albin Michel, 224 pages, 2015. À paraître en poche le 1eroctobre.