Boussole

ENARD_Boussole

Boussole
Mathias Enard
Actes Sud
Roman
380 p., 21,80 €
ISBN: 9782330053123
Paru en août 2015

Où?
Le roman retrace des voyages effectués en Turquie, Syrie et Iran, passant notamment à Istanbul, Damas, Alep, Palmyre, Téhéran, Bandar Abbas mais traverse également l’Autriche (le narrateur est Viennois) ainsi que l’Allemagne, notamment à Tübingen, Stuttgart, Nuremberg et la France, à Paris et en Touraine. Sarawak, le Nord de l’île de Bornéo est également fréquemment évoquée.

Quand?
L’action se situe de nos jours, avec des récits de voyages en Syrie et en Iran il y a une trentaine d’années et l’évocation de siècles d’histoire qui ont forgé le Proche et Moyen-Orient et leurs relations avec l’Occident.

Ce qu’en dit l’éditeur
La nuit descend sur Vienne et sur l’appartement où Franz Ritter, musicologue épris d’Orient, cherche en vain le sommeil, dérivant entre songes et souvenirs, mélancolie et fièvre, revisitant sa vie, ses emballements, ses rencontres et ses nombreux séjours loin de l’Autriche – Istanbul, Alep, Damas, Palmyre, Téhéran… –, mais aussi questionnant son amour impossible avec l’idéale et insaisissable Sarah, spécialiste de l’attraction fatale de ce Grand Est sur les aventuriers, les savants, les artistes, les voyageurs occidentaux.
Ainsi se déploie un monde d’explorateurs des arts et de leur histoire, orientalistes modernes animés d’un désir pur de mélanges et de découvertes que l’actualité contemporaine vient gifler. Et le tragique écho de ce fiévreux élan brisé résonne dans l’âme blessée des personnages comme il traverse le livre.
Roman nocturne, enveloppant et musical, tout en érudition généreuse et humour doux-amer, Boussole est un voyage et une déclaration d’admiration, une quête de l’autre en soi et une main tendue – comme un pont jeté entre l’Occident et l’Orient, entre hier et demain, bâti sur l’inventaire amoureux de siècles de fascination, d’influences et de traces sensibles et tenaces, pour tenter d’apaiser les feux du présent.

Ce qu’en dit l’auteur
Interroger la frontière. Essayer de la comprendre, dans ses flux, ses reflux, sa mobilité. La suivre du doigt. Plonger la main dans le courant de la rivière ou la saignée du détroit. La parcourir avec ceux qui l’ont explorée, voyageurs, poètes, musiciens, scientifiques. En relever les traces, les cicatrices anciennes ou les interactions nouvelles. Entrevoir tour à tour sa violence et sa beauté. Exhumer des passions oubliées et des échanges enfouis, reprendre des dialogues parfois interrompus. Tenter humblement de recenser les marques de cette passion, de ce qui se joue entre soi et l’autre, entre Les Mille et Une Nuits et À la Recherche du temps perdu, entre L’Origine du monde et un pasha ottoman, entre le chant du muezzin et des lieder de Szymanowski.
J’ai été ce qu’on appelait autrefois un orientaliste. J’ai étudié l’arabe et le persan à l’Institut des langues orientales. Comme mes personnages, j’ai parcouru l’Égypte, la Syrie ou l’Iran. J’ai essayé de reconstruire cette longue histoire, celle de l’amour de l’Orient, de la passion de l’Orient, et des couples d’amoureux qui la représentent le mieux : Majnoun et Leyla, Vis et Ramin, Tristan et Iseult. Sans oublier ce qu’il peut y avoir de violent et de tragique dans ces récits, de rapports de force, d’intrigues politiques et d’échecs désespérés.
Ce long voyage commence à Vienne et nous amène jusqu’aux rivages de la mer de Chine ; à travers les rêveries de Franz et les errances de Sarah, j’ai souhaité rendre hommage à tous ceux qui, vers le levant ou le ponant, ont été à tel point épris de la différence qu’ils se sont immergés dans les langues, les cultures ou les musiques qu’ils découvraient, parfois jusqu’à s’y perdre corps et âme. M. E.

