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Les premières pages du livre
« Le sel abîme le daim
Je ne demande pas grand-chose.
Juste un corps qui me ressemble.
Un point c’est tout.
Ces derniers temps, j’ai effectué plusieurs expéditions de reconnaissance sur la côte aux alentours de la capitale en quête d’un endroit approprié à la noyade en mer. Je me suis très souvent repassé dans la tête mes derniers instants, j’imagine qu’ils ressembleront à cela. Sachant que le sel abîme le daim, j’ôte mon
manteau avant d’entreprendre mon voyage vers les profondeurs. Je me débarrasse de mon sac à main qui contient mes papiers d’identité et mes clefs, celle de la porte du rez-de-chaussée, fermée après dix heures du soir, et celle de l’appartement que j’occupe au septième étage d’une résidence pour les plus de soixante ans. Je le laisse sur une pierre, un galet aux formes rondes, poli par l’Atlantique Nord. Puis je plie mon manteau et je le pose à côté. Je l’ai acheté dans une friperie, les manches et le col sont ornés d’un revers en fourrure.
Je prends grand soin de mes vêtements.
La lettre adressée à mon frère né le même jour que moi attend sur la table de la cuisine. Je ne lui ai rien dit de mon projet, mais j’ai l’impression qu’il soupçonne quelque chose: depuis peu, il passe régulièrement chez moi vers midi et apporte deux plats cuisinés de la marque 1944 qu’il réchauffe dans le four à micro-ondes qu’il m’a offert. Tu n’as pas de micro-ondes ? m’a-t-il un jour demandé. À sa visite suivante, il portait un carton contenant un four qu’il a installé et branché à côté de l’évier. Je m’en sers parfois pour faire chauffer mes petits coussins remplis
de graines quand j’ai des douleurs dans les épaules.
Depuis un moment, je m’intéresse à la plage située en contrebas de l’hôpital psychiatrique, où beaucoup de malades bourrés de tranquillisants ont fait quelques brasses dont ils ne sont pas revenus. La plupart des femmes de mon âge avalent des cachets avant d’embarquer pour leur ultime voyage. En dehors de mon traitement hormonal, je n’ai à ma disposition que de l’ibuprofène. J’ai cru plusieurs fois avoir trouvé
la bonne plage, mon rivage, mais le problème, ce sont les adeptes des bains de mer, ou plus exactement, les femmes qui affectionnent cette pratique et surgissent aux endroits les plus inattendus. C’est devenu un sport de se rafraîchir, surtout parmi les dames de la cinquantaine qui entraînent avec elles leurs amies, leurs sœurs, belles-sœurs et collègues, non seulement en fin de journée, mais également pendant la pause de midi et même le matin, avant d’aller au travail.
J’ai aussi pris le bus pour aller explorer les communes voisines de Mosfellsbær et d’Álftanes, mais il semble que les adeptes de la natation en mer occupent un territoire plus étendu que je ne l’avais imaginé.
En dehors des nageuses, ce sont surtout les goélands qui viennent contrarier mon projet. Leur nombre se multiplie depuis quelque temps, en bord de mer, bien sûr, mais aussi dans tout le secteur (comme en attestent les Nouvelles du quartier distribuées dans les boîtes aux lettres de mon immeuble). Lorsque j’ai emménagé ici, le carré d’herbe au pied du bâtiment constituait la dernière escale du pluvier doré avant qu’il ne traverse l’océan pour sa migration hivernale.
