Les Bons Voisins

Richard Dadd. Son tableau « Le Coup de maître du magicien bûcheron »

hante le récit en permanence, tout comme les mythes sur les fées qui imprègnent l’île. Dans un essai de Mabel Konig, elle va trouver cette phrase qui va lui permettre de faire un grand pas vers la vérité : « Dadd nous tire par la manche, nous implorant de reconnaître qu’il n’est pas fou, de voir ce qui est là devant nous si seulement nous pouvions nous résoudre à le remarquer. »
Plusieurs personnages merveilleusement contrastés vont alors jouer avec notre esprit et nous pousser à la réflexion : pouvons nous fier à la manière subjective dont nous vivons les événements de notre passé ? Ce roman noir est une une plongée introspective dans le passé, une réflexion sur la faillibilité de notre mémoire.
Nina Allan y dissémine habilement les indices, rendant addictive la lecture. Elle mêle l’imaginaire et le réel pour créer une histoire magique et envoûtante qui a séduit le jury du Prix Médicis.

Les Bons Voisins
Nina Allan
Éditions Tristram
Roman
Traduit de l’anglais par Bernard Sigaud
309 p., 23,90 €
EAN 9782367191058
Paru le 21/08/2025

Où ?
Le roman est situé principalement sur l’île de Bute, au large de l’Écosse. On y évoque aussi Aberdeen et Glasgow, ainsi que Londres.

Quand ?
L’action se déroule des années 1980 aux années 2000.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une tuerie familiale a été perpétrée sur l’île de Bute, en Écosse. Vingt ans plus tard, Cath retourne sur les lieux pour photographier la maison du crime. Le premier roman noir de Nina Allan, autrice de La Fracture.
« Cath introduisit doucement la clé dans la serrure. Elle s’inséra facilement, comme si elle avait été utilisée quelques heures seulement auparavant. Les années reculèrent, s’éparpillant au vent comme des confettis. »
Jadis, une tragédie a eu lieu dans la maison de la famille Craigie, sur l’île de Bute. Après le triple assassinat de Susan, l’épouse, de l’adolescente Shirley et du petit Sonny, la police et les habitants de l’île avaient rapidement suspecté le père de famille, l’ombrageux John Craigie.
Shirley était la meilleure amie de Catherine. Devenue photographe, Cath s’intéresse aux « maisons du crime ». Vingt ans après les faits, elle revient sur l’île pour photographier cette demeure qu’elle a si bien connue. En arrivant sur Westland Road, elle découvre que la maison Craigie est désormais occupée par une jeune femme, Alice Rahman, une analyste financière qui a voulu fuir son métier, son couple et l’anxiété qu’elle ressentait à Londres. L’étrangeté de la situation rapproche Cath et Alice, et les amène à réexaminer le familicide commis par Craigie – une affaire dans laquelle subsistent beaucoup trop de zones d’ombre…
Les Bons Voisins – premier roman noir de Nina Allan – fascine autant par son intrigue et sa subtilité psychologique, que par l’atmosphère ambiguë qui imprègne cette île écossaise. Il s’agit d’une enquête sur le passé, sur ce qui échappe à notre compréhension, sur notre mémoire défaillante et notre propension à déformer les événements pour essayer de tenir nos traumatismes à distance.

Les critiques
Babelio
Benzine mag. (Gregory Seyer)
En Attendant Nadeau (Jean-Yves Bochet)
Blog La lectrice à l’œuvre
Blog Playlist Society
Blog Sur la route de Jostein
Blog Charybde 27


