The Atlantic Waltz’ de Malachy Tallack, interprétée en live par l’auteur avec Andrew Gifford, Jenna Reid and Laura-Beth Salter.
Les hommes de Shetland
Malachy Tallack
Éditions Buchet-Chastel
Roman
Traduit de l’anglais (Écosse) par Anne Pouzargues
280 p., 21,90 €
EAN 9782283039809
Paru le 28/08/2025
Où ?
Le roman est situé principalement en Écosse, sur une île de l’archipel de Shetland. On y évoque aussi des voyages à Aberdeen et Glasgow.
Quand ?
L’action se déroule de 1957 à 1981.
Ce qu’en dit l’éditeur
1957. Sur un bateau de chasse à la baleine dans l’Atlantique Sud, Sonny affronte autant de tempêtes que de désespoir, face à la violence de cette vie en mer. Lorsqu’il rentre enfin chez lui, sur une île de l’archipel de Shetland, il tombe amoureux de celle qui deviendra sa femme, Kathleen. Ensemble, ils auront un fils, Jack, un garçon sensible, introverti, passionné de musique. Des années plus tard, Jack a vieilli et vit seul dans le cottage de son enfance, à l’ombre d’une colline. Sa vie tourne au rythme de la musique country, qu’il écoute et écrit sans cesse.
Les Hommes de Shetland est leur histoire, mais aussi celle d’un chaton appelé Loretta, d’une petite fille en quête d’amitié, des chansons qui accompagnent notre vie, de ce que l’océan donne et prend. Un bijou d’amour, de nature et d’humanité.
Les critiques
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Malachy Tallack présente « Les hommes de Shetland » © Production Éditions Buchet-Chastel
Les premières pages du livre
« LA VAGUE IMMENSE
1957
Et d’un seul geste, comme appelée à la vie, une vague immense s’éleva. Elle s’éleva d’abord comme le dos large d’une baleine, et puis, comme quelque chose de monstrueux, quelque chose de montagneux, elle s’éleva plus haut encore.
Ces hommes qui se tenaient sur le pont du bateau tournèrent les yeux vers l’eau, et ils surent à cet instant comme leur navire pouvait être fragile. Pendant des semaines, ils avaient parcouru l’océan émaillé de glace, à chercher et à massacrer les créatures de ce lieu. Ils les avaient laissés, ces corps gigantesques, se faire dépecer et vider, réduire en graisse et en sang, en huile et en farine, en rouge à lèvres et en margarine. Ils avaient travaillé jusqu’à ce que leurs propres os tressaillent d’épuisement, que leur peau plisse et lézarde de froid. Ils avaient désiré, ces hommes, leur foyer.
Au cours des tempêtes précédentes, ils avaient trouvé refuge, s’étaient blottis sous le vent des icebergs, certains gros comme des îles, d’autres gros comme des villes. Ils avaient attendu que le pire soit passé, et puis ils s’étaient remis au travail. Mais cette tempête-là était différente. Elle vint sans crier gare, la dernière semaine de l’année. Le vent les avait griffés et mordus, puis les avait frappés comme un poing. Le bateau tangua et grogna lorsque les premières vagues arrivèrent. Mais elles n’étaient rien auprès de ce qui arriva ensuite.
La plupart des hommes à bord ne pouvaient pas voir la vague immense – depuis leur cabine, depuis la salle des machines, depuis le réfectoire –, mais tous semblaient savoir qu’elle advenait. À l’intérieur du bateau, l’air s’était épaissi ; les narines, les yeux et les gorges s’étaient bouchés de sel. Tous les sens se tournèrent vers l’eau.
Lorsque le mur d’océan commença à se dresser au-dessus d’eux, chaque homme s’agrippa à ce qui lui semblait le plus robuste. Certains durent prier, marmonner des mots qu’ils n’avaient pas prononcés depuis leur dernier passage à l’église. D’autres pensèrent à leurs femmes et enfants, ou aux femmes et enfants qu’ils espéraient un jour avoir. Ils pensèrent aux mères et aux pères et aux amis et aux amantes, et aux îles et aux villes qu’ils avaient laissés derrière.
Et quand la vague immense enfin s’abattit sur eux, quand l’air devint eau et que l’eau devint tout et que tout fut noyé dans l’obscurité, la mort parut certaine – leur sort, à tous, scellé. Ils fermèrent leurs yeux et contractèrent leur corps, chacun croyant n’avoir plus que quelques inspirations à prendre, que quelques secondes à vivre.
Et puis, une fois ces secondes écoulées, un autre moment s’accomplit, noyé de lumière, pendant lequel ces hommes purent se demander si, peut-être, leurs prières avaient été exaucées, si, peut-être, le bateau sur lequel ils se tenaient pourrait rester à flot, si, peut-être – par miracle –, chacun d’entre eux reverrait son foyer.
Il y en eut parmi ces hommes qui sentirent dans ce moment lumineux, et dans les heures qui vinrent ensuite, comme une renaissance, comme si la vague les avait décrassés et rejetés de nouveau dans le monde. Aucun ne parla tout haut de ce sentiment. Tous supposèrent qu’eux seuls l’avaient ressenti, qu’eux seuls avaient été épargnés pour une raison précise.
Pour l’un de ces hommes – Sonny, matelot, tout juste vingt ans, et embarqué dans son troisième voyage vers l’océan Austral – la raison était évidente. Lorsqu’il rentrerait à Shetland dans cinq mois, avec une liasse de billets dans la poche, et l’odeur de l’huile rance et de la soude caustique incrustée dans la peau, il demanderait à Kathleen Anderson de Treswick de l’épouser. La douce Kathleen, aux yeux de miel. Et ensemble ils bâtiraient un foyer.
1
La maison Paton, appelée Hamar, se trouvait à près d’un kilomètre du rivage atlantique, derrière une crête de granite dentelée qui dissimulait toute vue de l’eau. Cela avait pu interloquer les touristes qui passaient par là au mois de juin. Pourquoi construire sur une île une maison depuis laquelle la mer ne peut être vue ? Mais si ces touristes étaient revenus en hiver, alors que hurlait un grand vent du sud-ouest, la réponse aurait paru évidente. La maison demeurait à l’abri. Elle faisait face aux champs qui avaient un jour appartenu à ceux qui vivaient à l’intérieur.
