Richard Brautigan, L’Avortement

Richard Brautigan, L'Avortement

Richard Brautigan, L’Avortement

Il faut que je vous confesse quelque chose : je suis tombée amoureuse de la prose de Richard Brautigan. J'ai découvert cet auteur voilà quelques mois, grâce à un club de lecture, et j'avais chroniqué pour l'occasion Un privé à Babylone. Mais depuis, j'en ai lu d'autres et, c'est ridicule à dire, mais je les ai trop aimés pour les chroniquer correctement. Il y a d'abord eu La Vengeance de la pelouse, un recueil de formes courtes, petits textes en prose poétique sur le quotidien ; puis Mémoires sauvés du vent, souvenirs d'enfance romancés, du temps où l'auteur avait entre douze et quatorze ans. Celui-là, pour tout dire, m'a bouleversée, tellement que je n'avais pas si quoi écrire dessus. Et là, j'ai lu celui-là, j'y ai retrouvé tout ce que j'aime chez Brautigan... et je me dis qu'il est temps que j'en parle à nouveau, au moins un peu.

Ce court roman commence dans une bibliothèque d'un genre particulier. Ses horaires officiels pourraient être ceux de n'importe quelle bibliothèque, mais le héros y vit et ouvre la porte quand sonne la petite clochette installée à l'entrée. Il ne faudrait surtout pas manquer l'arrivée d'un livre. Sa bibliothèque a pour mission de recueillir les manuscrits oubliés, tous les refusés des maisons d'édition, des petits livres des enfants aux mémoires raturées des grand-mères. Il inscrit titre, nom de l'auteur et un bref résumé dans un grand registre puis invite l'auteur à déposer lui-même son livre, là où il veut. Personne ne le lira de toute façon. Lui, en tant que bibliothécaire, a reçu le plus doucement et le plus aimablement possible l'auteur, qui s'est senti important. Son travail a été reconnu. Il peut repartir dans la vie, écrire autre chose ou laisser tout cela derrière lui. C'est à la fois doux et triste, cette bibliothèque où l'on archive avec tant de soin les bizarres et les illisibles, mais où personne ne lit jamais personne. L'auteur s'amuse un instant à faire la liste des derniers livres reçus, des recettes de Dostoïevski à la culture des fleurs à la lueur des bougies dans une chambre d'hôtel.

Un soir, c'est une magnifique jeune femme qui fait tinter la sonnette. Elle vient y déposer un livre, où elle crache toute la haine de son corps, parce qu'elle a l'impression qu'il n'est pas à elle. Elle et le bibliothécaire tombent amoureux, et, au vu du titre, je pense ne pas vous gâcher l'intrigue en vous révélant qu'elle tombe bientôt enceinte. Le roman conte alors leur voyage jusqu'au Mexique pour pratiquer un avortement. Lorsqu'ils reviendront au seuil de l'étrange bibliothèque, pourtant, plus rien ne sera jamais pareil...

Brautigan m'a fait prendre conscience de beaucoup de mes limites. C'est devenu aujourd'hui un de mes auteurs préférés et je me trouve souvent incapable d'en parler, d'expliquer pourquoi. Je vois dans ses textes une poésie très particulière, qui se cache entre le dénuement et les erratiques digressions des phrases, entre les rêveries du personnage - un peu toujours le même, perdu, décalé, solitaire - et le quotidien qui s'y invite. L'art de Brautigan, c'est le surgissement de la vie de tous les jours dans un esprit qui rêve - et l'inverse. Déchiffrer exactement ce qu'il veut dire me semble impossible et, peut-être même non souhaitable. Peu importe. Il crée une vibration au monde, affute notre regard, et nous rend plus sensibles à la beauté des choses qu'habituellement on ignore. Voyant la belle jeune femme faire du café, le narrateur s'attarde et rêvasse : " C'est étrange comme les choses simples de la vie continuent simplement tandis que nous, nous compliquons. "

Richard Brautigan est, je crois, devenu un de mes auteurs préférés. Et je l'explique à peine. C'est devenu une sorte de repère, quelqu'un que je retourne lire de temps en temps. Comme Jean de Tinan, au fond. D'ailleurs, j'y pense... Il me semble qu'en pensant à Tinan - mais peut-être que j'invente ? on a parlé de poétique du frôlement. Je crois que l'expression conviendrait tout aussi bien à Brautigan. Par chance, il me reste plein de titres à découvrir, mais je les savoure au compte goutte : j'ai l'impression de moins les apprécier lorsque je les enchaîne car, l'habitude venant, je perds la mesure de ce qui lui est propre. Retourner vers lui après diverses pérégrinations littéraires, en revanche, c'est comme retrouver un ami de longue date, dont la conversation vous fait du bien. Je ne saurai donc trop vous inviter à plonger dans son œuvre si particulière. J'ai terriblement l'impression de ne pas lui rendre justice.

Il y avait aussi quelque chose d'étrange dans son aspect, quelque chose que je ne savais pas trop comment exprimer parce que son visage était comme un labyrinthe parfait qui, pour l'instant, me détournait de quelque chose.