Nina Allan présente « Les Bons Voisins » © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« « Tu es sûre que tu veux toujours y aller? dit Cath. Ton père va piquer sa crise.
– Il est sur le continent toute la journée, dit Shirley, alors il n’en saura rien, pas vrai? »
Elle pinça les lèvres et se pencha vers la glace. Son image jumelle flotta à sa rencontre et leurs bouches se touchèrent presque. Shirley s’était mis du rouge à lèvres, une teinte quasi violacée appelée Victoria. À cause de la prune Victoria, supposa Cath, ou peut-être de la reine Victoria. Mettez ça et vous aurez des lèvres de reine.
« Tu veux essayer ? » Shirley offrit à Cath le bâton de rouge dans son cylindre doré. Cath secoua la tête. Elle appréciait l’attirail des cosmétiques, les contours lisses des étuis en plastique brillant, l’éclat satiné du produit dans un poudrier vintage. Par contre elle détestait l’odeur, surtout celle du rouge à lèvres, et la tête que ça lui faisait, comme si sa bouche n’était plus la sienne mais une bouche sur une affiche.
« Je vais plutôt me faire les ongles. » Se peindre les ongles permettait à Cath d’être audacieuse sans être mal à l’aise. Shirley avait des dizaines de nuances, identifiées par leur nom : Heartsease, rose vif, la couleur du chewing-gum Bubble Yum. Sea Witch, Aerogramme, Shangri-La, Majestic. Cath choisit Fairy Dust, un rose plus pâle que Heartsease, avec un éclat pailleté. L’effet de paillettes n’apparaissait pleinement que lorsque le vernis avait pris Cath adorait l’odeur du vernis à ongles, qui lui rappelait le Tipp-Ex. Elle agita les mains d’avant en arrière pou les sécher tout en regardant Shirley mettre ses boucle d’oreilles. Le dessus de sa coiffeuse était jonché de fournitures pour maquillage et de menus bijoux : fond de teint Boots n° 7, nettoyant pour la peau 10-0-6, un paquet ouvert d’épingles à cheveux en forme de papillon qu’on trouvait chez le marchand de journaux sur High Street.
Cath entortilla un bandeau gris argent entre ses doigts. « On devrait y aller, sinon on va rater le ferry. » Elle entendait le petit frère de Shirley, Eamon, qui massacrait « Une Souris verte » sur son xylophone en métal, et leur mère Susan qui chantait en même temps, comme la marionnette Lizzie dans Playdays, l’émission pour les tout-petits sur la BBC. Susan chantait juste, mais pas aussi bien que Shirley Lorsque Shirley avait chanté à la soirée folk du Golfers en avril dernier, il y avait eu ensuite un tel silence dans le bar qu’on entendait parler les gens à la télé dans l’appartement au-dessus. Shirley avait brusquement éclaté de rire et Norman Bannicroft, qui officiait derrière le comptoir, lui avait tendu une bière.
« Pas pour ma fille. Elle a que quinze ans, au cas où tu l’aurais oublié. »
Fallait voir la tête que faisait John Craigie, comme sl avait l’intention d’étendre Norman Bannicroft, ce vieux Norman qui était aussi maigre qu’une tranche de bacon et n’aurait pas fait de mal à une mouche. Craigie avait arraché la bière de la main de Shirley, l’avait claquée sur le comptoir assez fort pour faire trembler les vitres. Une mince langue de mousse sortit du goulot de la bouteille et coula en pétillant sur le côté. Petit à petit, les gens s’étaient remis à parler, les conversations prenant de l’ampleur jusqu’à ce que l’incident soit occulté puis tranquillement oublié.

« Ça va? » avait demandé Cath à sa copine, plus tard.
Shirley lui jeta un regard noir. « De quoi tu parles ?
— Tu sais bien. Ton père.
— Il peut aller se faire foutre », dit Shirley. Elle était visiblement énervée, moins à cause de son père qu’à cause de Cath, qui faisait tout un plat de ce qui s’était passé. Un instant après, elle se jetait dans les bras de Tallis Carruthers, qui venait d’entrer. Tallis ignora carrément Cath bien sûr, la poussant hors de l’existence d’un coup de coude et en détournant la tête. Cath emprunta la vodka que quelqu’un avait laissée sur un rebord de fenêtre et l’ajouta au Coca qu’elle avait acheté au bar. Elle observa Shirley et Tallis : leurs silhouettes étroites dans leurs tee-shirts étriqués, les ombres qu’elles projetaient sur le mur en se dirigeant vers la porte. Pour aller en griller une, vraisemblablement. Cath se sentait chaude et lourde à l’intérieur. Mais grâce à la vodka, la colère qui lui tendait les membres était réduite à un simple bourdonnement en bruit de fond.
Le père de Shirley ne la regardait jamais dans les yeux. « Et si tu faisais une tasse de thé pour ta copine ? » Son regard passait par-dessus Cath comme si elle était invisible, et pourtant elle percevait son énergie refoulée, une sorte de bombe non explosée.
Son propre père, Colin, lui apportait toujours une tasse de thé quand elle faisait ses devoirs, précédé par le choc mat de ses pantoufles écossaises sur la moquette de l’escalier.