Jack Paton, désormais le seul occupant de Hamar, ne possédait plus ces champs. Il avait vendu l’exploitation quelques années après la mort de ses parents – tous les deux, ensemble, l’été de ses vingt et un ans – et gardé uniquement la maison, la longue remise en pierre, et une bande de jardin entre les deux.
Sous un certain angle, la maison de Jack semblait, encore, être le simple cottage à trois pièces qu’elle avait été pendant plus d’un demi-siècle. Depuis ce certain angle, l’extension laide construite par son père en 1960, l’année de la naissance de Jack – la chambre supplémentaire, la cuisine étroite, la salle de bains froide –, était plus ou moins invisible. Mais même ainsi, on ne pouvait pas dire que la maison était jolie. Elle était trop ordinaire pour ça, trop de temps avait passé depuis le dernier coup de pinceau.
Pendant des années après la vente de la ferme, Hamar était restée seule, au bout d’un chemin sans asphalte dont les innombrables nids-de-poule devaient être comblés et comblés encore chaque été. Et puis, une décennie plus tôt, le plus proche voisin de Jack, le vieil Andrew, qui lui avait acheté la terre, eut une crise cardiaque et prit sa retraite. Son fils aîné – Andrew, lui aussi – vendit peu après un morceau de ce terrain, à l’autre bout du chemin, là où il rejoignait la route principale. Un couple d’Anglais en fit l’acquisition et construisit une maison : un énorme truc en bois, bleu de Suède, avec des fenêtres partout et une large véranda tout droit sortie d’un western. Ils y vécurent ensemble pendant sept ans, jusqu’à ce que le mari parte, laissant derrière lui sa femme, Sarah, et sa petite fille, Vaila.
Jack, lui, n’avait pas de femme. Il n’en avait jamais eu, et puisqu’il avait presque soixante-trois ans désormais, il considérait comme extrêmement improbable l’idée d’en avoir une un jour. Cela avait été une source de regrets à certains moments de sa vie, mais il choisissait de ne pas s’appesantir trop souvent là-dessus. On fait avec, se disait-il lorsque le regret refaisait surface. On fait avec.
Quelqu’un qui ne connaîtrait pas Jack, qui le jugerait à son apparence et son statut de célibataire perpétuel, pourrait se tromper sur plusieurs points. Par exemple, il jetterait un œil à l’antique salopette qu’il portait souvent, à la barbe en bataille sur son visage. Il verrait la peinture écaillée de la façade et supposerait que les pièces dans lesquelles il vivait étaient également mal tenues, ou même malpropres. Il imaginerait de la vaisselle sale, et des piles de vieux journaux contre les murs. Il penserait que c’était un homme qui entassait, qui remplissait chaque centimètre d’espace avec des choses dont il n’aurait jamais besoin, un homme pour qui les détritus de la vie étaient devenus une sorte de compagnie.
Mais rien de tout cela n’était vrai. La maison de Jack était bien rangée. De fond en comble. Et la seule chose qu’il entassait, outre la solitude, était la musique. Le séjour de Hamar, qui donnait sur un pré à cheviots, était plein de CD et de vinyles, classés par ordre alphabétique sur les étagères. La maison de Jack était pleine à craquer de chansons.
Si vous regardiez la première de ces étagères, tout là-haut sur la gauche, à côté de la porte, vous trouveriez Roy Acuff auprès de Kay Adams. Et si vous regardiez la dernière, là contre la fenêtre, il y aurait Dwight Yoakam et Faron Young. Car la musique que Jack aimait, c’était la musique country. Les chansons qu’il écoutait, et qu’il chantait, étaient des chansons de country.
Pour un homme dans la soixantaine, Jack était plutôt en forme. Il avait du ventre, naturellement, et parfois il observait le monticule de chair et de gras comme s’il appartenait à quelqu’un d’autre. Celui-ci était apparu un jour – c’est du moins ce qu’il avait semblé – alors qu’il avait une quarantaine d’années, et il n’était jamais reparti. Mais cela ne le ralentissait pas. Il marchait chaque matin avant le petit déjeuner, montait la crête derrière la maison jusqu’à l’endroit où la mer apparaissait. Je fais juste le tour du propriétaire, aurait-il répondu, si quelqu’un lui avait posé la question. Mais personne ne la lui posait. Si ses voisins avaient remarqué ces excursions quotidiennes, ils ne lui en avaient jamais parlé.
Il y avait un chemin facile qui montait la colline et redescendait, un peu au nord de la maison. Mais ce n’était pas le chemin que Jack empruntait. À la place, il gravissait chaque fois le même sentier raide, son rythme cardiaque grimpait, la sueur perlait sur son front. Il ne s’arrêtait pas avant d’avoir atteint le point culminant.
De là-haut, on avait une large vue sur l’eau. La terre semblait perdre pied au bas de la pente, à quelques centaines de mètres. On pouvait voir la courbe large de la baie de St Magnus, et des bouts de terre au nord et au sud. On pouvait voir la petite plage où le bateau de son père s’était échoué le jour suivant la noyade de ses parents. Avant, Jack pensait parfois à ça quand il montait là. Mais dernièrement il ne pensait pas beaucoup. Il se contentait de parcourir un instant l’horizon des yeux, de faire demi-tour et de rentrer chez lui, la faim grandissant à chaque pas.
Au petit déjeuner des œufs, parfois du porridge. Des toasts, s’il avait la flemme. Il mangeait à table, à sa place attitrée, avec une tasse de thé pour faire passer tout ça. L’heure dépendait de la saison. En été, il se levait au moment où il se réveillait. Peu importait l’heure, en fait : le soleil serait levé. Mais en hiver, pas la peine de sortir du lit avant neuf heures. À quoi bon déambuler dans l’obscurité.
