Berezina, Sylvain Tesson


"Les rideaux pendaient, à demi-arrachés. Les meubles étaient renversés. La table retournée était ensevelie sous nos parkas trempées. Les casques dégouttaient dans la baignoire. Un romanichel aurait été choqué." (mais oui, vous êtes des aventuriers sans vergogne, des barbares du règlement intérieur de l'hôtellerie)

"Je nourrissais une tendresse pour ces Slaves des plaines et des forêts dont la poignée de main vous broyait à jamais l'envie de leur redire bonjour. Me plaisait leur fatalisme, cette manière de siffler le thé par une après-midi de soleil, leur goût du tragique, leur sens du sacré, leur inaptitude à l'organisation, cette capacité à jeter toutes leurs forces par la fenêtre de l'instant, leur impulsivité épuisante, leur mépris pour l'avenir et pour tout ce qui ressemblait à une programmatique personnelle. Les Russes furent les champions des plans quinquennaux parce qu'ils étaient incapables de prévoir ce qu'ils allaient faire eux-mêmes dans les cinq prochaines minutes."

"Dieux, me disais-je, en pissant dans le noir, nous autres, pauvres garçons du XXIe siècle, ne sommes-nous pas des nains? Alanguis dans la mangrove du confort, pouvions-nous comprendre ces spectres de 1812? Pouvions-nous vibrer des mêmes élans, accepter les mêmes sacrifices?
[...] Désormais, l'évocation de la conquête sonnait comme une absurdité." (et oui braves gens, vous vous dites probablement la même chose que je me suis dite en prenant connaissance de cette envolée lyrique : tout ça pour ça...)

"Personne n'a célébré les chevaux de 1812 à la juste hauteur de leurs souffrances. Les hommes tombés au champ de guerre, eux, sont glorifiés. [...] Mais les bêtes? A quoi ont-elles le droit? A rien." (Faux, mon cher ami : Sexy Sushi leur a rendu un vibrant hommage dans un morceau émouvant)

"Il est de bon ton aujourd'hui de louer les vertus de l'errance. Nombre de voyageurs , adeptes des détours, nous servent leur soupe : "Il faut savoir se perdre pour se retrouver", disent-ils. "Le chemin vaut mieux que la destination", ajoutent les plus confucéens. "Il faut lâcher prise", concluent ceux qui ne pratiquent pas l'escalade. Question voyage, Goisque et moi ne nous sentions pas du genre promeneur. Nous n'étions pas des professionnels de la flânerie ni des chemins de traverse.
Nous nous situions plutôt du côté de la thèse de Tolstoï. Le vieux prophète écrivait dans La Guerre et la Paix : "Lorsqu'un homme se trouve en mouvement, il donne toujours un but à ce mouvement. L'espoir d'une terre promise est nécessaire pour lui donner la force d'avancer"."