John Craigie était menuisier-ébéniste. Il avait fait la coiffeuse de Shirley : les tiroirs coulissaient en chuintant comme sur des rails, les pièces étaient assemblées avec précision comme si on avait découpé les angles avec une paire de ciseaux.
« Des queues-d’aronde, lui avait dit Shirley. Ces espèces de crampons s’appellent des queues-d’aronde. »
Il avait également fait la maison de poupée de Shirley, projet sur lequel il avait travaillé le soir pendant plus d’un an, Quand Cath était chez Shirley, elle aimait jouer avec la maison de poupée; elle ouvrait la façade, qui pivotait Sans bruit sur des charnières en laiton, et examinait les meubles parfaitement miniaturisés à l’intérieur, fabriqués eux aussi par John Craigie; elle actionnait l’interrupteur À côté de la porte d’entrée qui allumait les lumières. Shirley he voyait apparemment pas d’inconvénient à ce qu’elle S’amuse avec, alors que Shirley, quant à elle, mettait un point d’honneur à l’ignorer.
« J’aimerais la brûler, comme dans un film, avait-elle avoué un Jour. Comme lorsque Twelve Oaks flambe dans Autant en emporte le vent. »
Cath reposa l’élastique argenté et se leva souplement d’une torsion du buste. Le dessus de lit était une couverture matelassée, un patchwork d’hexagones en satin et velours cousu par la grand-mère maternelle de Shirley, qui habitait à Ayr.
« Ma grand-mère ne vient jamais ici, à cause de mon père, elle était à fond contre ce mariage », lui avait dit Shirley plus d’un an auparavant, quand Cath était encore nouvelle sur l’île et qu’on pouvait lui parler en toute sécurité. Maintenant Shirley parlait surtout de films, de séries policières, des groupes qui passaient à Top of the Pops et de toutes les choses qu’elle avait l’intention de faire une fois qu’elle aurait dix-huit ans.
« À ce moment-là, je pourrai partir, quitter l’île. Et on ne pourra pas me ramener de force, ça serait un kidnapping.
— Ils se sont rencontrés comment, ton père et ta mère?
— Mon grand-père avait embauché papa pour faire des rayonnages. Dans son bureau, pour les livres de droit et Je reste. Mes grands-parents avaient entendu dire par un voisin que papa faisait du boulot de première classe, alors ils l’ont payé pour rester sur le continent tant qu’il travaillait sur ce contrat. Il n’était pas causant, disait maman. Il connaissait les oiseaux, les insectes et le bois, les trucs que maman adorait. Tu ne vas pas le croire, mais maman avait déjà un petit ami, appelé Wallace. Ça voulait dire qu’il allait droit vers la castagne, si tu veux mon avis. Papa s’est battu avec lui au pub la veille de Noël. Il a mis à Wallace un œil au beurre noir et lui a cassé le poignet. Maman et papa se sont mariés l’année suivante. »
Les parents de Shirley dormaient dans la chambre de l’autre côté du palier. Eamon, que tout le monde appelait Sonny, y dormait encore avec eux. Quand il serait plus grand, il récupérerait ce qu’on appelait le vestiaire, la pièce en forme de L à laquelle on accédait par le garde-manger de la cuisine. Il y avait une troisième porte, au bout du palier, qui était toujours fermée. Un simple placard pour sécher le linge, disait Shirley. Ils étaient obligés de le fermer à clé, sinon la porte s’ouvrait toute seule pendant la nuit. « Maman se cognait toujours dedans quand elle allait aux W.-C. »
Ces W.-C. se trouvaient au rez-de-chaussée, dans le couloir de la cuisine. Froids et humides, infestés d’araignées et de faucheux. Cath n’y allait que lorsqu’elle ne pouvait pas faire autrement.