Au cours de la majeure partie de sa vie, le programme de Jack avait été plus rigide. Son temps avait été davantage sollicité. Il avait été facteur pendant plus de vingt ans, il ramassait le courrier le matin dans une vieille camionnette rouge et rouillée du bureau de poste, puis il s’arrêtait tour à tour à chaque maison pour le livrer. Ça lui avait bien plu, dans l’ensemble. Il aimait hocher la tête et dire bonjour à ses voisins sans devoir s’arrêter et discuter. Faut que j’me magne ! disait-il, si quelqu’un tentait de lui tenir la jambe. Il agitait la main et s’en allait. Mais un matin, il en avait eu assez. Il voulait rester au lit et dormir. Et même s’il ne le fit pas, même s’il alla au travail comme cela était attendu de lui et effectua sa tournée, il posa sa démission cet après-midi-là, et voilà.
Ensuite, il avait fait différents boulots, souvent à mi-temps. Il avait conduit une camionnette de livraison pendant quelques années. Plus tard, il avait travaillé à l’aérodrome de Scatsta, il chargeait et déchargeait les sacs des hélicoptères et des avions pour les employés du pétrole qui rejoignaient les plateformes. Et puis l’aérodrome de Scatsta avait fermé.
En fait, comme il était resté dans la maison dont il avait hérité, et comme il n’avait pas eu d’enfants, le porte-monnaie de Jack n’avait jamais été soumis à trop rude épreuve. Il avait besoin de manger, de pouvoir allumer le courant, de remplir le réservoir avec de l’huile de chauffage lorsque le niveau baissait, de conduire sa voiture par les routes. Et il avait besoin d’acheter de la musique. Mais c’était plus ou moins tout. Pour lui, le temps comptait plus que l’argent, et comme le premier était plus facile à accumuler que le second, il s’en était plutôt bien sorti.
Ces jours-ci, Jack travaillait seulement une heure ou deux chaque soir de la semaine. On l’appelait technicien de surface, mais en réalité il faisait le ménage. Il balayait et aspirait les bureaux d’une entreprise d’élevage de saumons à Treswick, à cinq kilomètres de chez lui. Il vidait les poubelles, essuyait les bureaux et astiquait le sol des toilettes. Il remplaçait les ampoules quand elles grillaient, mais le travail n’était jamais plus technique que ça. Il soupçonnait qu’on lui avait fait une gentille faveur en lui donnant ce boulot.
Certains ont pu penser que Jack était un fainéant – ils auraient, peut-être, élaboré cette conviction à la vente de la ferme, et rien de ce qu’il avait fait depuis ne les avait détrompés –, mais quiconque lui avait demandé de l’aide au cours des dernières années l’avait trouvé prêt à donner un coup de main, sans jamais rien demander en retour. Lorsque les gens pensaient à lui, ils se disaient que c’était un type bien – encore fallait-il qu’ils pensent à lui. Et maintenant qu’il approchait de l’âge de la retraite, personne ne lui en voulait de ne pas avoir travaillé très dur.
Après le petit déjeuner, il avait pour habitude de s’asseoir un moment et de lire. Parfois les informations, sur son ordinateur. Parfois un magazine. Parfois un livre. Tout ce dont il avait envie. Quelques heures pouvaient passer ainsi, et elles étaient souvent parmi les plus heureuses heures du jour. Il y avait un certain luxe, pour Jack, à mettre à profit ses matinées, à se concentrer sur des mots. Au bout d’un moment, pourtant, cette concentration s’amenuisait et le désir de thé supplémentaire croissait. Il quittait son fauteuil, ou son bureau dans la chambre du fond où vivait l’ordinateur. Il grognait ou soupirait, d’ordinaire, à la manière dont s’autorisent ceux qui vivent seuls, et il se traînait, lourdement, vers la bouilloire.
Jack était un homme imposant. Pas immense – il mesurait un mètre quatre-vingt-cinq, à peine quelques centimètres de plus que la moyenne –, mais il était robuste et bien bâti, ce qui le faisait paraître plus massif. Même la légère inclinaison du dos qu’il avait développée au cours des dernières années – trop de temps penché sur sa guitare, se disait-il, bien que son habitude de marcher la tête baissée en fût certainement davantage responsable – ne l’avait pas rétréci. Il pénétrait dans une pièce et les gens levaient les yeux. Ils le remarquaient. Il avait parfois souhaité être plus petit.
La deuxième tasse de thé de la journée, pensait Jack, était souvent la meilleure de toutes. Elle pouvait provoquer une sorte de redémarrage, un nouveau départ. Il était quelque part entre neuf heures et midi, la plupart du temps, selon la saison et selon son humeur. La journée était encore longue, en d’autres termes, et avec cette deuxième petite dose de caféine il pouvait sonder les heures à venir et décider comment les dépenser au mieux.
Parfois, il retournait à son livre, surtout s’il faisait mauvais temps. Ou bien il glissait un CD dans la chaîne, s’asseyait et écoutait, les pieds posés sur un tabouret. Mais en été, lorsqu’il ne pleuvait pas, Jack emportait souvent son thé dehors, enfilant sa combinaison de travail et ses bottes en caoutchouc près de la porte.
Le jardin, du côté sud de la maison, avait une forme étrange – vingt mètres de long, à peu près, sur six de large. Lorsqu’il avait vendu le reste de la terre, Jack avait souhaité en garder assez pour faire pousser quelques légumes, et il avait aussi voulu la vieille remise. À elles deux, la maison et la remise, elles encadraient deux côtés du jardin. Les deux autres côtés – délimités, semblait-il, dans un moment de désorientation extrême – étaient signalés par une clôture en barbelés, que Jack enjambait chaque matin lorsqu’il partait marcher.
C’était plus qu’il n’en avait besoin, depuis toujours. Mais il aimait bien ce jardin. Il aimait savoir qu’il pourrait augmenter la production si jamais cela semblait nécessaire. Au moins un tiers de l’espace était inutilisé chaque année, et dans le coin le plus proche de la maison il plantait des fleurs plutôt que des légumes : quelques bulbes de printemps, une ou deux plantes vivaces, un peu de pensées et de pois de senteur, comme faisait pousser sa mère. Il y avait aussi des digitales, qui jaillissaient des endroits les plus surprenants, et celles-ci il les aimait vraiment beaucoup.