Ce que j’en pense
****
En voyant les images d’Alep se vidant de ses habitants, contraints à l’exil sous le poids des bombes qui s’abattent sur la ville, j’ai repensé à mon voyage en Syrie et aux fortes émotions de ce voyage au Proche-Orient. J’ai alors recherché dans le livre de Mathias Enard ce passage où il parle de cette superbe cité qui est en train d’être rasée : «Nous sommes rentrés à l’hôtel par le chemin des écoliers, dans la pénombre des ruelles et des bazars fermés – aujourd’hui tous ces lieux sont en proie à la guerre, brûlent ou ont été brulés, les rideaux de fer des boutiques déformés par la chaleur de l’incendie, la petite place de l’Évêché maronite envahie d’immeubles effondrés, son étonnante église latine à double clocher de tuiles rouges dévastée par les explosions : est-ce qu’Alep retrouvera jamais sa splendeur, peut-être, on n’en sait rien, mais aujourd’hui notre séjour est doublement un rêve, à la fois perdu dans le temps et rattrapé par la destruction. Un rêve avec Annemarie Schwarzenbach, T. E. Lawrence et tous les clients de l’hôtel Baron, les morts célèbres et les oubliés …»
Si la lecture de ce roman couronné du Prix Goncourt 2015 résonne aussi fort en moi, c’est d’abord pour les souvenirs qu’il évoque et que doivent partager tous ceux qui ont arpenté le site de Palmyre, les ruelles d’Alep ou le souk à Damas. Cette impression d’un drame absolu, né de la folie d’hommes qui ont oublié d’où ils venaient, combien leur culture, leur art, leur science et même leur religion était riche.
Avec une époustouflante érudition – je vous l’accorde, il faut quelquefois s’accrocher pour suivre le récit – Mathias Enard en témoigne. En nous entraînant sur les pas de Franz Ritter, musicologue installé à Vienne, il jette sans cesse des ponts entre les occidentaux avides de connaître cet orient au-delà des fantasmes. A moins que ce ne soit à cause de ces fantasmes qui ont nourri leur œuvre de musicien, de poète, d’écrivain.
Entre colloques universitaires et récits de voyages, entre découvertes archéologiques et conversations autour d’un verre ou d’un feu de camp, on découvre la richesse de l’orientalisme inventé par Napoléon Bonaparte «c’est lui qui entraîne derrière son armée la science en Egypte, et fait entrer l’Europe pour la première fois en Orient au-delà des Balkans. Le savoir s’engouffre derrière les militaires et les marchands, en Egype, en Inde, en Chine.»
Derrière lui, les écrivains et les musiciens seront nombreux à raconter leur vision de cet orient. De Victor Hugo avec «Les Orientales» à Chateaubriand, de T. E. Lawrence à Agatha Christie, de Klaus Mann à Isabelle Eberhardt, sans oublier les poètes comme Rimbaud, Nerval, Byron.
Pour le musicologue, il y a tout autant à raconter, tant les influences orientales parsèment les œuvres de Schubert, Beethoven, Mendelssohn, Schumann, Strauss, Schönberg. Il semble que l’occident tout entier ait eu cette soif d’Orient. «Les Allemands, dans l’ensemble, avaient des songes bibliques et archéologiques ; les Espagnols, des chimères ibériques, d’Andalousie musulmane et de Gitans célestes ; les Hollandais, des visions d’épice, de poivriers, de camphriers et de navires dans la tempête, au large du Cap de Bonne-Espérance.» Quant à Sarah et aux Français, ils se passionnent non seulement pour les poètes persans, mais aussi pour ceux que l’Orient en général avaient inspirés.
Voilà justement le moment de dire quelques mots de cette Sarah que Franz rencontre lors d’un voyage et qui va servir de fil rouge au romancier. Tout au long du roman, on suit en effet la quête de Franz, amoureux transi. La belle rousse, spécialiste de cet Orient qui le fascine tant, avec qui il va pouvoir partager ses découvertes. Même si cette femme ne possède rien («Ses livres et ses images sont dans sa tête ; dans sa tête, dans ses innombrables carnets»), il s’imagine, depuis une nuit à la belle étoile passée au pied de la forteresse d’Alep, ne plus jamais la quitter.
Mais c’est elle qui s’envolera pour enterrer son frère, traumatisme dont elle ne se remettra pas et que l’entraînera à «l’orient de l’orient».
Des années plus tard, il va pourtant la croiser à nouveau en Autriche : «L’avenir était aussi radieux que le Bosphore un beau jour d’automne, s’annonçait sous des auspices aussi brillants que cette soirée à Graz seul avec Sarah dans les années 1990, premier dîner en tête à tête…»
Sauf que «la vie est une symphonie de Mahler, elle ne revient jamais en arrière, ne retombe jamais sur ses pieds. Dans ce sentiment du temps qui est la définition de la mélancolie, la conscience de la finitude, pas de refuge à part l’opium et l’oubli».
Mathias Enard dit avec élégance la souffrance du manque. Au soir de sa vie, il a beau ressortir «la boussole qui pointe vers l’orient, la boussole de l’illumination, l’artefact sohrawardien. Un bâton de sourcier mystique», il compris que le monde qu’il a rêvé n’est plus, que seuls les récits témoignent de la beauté et de l’amour. Que le paradis est artificiel.
«Une bouffée d’opium iranien, une bouffée de mémoire, c’est un genre d’oubli de la nuit qui avance, de la maladie qui gagne, de la cécité qui nous envahit.»