Elles descendirent l’escalier bruyamment, tac-tac-tac. Susan était encore dans le séjour, elle jouait avec Sonny; il y avait des jouets un peu partout, un bus en plastique avec des animaux souriants peints sur les vitres, les remparts écroulés d’un château en mini-briques emboîtables.
À genoux sur le parquet, Susan ramassait des cubes alphabet. Elle leva la tête brièvement lorsqu’elles passèrent dans le couloir puis se pencha à nouveau sur les cubes. Sonny grogna comme un tigre de dessin animé et hurla de joie.

Moira, la mère de Cath, leur aurait demandé où elles allaient. Le fait que Susan ne réagisse pas donna à Cath une impression de manque, l’impression que quelque chose ne tournait pas rond sans qu’elle puisse l’identifier.
« Elle est sympa », dit Shirley, comme si Cath lui avait posé une question. Elles commencèrent à descendre la rue en pente qui menait au centre-ville. Des nuages gris, une brume qui s’accrochait au sol, une légère bruine. Cath portait sa parka doublée de fourrure — celle dont Shirley disait qu’elle la faisait ressembler à une îlienne et pas dans le bon sens du terme —, un ample cardigan vert d’eau, et des Doc Martens.
Shirley, elle, ressemblait à Shirley, et Cath savait que même après le ferry, le trajet en train et l’interminable tunnel venteux de Sauchiehall Street, elle brillerait encore de tout son éclat, elle aurait encore un look extraordinaire. Pas comme un mannequin sur un Catalogue de mode ou une stupide pop star, mais comme une créature qui viendrait d’ailleurs, qui allait montrer au monde qui elle était.
Le plan typique de la golden girl, sauf qu’avec Shirley vous alliez y croire, parce que vous n’auriez pas l’impression que c’était du chiqué.