À l’image de la maison de Jack, qui brillait comme un sou neuf, le jardin, lui aussi, était impeccable. Il y passait le temps nécessaire. Il creusait et binait et arrosait et nourrissait. Il vérifiait qu’il n’y avait pas de chenilles, de mouches du chou ou de rouille. Autant que possible, il s’assurait que tout soit ordonné. Maintenant que son travail rémunéré se limitait aux soirées, c’était plus facile. Ces dernières années, le jardin avait été en meilleure forme que jamais. Jack se nourrissait de sa prospérité, autant qu’il nourrissait, par son attention dévouée, le jardin.
Après le déjeuner (du fromage sur du pain, ce jour-là), Jack se rendit à l’épicerie. Une excursion régulière : deux à trois fois par semaine, au moins. Plus rarement – deux fois par mois, quelque chose comme ça – il allait dans l’un ou l’autre des supermarchés de Lerwick, remplissait la voiture d’articles essentiels et les rapportait chez lui. Mais entre ces voyages, pour ses besoins quotidiens, il parcourait quelques kilomètres en voiture et descendait la route jusqu’à un amas de maisons, parmi lesquelles se trouvait une petite épicerie bien fournie.
Il se gara et entra. Une clochette tinta au-dessus de la porte. « Bonjour, bonjour », dit-il, jetant un œil derrière le comptoir. Vina, la propriétaire de l’épicerie, était là, une paire de lunettes perchée comme un diadème écaille de tortue sur ses boucles gris argent.
« Bonjour à toi, Jackie », répondit-elle.
Vina l’appelait comme ça, Jackie, d’aussi loin qu’il s’en souvienne. Son père faisait pareil, et elle avait pris ça de lui. Jack n’aimait pas être Jackie, mais il ne lui avait jamais dit. Après tout, Vina n’était pas non plus le prénom de Vina, alors il pouvait difficilement monter sur ses grands chevaux. C’était Violet, à l’origine, mais personne ne l’avait appelée ainsi depuis l’école.
Jack attrapa un panier et commença à parcourir les rayons. Il lui fallait à manger pour ce soir, et les quelques suivants. Il ouvrit un des réfrigérateurs dans l’allée la plus éloignée et saisit un paquet de viande hachée. Il vérifia la date sur l’étiquette et le mit dans son panier.
« Viande en sauce et purée pour ce soir, c’est ça ? » Derrière le comptoir, Vina l’interrogea.
Aucune vie privée dans cet endroit.
« Ça s’pourrait bien, répondit-il.
– T’as d’jà mangé ça la semaine dernière », ajouta Vina.
Jack soupira à part lui. « J’devrais m’en r’mettre », dit-il.
Il descendit plus loin dans l’allée, attrapa un sac de pommes de terre et quelques carottes. Au fond de l’épicerie, il prit une conserve de tomates, puis la reposa sur l’étagère. À la place, il saisit des pâtes sèches et un pot de sauce tomate. Et puis une conserve de haricots blancs, juste au cas où.
« T’as entendu pour Ally Polson ? » demanda Vina, lorsque Jack fut à mi-chemin de l’allée centrale, traînant vers les sucreries.
Jack n’avait pas entendu, et il répondit que non.
« Crise cardiaque, dit Vina.
– Ah », dit Jack. Il écarta un paquet de tranches de dattes, et déposa à la place dans le panier un gâteau au gingembre. « Il est mort ?
– Non, dit Vina. Pas tout à fait.
– Eh bah. » Jack hocha la tête. « Tant pis. »
Vina fit un bruit entre le gloussement et l’exclamation. « Voyons, voyons », dit-elle.
De tous les garçons qui avaient harcelé Jack – et il y en avait plutôt plus que moins : les harceleurs, ainsi que ceux qui n’espéraient qu’une chose, échapper à l’attention de tels individus – Ally Polson avait sûrement été le pire. Aussi vicieux avec ses mots qu’avec ses poings. Ces derniers temps, Jack le voyait rarement, et toujours de loin ; il vivait à Lerwick depuis pas mal d’années. Mais de ce que Jack avait entendu, l’homme ne s’était pas arrangé avec l’âge.
« J’crois pas qu’il va m’manquer, s’il disparaît, ajouta Jack.
– T’es pas l’premier à dire ça », répondit Vina. Puis elle s’éclaircit la gorge pour signaler que le sujet était clos.
Vina avait toujours beaucoup parlé, et beaucoup écouté aussi. Sans cesse à échanger les nouvelles des autres. C’était en partie ce qui la rendait compétente à tenir une épicerie telle que celle-ci. Comme la vie de Jack manquait trop d’événements pour intéresser qui que ce soit, il était rarement le sujet de ces nouvelles. Mais il aimait les entendre. Une des raisons pour lesquelles il venait si souvent, plutôt que de faire de plus nombreux voyages en ville. Vu les prix ici, il aurait pourtant mieux fait de parcourir tous ces kilomètres supplémentaires.
Vina avait un an de moins que Jack, et ils se connaissaient depuis toujours. Leurs pères avaient été meilleurs amis, et Jack la considérait comme son amie – sa meilleure amie, en fait, quoiqu’il ne l’aurait pas formulé ainsi. Elle était mariée à un homme du nom de Gordon, à la santé fragile. Autrefois, il travaillait avec Vina à l’épicerie, jusqu’à ce qu’il devienne si gros et essoufflé qu’il en fut pratiquement immobile. Lorsque le COVID débarqua à Shetland, quelques années auparavant, il cessa totalement de venir. Et une fois les confinements levés, il ne réapparut jamais. Jack imaginait que Gordon était cloué chez lui désormais, mais il n’avait jamais demandé. Il ne voulait pas attirer l’attention sur les problèmes de l’homme, et il ne voulait pas que Vina pense qu’il fouinait. Elle, de son côté, devenait presque taiseuse lorsqu’il s’agissait de sa propre vie. Au fil des ans, elle et Jack avaient probablement évoqué la quasi-totalité des personnes dans un rayon de douze kilomètres à la ronde, mais jamais son mari.
