Expliquer en quoi Archives du vent est selon moi un très bon livre est singulièrement difficile. J'ai l'impression que c'est un peu le genre de roman qui te piège dans son propre univers, ses propres références, sa propre logique... avant de te le laisser sortir un peu hébété, ravi mais pas forcément capable de lui rendre justice... Tu es alors sorti de son système de référence, des repères qu'il a savamment posés un à un, et si tu as le malheur de sortir certains de ses préceptes hors contextes, ils n'ont plus l'air de rien, alors que placés où ils étaient, dits de cette façon, ils décoiffaient. Je vais essayer tout de même, parce que bon, sinon, il n'y aurait pas de chronique, et ce serait dommage que je passe des heures à vous parler des livres qui ne m'ont pas totalement convaincue pour ne pas poster sur ceux qui m'ont vraiment emportée comme jamais... Mais sachez-le, c'est bien plus difficile !
On découvre au début du roman le personnage d'Egon Storm, réalisateur de génie qui a inventé le Movicône : un procédé révolutionnaire qui à partir des images dont on dispose d'acteurs et personnalités disparus permet de reconstituer toute une palette afin de leur faire jouer de nouveaux rôles. Il réalise trois films à l'aide de cette technique : Nebula, La Septième Solitude et Le Rapport Usher, qui sortent tous à cinq ans d'intervalle. Cinq ans plus tard après le dernier, il fait parvenir à son projectionniste un ensemble de confidences où il évoque l'existence d'un quatrième et dernier film, Erland Solness ...
Archives du vent, c'est toute l'histoire qui court, sinueuse, autour de ce film mystérieux, que le spectateur du roman ne découvrira peut-être un jour que par le plus heureux des hasard. Entre deux chapitres-fondus au noir, on découvre de nouveaux personnages : Egon Storm, qui nous semblait si lointain au début, alors qu'on ne le percevait que par ses confidences de réalisateur, nous apparaît plus touchant, plus familier, alors qu'on le côtoie plus directement ensuite ; Erland Solness, compagnon d'infortune et ami d'adolescence, se révèle pour Storm une source d'inspiration, plus profonde et inépuisable qu'en apparence... enfin, ses descendants aux multiples visages, oscillant tour à tour entre le réel et le fictionnel, à la fois obstacles et adjuvants dans la création d'Erland Solness, l'oeuvre. C'est difficile de bien décrire, parce que le livre est compliqué. Rien n'y est moins clair que les frontières entre le monde réel et l'autre-monde, bastion de l'imagination, et parfois reflet déformé, agrandi, amélioré de ce qui a déjà eu lieu. Mais ce n'est pas grave, parce que ça ne m'a jamais semblé inutilement compliqué. Le flou artistique qui entoure certains passages, leur poésie diffuse, les décrochages de sens, les bonds de la logique et de la perception, tout semble avoir sa place dans ce roman. A plusieurs reprises, au cours de ma lecture, j'ai d'ailleurs songé aux premiers mots d'Henri de Régnier, dans l'avis au lecteur de La Canne de jaspe :
Un roman ou un conte peut n'être qu'une fiction agréable. S'il présente un sens inattendu au delà de ce qu'il semble signifier, il faut jouir de ce surcroît à demi intentionnel sans y exiger trop de suite et en le considérant comme né fortuitement des concordances mystérieuses qu'il y a, malgré tout, entre toutes choses.
Le surcroît ici est peut-être très intentionnel ; toujours est-il que c'est bien ce dont parle Archives du vent : des concordances mystérieuses qu'il y a, malgré tout (j'aime beaucoup ce malgré tout), entre toutes choses. Et du rôle du créateur dans toute cette apparence de chaos. Tout cela à grand renfort de métaphores autour de la lumière (quoi de plus naturel dans un livre à ce point cinématographique), pour dire les racines souterraines de la création artistique :
Aurais-je été moins fasciné par les vestiges de mon imagination, que je me serais alors avisé d'une vérité pourtant évidente : à l'inverse de la photographie qui parle le langage de la lumière, l'imagination utilise cette lumière pour donner voix à notre propre nuit. Que dit celle-ci ? Tout ce que vous ne voulez pas entendre, mais aussi ce que vous avez mal entendu... ou ce que l' on vous a tu.
Énième variation sur le thème du double, qui réussit à trouver sa voie et son originalité alors même que le livre est saturé de citations et de références, Archives du vent de Pierre Cendors me restera en mémoire. Je vous conseille de le lire, ne serait-ce que parce qu'il ne ressemble à aucun livre que j'ai pu lire, à aucun film que j'aie pu voir... et qu'il m'a pourtant rappelé bien des escales dans mon parcours artistique.
Ainsi en est-il de ce monde pour l'enfant : c'est une grande force de nuit où la lumière fait gesticuler les ombres. Certains, comme toi ou moi, Erland, médusés par l'hostile merveille, ont reculé d'un pas dans l'obscur de leur langue, perdant en même temps que l'éclairage de leur voix, leur chemin vers l'appartenance. Dès lors, ceux-ci n'ont eu d'autre choix que de chercher un langage de survie et l'ont trouvé dans l'art, ce langage pouvant se déclarer aussi bien par un verbe que par un silence essentiel. Les autres, fuyant dans leur parole, courent toujours...
Une inquiétante et belle étrangeté.
Archives du vent, rencontre avec Pierre Cendors, Frédérique Roussel sur Libération