Le bateau était à quai. Elles prirent leurs billets, montèrent à bord et firent la queue pour le café. John Craigi avait interdit à sa fille d’aller à Glasgow sans sa permission. Qu’elle n’aurait jamais, évidemment. Je veux pas que tu traînes dans les rues pour faire des bêtises. Quoi, paf exemple? Ça ne dérangeait pas les parents de Cath qu’elle aille en ville, à condition qu’elle rentre avant la tombée de la nuit. Cath avait une carte de lectrice pour les bibliothèques de Glasgow et un abonnement pour le métro, ce qui lui permettait d’aller au musée Kelvingrove et au People’s Palace, le musée historique. Les musées, Shirley s’en fichait. Elle voulait écumer Buchanan Street, entrer au baratin dans les caves des pubs de Great Western Road pour écouter des concerts. Elle disait aux videurs qu’elle était étudiante en mode. En général, ils la croyaient, ou alors, s’ils ne la viraient pas, c’est qu’ils n’en avaient vraiment rien à cirer.
« C’est ça que tu veux faire ? lui avait demandé Cath. Devenir créatrice de mode ?
— Mais non! Je veux m’inscrire à ce cours de gestion hôtelière à Greenock, et puis aller travailler à Ibiza. Maman a dit qu’elle m’aidera. Elle a un peu d’argent de côté. »
Cath imagina Shirley derrière un bar quelque part, sur une plage quelconque, en train de rire la tête rejetée en arrière comme elle avait ri dans les bras maigrichons de Tallis Carruthers. Cette image était si lumineuse et si nette qu’elle appartenait déjà au passé, en quelque sorte, un marché conclu, un instantané Polaroid qui verdissait sur les bords. Shirley n’était pas emballée par l’école, mais elle savait travailler dur quand elle voulait quelque chose et évidemment elle était intelligente. Le père de Shirley était futé, seulement il n’était pas intelligent. La mère de Shirley avait probablement été intelligente, mais ça, c’était fini. Parce que Susan avait peur, réalisa Cath, sachant que cette pensée était juste dès l’instant où elle la formula. Cette révélation la fit frissonner en profondeur, comme si quelqu’un lui avait planté une aiguille dans la chair et l’avait ressortie rapidement.
Descente du ferry et montée dans le train : Inverkip, puis IBM, où travaillait le père de Cath, les rangées de préfabriqués comme un village extraterrestre, le béton tentaculaire qui envahissait les creux de la colline embrumée. Shirley posa crânement les deux pieds sur la peluche fatiguée du Siège opposé.
« Les pieds par terre! dit le préposé lorsqu’il vint contrôler leurs billets juste après Drumfrochar.
— Y a personne en face de moi, dit Shirley.
— Ça suffit, dit le contrôleur en poinçonnant son billet. Les pieds par terre! »
Assez vieux pour être leur grand-père, les mains rougies Par le froid.
Une demi-heure plus tard, elles étaient arrivées à destination. Une fois sorties de Glasgow Central, elles prirent Argyle Street : la foule des gens venus faire leurs courses le samedi, le Noir qui jouait de la cornemuse devant là Station de métro St Enoch. La ville ronronnait et ronchon. nait comme si elles n’étaient même pas là — une très vieille mémé en pull mangé aux mites, son sac à main sans fond bourré de vieux reçus et de caramels Cadbury. Glasgow était grossière mais fondamentalement saine, si vous restiez dans les endroits que vous connaissiez et ne vous faisiez pas stupidement remarquer.
« Bouge-toi, dit Shirley en attrapant Cath par le bras. On a pas toute la journée devant nous. »
Dans la grande succursale d’Oasis sur Buchanan Street, Shirley essaya trois robes et une paire de chaussures. Les chaussures étaient en cuir verni rouge avec des talons de douze centimètres.
« Elles sont superbes », dit Shirley. Elle se pavanait devant la glace. Elle n’avait pas les moyens de se les offrir, mais là n’était pas la question. La question était de savoir que de telles chaussures existaient et quel effet ça faisait de les avoir aux pieds.
Sur Sauchiehall Street, elles furent suivies par deux boutonneux arborant des maillots des Glasgow Rangers.
« Super cul.
— Mais pas de nichons. Dommage.
— Dégagez, vous autres », dit Shirley en se retournant brusquement. L’un des jeunes recula d’un pas. L’autre se mit à rire. Shirley et lui se regardèrent en chiens de faïence leurs expressions figées entre l’énervement et l’excitation; ils étaient si semblables qu’ils auraient pu être frère et sœur. L’autre était maigre comme de la viande de cheval et portait une veste en similicuir. Il feignait de regarder ailleurs, peu désireux d’attirer l’attention de Cath au cas où elle croirait qu’il s’intéressait à elle.
« Deux mochetés. » Cath pouvait presque l’entendre ricaner devant ses amis. Enfin, s’il en avait, et 1l devait forcément en avoir quelque part.