Jack emporta son panier vers le comptoir, et le posa à côté de la caisse. Il balaya les alentours des yeux pendant quelques secondes, certain d’avoir oublié quelque chose, mais sans parvenir à savoir quoi. Vina saisit les articles un à un pour vérifier les prix.
Un paquet de viande hachée. Un kilo de patates. Deux carottes. Deux conserves de pêches. Des pâtes (celles entortillées). Un pot de sauce pour les pâtes (tomate). Une petite miche de pain tranché (complet). Une demi-douzaine d’œufs. Une conserve de haricots blancs. Une boîte de cotons-tiges. Un gâteau au gingembre.
« Encore des problèmes avec tes oreilles ? » lui demanda Vina, tandis que les cotons-tiges bipaient sous le lecteur.
Jack ne répondit pas. Il jeta tout dans le gros sac en jute qu’il avait apporté, puis chercha son porte-monnaie pour payer. Il tapota sa poitrine, là où il aurait dû se trouver. Il portait toujours la combinaison qu’il avait enfilée pour travailler dans le jardin tout à l’heure, et le porte-monnaie n’y était pas. Il était dans son vieux manteau en velours côtelé, accroché sous la terrasse couverte de la maison.
Vina secoua la tête et rit. Elle saisit sous le comptoir un livre de comptes rouge et noir et y inscrivit le nom de Jack. Elle imprima un ticket de caisse et l’agrafa à la page. « On se r’verra sûrement dans un jour ou deux, Jackie. Tu régleras à c’moment-là.
– Sûrement, répondit Jack, et il hocha la tête en signe de reconnaissance et d’excuse.
– Régale-toi avec ta viande et ta purée. »
Il leva la main pour dire au revoir, puis ouvrit la porte qui carillonna et sortit.
Jack était saoul. Pas au point de faire l’idiot. Pas saoul-au-point-de-mettre-le-chapeau-de-cowboy-stetson-accroché-derrière-la-porte-de-sa-chambre. Juste une ivresse moelleuse, chaleureuse, une ivresse de trois-grands-bourbons. Du bourbon du Kentucky, pour être précis. Une sensation réconfortante, une lueur sirupeuse, qui permettait une certaine concentration à ses pensées. Parfois quand il buvait, il s’asseyait avec elles, les laissait se faire puis se défaire, lui tenir compagnie. Mais surtout il écoutait de la musique.
Ce soir-là, c’était les Louvin Brothers : ses préférés de toujours. Il connaissait certaines de ces chansons depuis le berceau, il avait perçu ces mots bien avant de savoir ce qu’ils voulaient dire. La musique coulait des enceintes, et il ferma les yeux pour mieux l’entendre. De temps en temps, il appuyait sur la télécommande et revenait au début d’une chanson juste pour l’écouter de nouveau.
Jack était assis dans son fauteuil, les pieds posés sur une ancienne malle cabossée qui lui servait depuis longtemps de table basse. La malle, comme la musique, était plus vieille que lui, ses planches de bois gondolées et décolorées. À sa gauche, un mur de CD, d’où il avait tiré celui-ci, et derrière lui les vinyles, qu’il ne mettait plus si souvent ces jours-ci. Il aimait leur son, et leur sensation entre ses mains, mais il ne voulait pas s’embarrasser à les retourner à la moitié.
Le salon de Hamar semblait plus petit et plus encombré que lors de l’enfance de Jack. La prodigieuse quantité de musique qu’il avait amassée au fil des ans – la plupart achetée au Clive’s Record Shop de Lerwick, avant qu’il ne mette la clé sous la porte – s’en était assurée. Mais quand même, cet endroit lui était plus familier que n’importe où dans le monde. Il y avait fait ses premiers pas, près du feu, et il avait failli tomber dans les flammes. Il y avait souvent dormi, petit garçon, sous l’œil attentif de son arrière-grand-oncle Tom. Cette pièce comportait tellement de souvenirs qu’elle ne semblait absolument pas séparée de lui, comme une partie de qui il était et de qui il avait toujours été. Il avait tant accompli dans ce salon.
Une autre chanson commença. « When I Stop Dreaming » : celle que Jack aimait par-dessus tout. Il l’écouta une première fois, puis une deuxième. Peu importait combien de fois il l’entendait, la chanson avait toujours un son clair et saisissant. Quelque chose dans la manière dont la mélodie s’élevait à travers le couplet, libérée après la deuxième phrase, jusqu’à cette note finale vertigineuse. Quelque chose dans la manière dont les voix des frères s’enroulaient l’une à l’autre au refrain comme les brins d’une corde, serrés et tendus, indissociables. Quelque chose dans cet étrange dernier couplet, celui sur les pierres qui poussent et la pluie qui retourne au ciel. Il semblait appartenir à une fable ou à un mythe. Un désir magique, magnifique. Un sérieux coup au cœur.
Lorsqu’il était plus jeune, Jack avait souhaité un frère avec qui chanter, faire des harmonies comme Ira et Charlie Louvin, comme les Delmore Brothers, comme les Stanley Brothers. Il avait voulu savoir ce que cela faisait, que sa voix soit entrelacée à celle d’un autre, d’être lié de cette manière mystérieuse, transcendante, à quelqu’un qu’il aimait. Lorsque sa mère et son père étaient en vie, l’un ou l’autre se joignait parfois à lui quand ils l’entendaient marmonner un air, mais la gêne, alors, le poussait à s’arrêter. Et Jack avait donc toujours chanté tout seul, et depuis des années – des décennies, maintenant qu’il y pensait – il n’avait chanté en compagnie d’absolument personne. Quand il avait la vingtaine, qu’il buvait un petit peu plus, il jouait parfois pendant les soirées. Il y avait toujours des soirées. Des gens avides d’être divertis. Des violons menaient, souvent, et Jack s’asseyait dans un coin et suivait le rythme du mieux possible. Puis, à un moment, plus tard, lorsque les violonistes faisaient une pause, l’attention pouvait se porter sur lui. Quelqu’un demandait une chanson de Hank Williams, de Kris Kristofferson, de Willie Nelson. Joue « Blue Eyes Crying In the Rain », disaient-ils. Joue « Me and Bobby McGee ». Jack s’exécutait, mais sans véritable enthousiasme. Il ne voulait pas être un juke-box. Il chantait puis penchait la tête vers les cordes, comme pour parer les requêtes supplémentaires. Lors des rares occasions où il poursuivait par l’une de ses propres chansons, les gens parlaient par-dessus. Finalement, il arrêta tout simplement d’y aller. Les soirées l’épuisaient. Tant d’efforts juste pour se montrer sociable. Désormais presque plus personne, supposait-il, ne se souviendrait qu’il savait jouer.