Autres critiques
Babelio
Le Point (Christophe Ono-dit-Biot)
Télérama (Gilles Heuré)
BibliObs (Grégoire Leménager)
LaLibre.be (Guy Duplat)
La République des livres (Pierre Assouline)
Libération (Philippe Lançon)
Paris-Match (Gilles Martin-Chauffier)
Le Temps (Eléonore Sulser)
La Croix (Antoine Perraud)
Blog L’or des livres (Emmanuelle Caminade)
Blog Les heures perdues (Célian Faure)

Extrait
« Sarah avait soudain l’air abattue, j’ai remarqué qu’elle flottait dans son tailleur gris ; ses formes avaient été avalées par l’Académie, son corps portait les traces de l’effort fourni au cours des semaines et des mois précédents : les quatre années antérieures avaient tendu vers cet instant, n’avaient eu de sens que pour cet instant, et maintenant que le champagne coulait elle affichait un doux sourire rendu de parturiente – ses yeux étaient cernés, j’imaginais qu’elle avait passé la nuit à revoir son exposé, trop excitée pour trouver le sommeil. Gilbert de Morgan, son directeur de thèse, était là bien sûr ; je l’avais déjà croisé à Damas. Il ne cachait pas sa passion pour sa protégée, il la couvait d’un œil paternel qui louchait doucement vers l’inceste au gré du champagne : à la troisième coupe, le regard allumé et les joues rouges, accoudé seul à une table haute, je surpris ses yeux errer des chevilles jusqu’à la ceinture de Sarah, de bas en haut puis de haut en bas – il lâcha aussitôt un petit rot mélancolique et vida son quatrième verre. Il remarqua que je l’observais, me roula des yeux furibards avant de me reconnaître et de me sourire, nous nous sommes déjà rencontrés, non ? Je lui ai rafraîchi la mémoire, oui, je suis Franz Ritter, nous nous sommes vus à Damas avec Sarah – ah bien sûr, le musicien, et j’étais déjà tellement habitué à cette méprise que je répondis par un sourire un peu niaiseux. Je n’avais pas encore échangé plus de deux mots avec la récipiendaire, sollicitée par tous ses amis et parents que j’étais déjà coincé en compagnie de ce grand savant que tout le monde, en dehors d’une salle de classe ou d’un conseil de département, souhaitait ardemment éviter. Il me posait des questions de circonstance sur ma propre carrière universitaire, des questions auxquelles je ne savais pas répondre et que je préférais même ne pas me poser ; il était néanmoins plutôt en forme, gaillard, comme disent les Français, pour ne pas dire paillard ou égrillard, et j’étais loin de m’imaginer que je le retrouverais quelques mois plus tard
à Téhéran, dans des circonstances et un état bien différents, toujours en compagnie de Sarah qui, pour l’heure, était en grande conversation avec Nadim – il venait d’arriver, elle devait lui expliquer les tenants et aboutissants de la soutenance, pourquoi n’y avait-il pas assisté, je l’ignore ; lui aussi était très élégant, dans une belle chemise blanche à col rond qui éclairait son teint mat, sa courte barbe noire ; Sarah lui tenait les deux mains comme s’ils allaient se mettre à danser. Je me suis excusé auprès du professeur et suis allé à leur rencontre ; Nadim m’a aussitôt donné une accolade fraternelle qui m’a ramené en un instant à Damas, à Alep, au luth de Nadim dans la nuit, enivrant les étoiles» (p. 14-15)

A propos de l’auteur
Né en 1972, Mathias Enard a étudié le persan et l’arabe et fait de longs séjours au Moyen-Orient. Il vit à Barcelone.
Il est notamment l’auteur de six romans parus aux éditions Actes Sud : La perfection du tir (2003, prix des Cinq Continents de la francophonie ; Babel n° 903), Remonter l’Orénoque (2005), Zone (2008, prix Décembre, prix du Livre Inter ; Babel n° 1020), Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants (2010, prix Goncourt des Lycéens, prix du Livre en Poitou-Charentes 2011), Rue des Voleurs (2012) et Boussole (2015).
Ainsi que Bréviaire des artificiers (Verticales, 2007) et L’alcool et la nostalgie (Inculte, 2011 ; Babel n° 1111). (Source : Editions Actes Sud)

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