Un bar avec une marquise multicolore, mi-pub, mi-café. La salle du bas bourrée jusqu’au plafond, et personne ne vous demandait votre âge.
« Deux vodkas cranberry! » hurla Shirley, essayant de se faire entendre par-dessus le tsunami sonore. La barmaid posa les verres sur le comptoir sans commentaire, s’empara du billet de dix livres que lui proposait Shirley et lui rendit la monnaie. Shirley et Cath se frayèrent un chemin dans la foule pour retraverser la salle et s’arrêtèrent dans l’espace triangulaire sous l’escalier.
« C’est drôlement cool, ici », dit Shirley, mais Cath ne put s’empêcher de remarquer à quel point elle détonnait, à quel point elle ressemblait à une îlienne avec son maquillage flashy et sa robe trop chic. Les mômes dans la salle ressemblaient pour la plupart à la fille qui les avait servies : mêmes jeans usés et Doc Martens éraflées. Le type sur scène avait de longues tresses rasta blondes, sa steel guitar était couverte de décalcomanies et d’autocollants contestataires en lambeaux. Ses chansons évoquaient les métallos de la Clyde, une fusillade policière pendant le confit nord-irlandais. Des gens qui semblaient déjà connaître les textes par cœur le rejoignaient au refrain.
« Ça pourrait être toi sur la scène », dit Cath entre deux chansons. Shirley l’ignora, ou alors elle ne l’avait pas entendue. Elle avait l’air égarée, ses yeux clignotaient sous ses cils tandis qu’elle scrutait la salle. Comme si elle cherchait quelqu’un, ou comme si la personne qu’elle s’attendait à voir là n’était pas venue. « On prend un autre verre! cria-t-elle finalement par-dessus la musique.
— Pas possible ! lui cria Cath. On a pas le temps. » Il était quatre heures moins dix. Elles ne seraient pas à bord du ferry avant cinq heures quinze, ce qui signifiait qu’elles ne seraient pas de retour sur l’île avant six heures, ou presque.
« Merde », dit Shirley. Elle se leva d’un bond et elles se précipitèrent, fendant la foule malaisément pour retrouve la sortie. Une fois dans la rue, elles se mirent à courir.

« Un jour, dit Shirley quand elles furent sur le bateau, je quitterai cette île de merde pour de bon. Je boirai de la vodka toute la nuit jusqu’à ce que je dégobille, merde! » Elle se pencha en arrière, les mains sur la rambarde. « Regarde les lumières », dit-elle. Elle poussa un cri de triomphe puis commença à fouiller dans son sac. Elle en tira ce qui ressemblait à une bande de polyéthylène mais qui était en réalité un caraco en satin à fines bretelles blanches, bordé de dentelle. Pâle comme un papillon de nuit dans la clarté diffuse du port, il se tordait et claquait sous la brise tel u drapeau de capitulation.
« Où c’est que tu as eu ça?
— Je l’ai piqué chez Miss Selfridge, hein! Facile comme bonjour. »
Cath imagina la main qui se pose sur l’épaule, le petit bureau au fond du magasin, le policier en uniforme qui prend leurs noms et adresses. Rien de tout cela n’était arrivé.
« Pourquoi t’as fait ça? Et si on s’était fait prendre?
— C’est pas comme si c’était des fringues de marque. »
Shirley remit le caraco dans son sac. « Tu diras rien, hein ?
— Bien sûr que non», dit Cath. Que cette crainte ait seulement effleuré l’esprit de Shirley lui disait tout de la manière dont les choses avaient changé ces dernières semaines. Shirley n’aurait pas posé une question comme celle-là à Tallis Carruthers. Tallis, dont le père détenait pourtant des actions en banque et la moitié d’un cheval de course, n’aurait rien dit parce que Tallis descendait à Glasgow pour piquer des trucs un week-end sur deux. Elle achetait bien plus de choses qu’elle n’en volait — et c’est ce qui la rendait si efficace — mais l’essentiel c’était qu’elle volait, pour le frisson, simplement parce que c’était une chose qu’elle faisait avec plaisir.
« Je ne le dirai jamais », réitéra Cath. Elle sentait comme un poids sur sa poitrine. Quelle bizarre journée Ç’avait été. Elle aurait pu aller seule à la bibliothèque, mais alors elle n’aurait jamais vu Shirley essayer les chaussures à talons aiguille rouges.
« Je sais bien que tu ne le ferais pas. C’est juste que. bref, tu me comprends. » Shirley se rapprocha d’elle, épaule contre épaule. Le ferry accosta. Il faisait presque nuit. Le père de Cath était en train de préparer le souper. C’était samedi, donc ils mangeraient devant la télé en regardant Inspecteur Barnaby. Cath avait ses parents et elle avait l’île. Elle était heureuse.
Elle frissonna sous sa parka.
«À lundi, alors », dit Shirley. À la lumière des réverbères, elle avait l’air plus âgée, fantôme anticipé de la femme qu’elle ne deviendrait jamais.
« Ouais, dit Cath. À plus. »
Elle regarda Shirley entamer le retour vers la maison familiale ; elle tourna à droite en direction de Gallowgate puis devint une silhouette filiforme. Ses cheveux blonds brillaient sous les lumières, mais elle était trop loin pour qu’on la reconnaisse, à moins de déjà savoir que c’était elle.
Shirley serait chez elle dans quinze minutes, dix si elle se dépêchait. Avec un peu de chance, John Craigie ne serait pas encore rentré. Quand Shirley entendrait claquer la porte de derrière, elle serait déjà assise en haut dans sa chambre, en train de lire un magazine.
Cath ressentit un brusque élan de joie à l’idée que Shirley ait volé le caraco. De toute façon, il ne valait que quelques livres et puis c’était quelque chose. Un souvenir inoubliable de cette journée. Histoire de prouver qu’elles avaient été là, qu’elles avaient été ensemble. »