Jack écouta la chanson une fois de plus puis éteignit la musique. Il but une autre gorgée de bourbon et posa le verre par terre, attrapa sa guitare appuyée contre les CD près de lui. C’était une Martin acoustique sunburst qu’il avait achetée après la vente de la ferme. Son bien le plus précieux, de très loin. Il plaça le capo sur la première frette, plaqua un accord riche, sonore, et essaya de chanter ce qu’il venait d’entendre. Pas facile. Trop haute pour que ce soit confortable, la mélodie ne semblait pas naturelle dans sa gorge. D’une manière ou d’une autre, le truc tout entier était sans vie avec une seule voix. Il essaya de changer de tonalité, mais cela ne fonctionna pas non plus. La chanson s’évanouit. Il modifia les accords, puis les paroles. Au départ, c’était n’importe quoi, ces nouveaux mots, simplement des voyelles et des consonnes attachées les unes aux autres sans aucun ordre particulier. Il allongea une phrase et en raccourcit une autre. Il relâcha l’accord, le déforma, jusqu’à ce qu’il soit méconnaissable, jusqu’à ce qu’il devienne tout à fait autre : une nouvelle chanson, pas encore écrite. Jack la suivit, tenta d’en épingler un coin, une seule phrase solide à partir de laquelle il pourrait construire.
Il trouva une structure pour le couplet : seulement quatre accords et une mélodie simple. Quelque chose qui semblait familier. Quelque chose de permanent et de fiable. Rien qui puisse le déséquilibrer. S’il avait été un peu plus sobre, il aurait pu orienter l’air dans une direction plus ambitieuse. Mais ce n’était pas vraiment nécessaire.
Jack trouva sa phrase. Il la déterra, à moitié de sa mémoire, à moitié de son imagination. Mon amour repose sur le vaste bleu océan. Bien sûr, ce n’était pas tout à fait correct grammaticalement, mais il y avait là-dedans quelque chose que Jack aimait bien. Les mots avaient l’air inébranlables. Antiques, même. Il les écrivit dans son carnet, puis les chanta douze, treize fois de suite, pour voir où ils pourraient mener.
Il sut alors, avec cette phrase unique, que cette chanson rejoindrait les nombreuses autres qu’il avait écrites à propos de compagnes parties, de bien-aimées tourmentées, de dulcinées disparues. Il devait exister des milliers de chansons comme ça. Des dizaines de milliers, peut-être. Et certaines des meilleures étaient des chansons de country. Jack n’avait pas d’amante de l’autre côté de la mer, mais il pouvait se le représenter. Il pouvait s’imaginer éconduit et abandonné. Il pouvait sans aucun doute revêtir ce rôle assez longtemps pour écrire une chanson.
C’était quelque chose que Jack faisait. Quelque chose qu’il avait toujours fait, dès qu’il avait pu plaquer un accord et chanter juste. Toujours, il avait copié et appris la musique des autres, entraînant ses mains et sa voix à reproduire, du mieux qu’il pouvait, les chansons qu’il aimait. Mais il y avait de l’énergie en rab, un appétit pour les chansons que personne d’autre n’avait écrites. Il les griffonnait sur un bout de papier, et plus tard, comme en cet instant, dans un carnet spécialement acheté à cette fin. C’était une des choses les plus vaines avec lesquelles Jack occupait son temps, mais cela ne semblait jamais vain sur le moment. Il y avait un sentiment d’urgence incessant qui le propulsait quand il écrivait, comme si ces mots, cette mélodie devaient être couchés sur le papier. Il n’avait jamais été capable d’expliquer cela, encore moins à lui-même. Mais il ne pouvait pas non plus l’ignorer.
Jack avait terminé son bourbon, et sentait maintenant qu’il le gênait plus qu’il ne l’aidait. Il continuait, pourtant, essayait des phrases dans sa tête, les chantait, les écrivait, et puis, si besoin, les barrait. À minuit, la chanson était plus ou moins terminée. Suffisamment bonne pour Jack. Suffisamment bonne pour l’instant. Demain matin, il s’assiérait peut-être dans la chambre du fond pour l’enregistrer. Il sauvegarderait la chanson dans un dossier sur son ordinateur. Et puis, très probablement, il ne l’écouterait plus jamais.
VASTE BLEU OCEAN
Mon amour (elle) repose sur le vaste bleu océan que je n’ai jamais vu
Elle voulait voir ce vieux monde de ses propres yeux
Alors elle a hissé (pris ?) les voiles et m’a laissé seul
REFRAIN
Je pense souvent à elle, où qu’elle soit (puisse être)
Amoureux de ce doux air étranger
Je pense aux bras qui m’ont un jour tant serré
(Et) je pense à ses longs cheveux termes noirs
REFRAIN
Parfois mais rarement une carte postale arrive
Ses pensées sont tournées vers chez elle
Je les garde (toutes) précieusement sous le lit où je dors on dirait
Pour au-dessus d’elle quand je rêve être loin
REFRAIN
Maudite soit cette distance entre nous
Maudit soit ce vaste bleu océan (rép.)
LA VIGIE FUNESTE
1958
La première fois que Sonny grimpa à la vigie du Southern Wayfarer, il faillit retomber sur le pont, plusieurs mètres plus bas. Ses doigts étaient raides et tressaillaient lorsqu’il agrippa le gréement pour se hisser là-haut, et ses membres se rebellaient comme des animaux désobéissants. Il tremblait déjà lorsqu’il atteignit l’échelle d’acier qui devait lui permettre de parcourir les cinq mètres restants jusqu’au sommet. Mais plutôt que de persévérer, Sonny baissa la tête et regarda en bas, il vit le bateau minuscule sous lui, le monde entier qui tanguait comme s’il était sur le point de basculer. Il se sentit complètement retourné et ferma les yeux juste à temps. Il resta accroché là, aveugle, jusqu’à ce que la nausée passe, et que la force revienne dans ses bras.
