[Y] La jeune fille suppliciée sur une étagère d’Akira Yoshimura

[Y] La jeune fille suppliciée sur une étagère d'Akira Yoshimura

[Y] La jeune fille suppliciée sur une étagère d’Akira YoshimuraCe titre-là, il me semble que cela fait des années qu'il me suit, discrètement. Il faut dire qu'on s'en souvient une fois qu'on l'a croisé. Cependant, je n'avais rien lu de Yoshimura. C'est grâce à mon challenge ABC que je me suis enfin lancée : après hésitation, j'ai acheté cet ouvrage à ma librairie préférée, et je l'ai lu d'une traite, dans la nuit.

Le présent livre rassemble deux nouvelles : La Jeune fille suppliciée sur une étagère et Le Sourire des pierres. La critique nous parle beaucoup de la première nouvelle, et je peux comprendre pourquoi : elle est dérangeante. Nous percevons le monde par les yeux d'une jeune fille de 16 ans qui vient de mourir. Son corps est vendu par ses parents et elle traverse une dernière fois les rues de son quartier pour arriver dans une morgue où elle est découpée, ouverte, présentée aux étudiants de médecine. Alors que le corps, découpé, entaillé, plongé dans des bains étranges où on le laisse mariner, collé à d'autres corps, perd de plus en plus son humanité, la voix qui décrit toutes les étapes reste profondément humaine - juste un peu lointaine. La jeune fille décrit méthodiquement, avec quelques restes de honte et de pudeur d'abord, puis de plus en plus froidement les diverses expériences subies par son corps, avec seulement un peu d'impatience, parfois - comme dans l'attente d'une paix à venir. Je ne sais s'il est possible de " spoiler " un tel texte : Yoshimura décrit moins une intrigue qu'un processus. Toujours est-il que si vous souhaitez vous réserver la surprise de la chute, mieux vaut passer au prochain paragraphe ... Cette paix à laquelle aspire la jeune fille suppliciée n'arrivera pas. Son corps, incinéré, est rendu à la famille qui n'en veut pas. Un jeune homme, qui serre l'urne contre son coeur, la dépose sur une étagère d'un petit bâtiment à part du cimetière : celui des gens dont personne ne s'occupe. La jeune fille pense d'abord trouver le repos tant attendu dans ce lieux mais, à la faveur du silence, elle entend un bruit, récurrent - du genre de ceux qu'on ne peut plus ignorer dès lors qu'on les a remarqués et qui vous empêchent à tout jamais de dormir. Le lent effritement des os dans les urnes, signe d'une disparition toujours en marche, réussit à arracher un cri de détresse à celle qui a tout vu - depuis le désagrègement complet de son corps jusqu'à l'abandon d'une mère déçue d'avoir reçu si peu d'argent pour ce sacrifice.

J'ai lu quelque part que Yoshimura voulait décrire la détresse des foyers japonais dans l'après-guerre. La mère de la jeune fille est une noble déchue, le père dilapide au jeu le peu d'argent que le couple parvient à gagner. La jeune fille de seize ans, encore vierge, enchaînait les numéros dans les cabarets et clubs de strip-tease pour arrondir les fins de mois. En figurant ainsi la pureté suppliciée (personne au fond ne fait cas de l'innocence de la demoiselle ou même de sa beauté - quelques regrets de la part des hommes venus l'emporter, au départ, bien vite envolés devant le spectacle de jolies femmes passant en voiture et bloquant le corbillard) Yoshimura décrit un monde qui a perdu de vue quelques unes de ses valeurs fondamentales.

Alors que mon regard, curieusement, était limité aux parois du cercueil et plus loin à la carrosserie de la voiture, le spectacle de l'impasse mouillée par la pluie, étrangement clair, me semblait frais et transparent, comme vu à travers les parois d'un aquarium dont on aurait tout juste changé l'eau.

Le deuxième récit, Le Sourire des pierres, est beaucoup moins souvent évoqué que le premier. Je n'ai pas trouvé pourtant qu'il souffrait de ce voisinage. Certes, il peut sembler moins percutant au premier abord : tandis que La jeune fille suppliciée sur une étagère nous fait entendre la voix d'une morte qui décrit toutes les étapes de la disparition de son corps, le deuxième récit nous plonge dans une histoire beaucoup plus en demi-teinte. Mais celle-ci reste troublante. Eichi retrouve Sone, un ancien camarade de classe qui a déménagé suite au double suicide de son père et de l'amante de celui-ci. Il est toujours un peu bizarre et confie à Eichi qu'il a trouvé un filon pour se faire un peu d'argent. Il l'emmène ainsi dans une ancienne forêt où tous deux recueillent de vieilles statues funéraires, qu'il s'agit ensuite de revendre au prix fort auprès des touristes. Cependant, Sone, marqué par la mort, semble exercer une étrange fascination autour de lui. Après la fille de sa précédente logeuse, venue pour se suicider avec lui, la sœur même d'Eichi, divorcée après que son mari a découvert qu'elle ne pouvait avoir d'enfants, commence à avoir un comportement inquiétant. Est-ce l'influence de Sone, ou celle des statues qui peuplent sa chambre, avec leur sourire énigmatique... ?

L'avantage d'avoir affaire à plusieurs personnages vivants, c'est qu'on peut pousser un peu plus avant leur construction psychologique. J'ai été touchée par le personnage de la sœur qui se lance dans une tâche qui semble sans réelle fin pour tromper son ennui et son sentiment d'inutilité - notons qu'Eichi ne s'inquiète pas lorsqu'elle s'occupe des heures à cette tâche mais plutôt lorsqu'elle y renonce, car alors, que lui reste-t-il ? Par l'aura inquiétante de Sone ou l'histoire de la sœur d'Eichi, Le Sourire des pierres traite assez finement du deuil et du renoncement. La fin, très ambiguë, laisse le lecteur sans réponse tranchée. A lui de décider de faire basculer le récit dans le fantastique ou le drame psychologique. J'avoue pour ma part n'avoir pas tout à fait tranché : j'aurais peut-être même aimé en savoir plus sur les pierres étranges qui, discrètes, sont pourtant au centre de cette histoire.

La jeune fille suppliciée sur une étagère propose donc deux récits troublants, écrits dans une langue très pure. Deux récits qui nous invitent à nous pencher vers le précipice et à y contempler la peur du néant et de la disparition - de soi (ce livre est un bon memento mori quand on y pense), mais aussi d'une forme de rapport à la mort et à la finitude qui tend peut-être à se compliquer dans nos sociétés modernes.