Extraits
« Dans son essai le plus connu, Mabel Konig postule que la réalité quotidienne observable n’est qu’une variante possible de ce qu’elle appelle la réalité personnellement vérifiable, et que certaines croyances folkloriques, par exemple la croyance en des êtres surnaturels tels que les elfes et les fées, peuvent être attribuées à une perception intellectuelle enrichie, synesthésique ou supérieure chez ceux qui les professent. (…) Dans cet essai, Mabel Konig a écrit assez longuement sur l’artiste et parricide britannique du XIXe siècle Richard Dadd, victime d’une dépression psychotique et dont les dessins et aquarelles représentent des fées et autres êtres mythologiques (…). Dans sa fascination pour [c]es êtres, Dadd nous tire par la manche, nous implorant de reconnaître qu’il n’est pas fou, de voir ce qui est là devant nous si seulement nous pouvions nous résoudre à le remarquer. Comme dans les plans et les espaces fracturés d’un test chromatique d’Ishihara, observer une réalité alternative serait fonction de savoir non seulement où regarder mais comment. » p. 220-221

« Susan avait demandé à Iris Docherty si elle croyait que des lieux pouvaient être hantés non par des fantômes, mais par des souvenirs. Et si les fantômes étaient vraiment des souvenirs, des fantômes de souvenirs ?
Je reviens du jardin pour me chercher quelque chose à boire et maman est là allongée à plat ventre par terre dans la cuisine et tout ce que je pense c’est qu’elle ressemble à un de ces schémas à la télé quand les mecs de la scène du crime dessinent un contour autour du corps. (…) et là j’entends du bruit dans la maison et je prends carrément la fuite. Direction le fond du jardin (…) piégée comme un rat je suis (…) et oh putain que ça fait mal dans la poitrine je sais pas si c’est la première balle ou si c’est un point de côté. Et puis après, c’est facile, tu sais. La dernière chose que je sens, c’est la terre sous mes ongles. Seulement, c’est le clap de fin, il va me tuer mais j’ai jamais pu voir sa gueule. » p. 243-244

À propos de l’autrice
Bons Voisins

Nina Allan © Photo Marzena Pogarzaly

Née le 27 mai 1966 à Londres, Nina Allan est une romancière et nouvelliste britannique.
Brillante étudiante, d’abord à Exeter puis à Oxford, elle se spécialise dans la littérature russe. Madness, Death and Disease in the Fiction of Vladimir Nabokov (Folie, mort et maladie dans les romans de Vladimir Nabokov), sa thèse, sera publiée en 1993.
Son admiration se porte aussi depuis des années sur l’œuvre de Christopher Priest (1943), un des grands écrivains de SF britannique, un maître de la fiction spéculative. La rencontre, en 2004, déborde le cadre littéraire. En 2011, elle démissionne de la librairie de Charing Cross Road où elle travaille depuis six ans pour s’installer chez lui, en bord de mer, à Hastings. Son premier livre, A Thread of Truth, a été publié en 2007. (Source : Éditions Tristram)

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