En contrebas, un rire. Le second norvégien lui hurla : « Pas d’yeux, pas d’baleines », puis il rit de nouveau. Sonny pinça les lèvres et se força à souffler. Il tendit une main pour saisir l’échelle, se hissa tout en haut. Il atterrit dans le nid-de-pie et s’accrocha au rebord pendant la totalité de son heure de vigie, souhaitant à chaque seconde être mort.
Désormais, des mois plus tard, la peur était retombée. La nausée aussi. Il y avait toujours un moment lors de chaque ascension où son estomac s’ajustait au roulis supplémentaire, et au sentiment de fragilité qui l’accompagnait. Mais il ne s’arrêtait plus pendant la montée. Et il ne regardait plus en bas avant d’être arrivé sain et sauf au sommet.
C’était un monde transformé, depuis le poste de guet : le bateau, une chose insignifiante dans l’océan sans fin. Sonny pouvait voir à des kilomètres dans chaque direction. Des kilomètres d’eau et de glace et de ciel, et les uns se fondant dans les autres : une unité bleu-blanc. Parfois, un vaisseau en vue – un autre baleinier, un canot baliseur, ou le navire-usine –, mais souvent il n’y avait qu’eux, en attente, aux aguets, seuls.
L’heure s’écoulait lentement, chaque minute s’étirait au sein de l’attention de Sonny. Il n’osait pas laisser ses yeux se détourner de la tâche, de crainte que quelqu’un ne crie d’abord à ses pieds. C’était son boulot de repérer les baleines, et il avait l’avantage de la hauteur. En rater une, c’était synonyme d’échec.
Il y aurait souvent des secondes d’incertitude pendant cette heure, de souffle retenu et de cœur battant. Au loin, une gerbe comme un infime cumulus : des embruns ou un jet ? Le temps s’arrêterait tandis que Sonny fixerait son regard, observerait dans l’attente d’une confirmation : océan ou animal ? Une minute passerait, une autre, et puis rien. Ou bien un second nuage de brume s’élèverait, plus net cette fois, et la certitude l’empoignerait presque à la gorge. Elle le jetterait contre le rebord de la vigie, comme à cet instant, et étreindrait ses poumons, comme à cet instant, pour s’écrier : « Hvalblast ! » Et encore : « Hvalblast ! » Il leva le bras à bâbord, là où les baleines – deux, cinq, davantage – étaient apparues.
Tout ce qui s’ensuivit fut rapide. Depuis le pont, l’ordre de mettre les gaz était déjà descendu, et les moteurs mugirent à mesure que le baleinier accélérait : douze, quatorze, seize nœuds. Le bateau bondit et galopa à travers les vagues. Sous la vigie, tout n’était qu’action. Les hommes étaient devenus une machine, chacun d’entre eux à sa place, chacun en son mouvement. Mais Sonny ne voyait rien de tout cela. Ses yeux ne quittaient pas l’eau.
Comme la distance diminuait, il distinguait qu’elles étaient bleues, avec de grands jets argentés tels des piliers de brume. Une mère et son petit, et six adultes encore. C’était ce que les hommes attendaient : les énormes baleines qui leur apporteraient leur prime. Il y en avait eu trop peu cette année. Trop d’horizons vides. Tout le monde savait ce que cela signifiait. Ce n’était qu’une question de temps. Les murmures, chaque saison, se faisaient plus sonores : celle-ci serait la dernière.
Une heure plus tard, elles approchaient. Sonny entendit des cris en bas, il aperçut le tireur se préparer à la proue, ses hurlements et ses gestes sauvages les entraînant dans les cent cinquante derniers mètres.
Cent trente.
Cent dix.
Cent.
Plus près.
Le tireur surveillait la plus grosse des baleines, son corps tout entier tendu vers l’animal. Sonny, de là-haut, pouvait presque sentir le doigt de l’homme se resserrer sur la détente.
Plus près.
La baleine plongea.
Sonny ne respirait pas. Son cœur s’arrêta. Il n’était plus que regard.
Regarde.
Regarde.
Regarde.
Là !
Vingt mètres plus loin, un collier de bulles alors que la baleine approchait de la surface. « Elle remonte ! Elle remonte ! » hurla Sonny, et le tireur se pencha en avant, le canon-harpon pointé sur l’endroit où l’immense forme sombre émergeait à la rencontre de l’air, émergeait à la rencontre du bruit terrible qui ricocha à travers tout, à travers son océan et à travers son corps, son gigantesque corps troué.
Le harpon détona. Sonny prit une inspiration.
En bas, tout continuait. La ligne s’enfonça lorsque la baleine plongea de nouveau, ses efforts aussi audacieux que futiles pour échapper à ce destin. Le bateau ralentit pour laisser la créature s’enfuir, et lorsqu’elle se montra encore, une autre détonation. L’eau pourpre remua et l’animal monstrueux s’immobilisa.
Ils agirent vite alors : un câble enroulé autour de la queue, un tube enfoncé pour gonfler le ventre de la bête et l’empêcher de couler. Un drapeau planté dans la chair, ainsi qu’un émetteur, afin que le canot baliseur puisse trouver le corps et le tracter jusqu’à l’usine.
Sonny gardait les yeux sur les autres baleines. Il les observa fuir, de plus en plus petites, jusqu’à ce que le moteur rugisse de nouveau à leur poursuite. Rien ne pouvait arrêter le baleinier désormais.
Au cours des heures qui suivirent, ils en tuèrent six, l’une après l’autre. Seuls la mère et son petit furent épargnés. Une farce, en vérité. Une farce terrible. Tout ce massacre, et pourtant, l’illusion de la clémence. L’illusion de la préservation.
Pour les hommes, pour Sonny, ce fut un jour de triomphe et de soulagement.
Extraits
« En réalité, dire que Jack n’avait jamais saisi l’opportunité de partir n’était pas tout à fait vrai. Il l’avait saisie, en fait, I l’avait fait. Il était parti. À vingt ans il embarqua sur le ferry, le St Clair, à Lerwick, et passa la nuit entière dans un fauteuil inconfortable, avec son sac et l’étui contenant sa guitare à côté de lui. C’était la première fois qu’il s’éloignait des îles, et il partit sur un coup de tête, avec à peine plus d’une semaine de préavis.
Depuis Aberdeen, où le ferry aborda, il prit un train pour Glasgow, où habitaient deux garçons de sa classe quand ils étaient à l’école. L’un terminait l’université, l’autre un cursus d’électricien. Ils louaient une grande chambre avec deux lits dans un foyer juste au sud de Clyde, et la propriétaire avait accepté que Jack les rejoigne, temporairement, s’il dormait par terre. C’était bon marché, et le petit déjeuner était inclus.
Sa mère l’avait supplié de ne pas y aller, pas sans un plan, un travail, quelque chose de solide à quoi s’accrocher. Mais Jack ne l’écouta pas. Il se disait qu’il trouverait bien un emploi quelconque, assez vite, et il se disait, aussi, qu’il trouverait la musique. Peut-être même qu’il aurait la chance de jouer lui-même. Glasgow était une grande ville. Il y aurait toutes sortes d’opportunités. Il était naïf, c’est vrai, mais son assurance, il l’avait empruntée à son père. Sonny, à cet âge, était en Antarctique à tuer des baleines, comme il ne le cessait de le rappeler à Jack. » p. 110
« Il voulait interpréter les chansons qu’il aimait, et il y parvint. Il les apprit, les répéta en chœur avec le vinyle, aussi bien que possible. Mais il désirait aussi aller au-delà, fabriquer ses propres chansons. Il lui semblait alors, garçon préadolescent, tout comme il lui semblait à présent, homme de soixante-deux ans, qu’il y avait quelque chose de singulier et d’incroyable à écrire une chanson : une création qui vivait et respirait dans le monde, qui pouvait être animée à volonté par quiconque choisissait de le faire. Une chanson paraissait à l’époque quelque chose de magique, et rien au cours des décennies passées n’avait persuadé Jack du contraire.
En écrire une, c’était créer quelque chose de nouveau dans le monde, mais aussi faire un pas hors de ce monde, au-delà de celui dans lequel il vivait. Dans une chanson, Jack pouvait devenir quelqu’un d’autre. Même dans les chansons nées de sa propre expérience – rares et épisodiques – il était quelqu’un d’autre, un personnage, une foule de personnages, toute une galerie. Il devenait de nombreuses personnes quand il écrivait et chantait. Il devenait plus grand que lui-même, et sa vie plus grande que celle qu’il avait vécue. Les simples caractéristiques de Jack ne pouvaient rien dire des nombreuses personnes qu’il avait été, des choses grandioses qu’il avait réalisées, des amours immenses qu’il avait perdues puis retrouvées puis perdues à nouveau. La vie de Jack avait été gigantesque. » p. 142
« La plupart des matins, quand il gravissait la colline pendant sa promenade — ces derniers temps avec Loretta à ses côtés —, il ne pouvait tout simplement pas s’imaginer être ailleurs. Il connaissait cet endroit aussi bien qu’il se connaissait lui-même, et ces deux morceaux de savoir n’étaient pas distincts, ils faisaient partie d’une même compréhension. Il appartenait à Hamar. Et même si sur le papier la terre n’était plus la sienne, même si elle était possédée par son voisin, toujours — d’une manière fondamentale, viscérale — elle lui appartenait.
Ces matins-là, ces jours-là, Jack ne ressentait rien qui se rapprochât de la soif d’ailleurs, du moins dans ce sens géographique. Les désirs qu’il éprouvait n’étaient pas dirigés vers l’horizon. Il était, à sa manière particulière, un homme comblé, et il comprenait que c’était une bénédiction. C’était ici qu il était né et ici qu’il mourrait, et il était en paix avec cela.
Mais le regret, il le ressentait. Et la nostalgie, aussi. Et il éprouvait, également, une sorte d’aspiration à rebours pour laquelle il ne possédait pas de mot adéquat. Il aurait voulu parfois, avec une intensité qui pouvait presque lui faire perdre l’équilibre, avoir vécu une vie différente, ne pas être retourné vivre à Shetland, avoir été plus téméraire, avoir poursuivi avec plus d’insistance les rêves naïfs qu’il avait autrefois nourris, s’être écrasé la tête la première dans l’impossibilité plutôt que de simplement les abandonner — s’abandonner lui-même — à ce qui avait un jour ressemblé au destin. » p. 182
« Jack avait toujours pensé, sans jamais vraiment comprendre ce que cela signifiait, que l’endroit dans lequel il vivait, le paysage qu’il connaissait, et duquel il faisait en quelque sorte partie, était un paysage de musique country. Il n’arrivait pas bien à mettre des mots sur cette idée, et il imaginait les rictus et le rire de ses voisins s’il avait jamais essayé. Mais il y croyait. Véritablement. Il lui semblait que le granite, la tourbière et les eaux sombres de ces îles faisaient partie de la même géographie musicale que les terres roussies du Texas et du Nouveau-Mexique, que les montagnes et les vallées étroites du Kentucky et du Tennessee. Shetland se trouvait à un océan d’écart, mais qu’est-ce que c’était, un océan, après tout ? Seulement une autre sorte d’autoroute.
Jack sentait – oh, il ne parvenait pas à le nommer, ce sentiment, mais c’était comme une immense faim béante. Un trou à l’intérieur, plus grand que lui-même, plus grand que cette île, plus grand que l’océan, plus grand que tout. Il était contenu en lui, ce trou. Et lui, en retour, y était contenu. » p. 244
À propos de l’auteur

Malachy Tallack © Photo DR
Né en 1980 dans les îles Shetland, Malachy Tallack est écrivain, journaliste et musicien. Les Hommes de Shetland est son premier roman traduit en français. (Source : Éditions Buchet-Chastel)
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