Désormais, cet endroit est infesté de goélands qui ont chassé les autres espèces, qu’il s’agisse de petits oiseaux ou du corbeau, ce traînard dont le vol n’est pas aussi agile. Les goélands sont de plus en plus agressifs. Ils ne se contentent plus de s’attaquer aux poubelles en quête de leur pitance, mais n’hésitent pas à s’en prendre aux gens lorsqu’ils rentrent chez eux après avoir fait leurs courses à la supérette de la rue où tout est vingt pour cent plus cher qu’ailleurs. Pour tout dire, la page Facebook de l’immeuble déborde de témoignages sur ces volatiles envahissants
qui répandent leur fiente partout, font un vacarme de tous les diables, et dont les railleries viennent troubler le sommeil des habitants jusqu’en pleine nuit. Un voisin compare leurs cris aux pleurs d’un bébé affamé, un autre à la plainte d’un nouveau-né livré à la merci des éléments. La population de la capitale la plus septentrionale du monde n’est cependant pas la seule à être en guerre contre ces oiseaux. Il n’y a pas bien longtemps, j’ai lu sur Internet un article rapportant l’attaque de milliers de goélands à Rome. L’un d’eux s’en est pris à une colombe de la paix que le pape François voulait lâcher sur la place Saint-Pierre et a réussi à lui arracher les plumes de la queue, la rendant incapable de voler. Grièvement blessée, la colombe a malgré tout survécu.
J’approche du rivage en contrebas de l’hôpital psychiatrique pour constater que l’endroit grouille de goélands qui tournoient dans le ciel, sans doute en quête de nourriture. Il y en a un qui s’est posé, il tient quelque chose dans son bec et ses congénères ne tardent pas à l’entourer pour lui chaparder une part de son butin. Comme je préfère ne pas me risquer dans la zone qu’ils occupent, je n’arrive pas à distinguer de quelles délices s’empiffre cette nuée.
Cela ne m’étonnerait pas qu’il s’agisse des restes du jeune rorqual qui s’est échoué dans la baie il y a deux semaines, ce qui a obligé les nageuses, en tout cas momentanément, à trouver un autre lieu pour leur mise à l’eau.
Aux informations de midi à la radio, on a interrogé une spécialiste des cétacés et des écosystèmes marins avec qui j’ai suivi des cours à la faculté de biologie avant que nos chemins ne se séparent. Linda D a consacré sa carrière à étudier le métabolisme et la vie amoureuse du plus gros mammifère de la planète. De mon côté, je me suis plongée dans celle de la plus petite unité du corps humain, la cellule, au laboratoire de biochimie installé dans les sous-sols de l’hôpital, rue Barónsstígur. Les médias font régulièrement appel à Linda lorsqu’un mammifère marin s’échoue sur la côte. Elle a déclaré dans cette interview qu’il s’agissait d’une jeune femelle, de cinq mètres de long, qui sans doute séparée de sa mère s’est retrouvée seule au moment d’entonner ce que Linda D a appelé son chant du cygne. Le rorqual est resté toute une semaine sur l’estran jusqu’à ce que son cadavre, gonflé par les gaz, répande alentour
une odeur pestilentielle. La psychologue avec qui j’ai rendez-vous une fois par mois dispose à l’hôpital psychiatrique d’une pièce où elle reçoit ses patients.
Elle a été forcée de laisser la fenêtre fermée tout le temps que l’animal gisait sur le rivage. Pour finir, on a remorqué la carcasse en mer pour la renflouer entre les îles de Viðey et d’Engey. Étant familière de la beauté qui réside dans le cycle éternel de la vie et de la mort, je sais qu’une existence qui s’éteint en engendre une nouvelle, j’ai donc pensé que le cadavre servirait à nourrir une kyrielle d’êtres vivants qui viendraient le grignoter.
Un oiseau se tient à l’écart des autres, il va et vient à distance du groupe. Nettement plus grand, gris clair, les pattes rosées et palmées, il a du noir au bout des ailes. On distingue une tache rouge sur son bec jaune à l’extrémité recourbée. Semblant m’avoir repérée, il prend son élan et s’envole dans ma direction. Je n’ai pas envie qu’il vienne souiller mon manteau de
sa fiente, ce qui m’obligerait à le mettre au pressing avec le coût que cela suppose. Et si d’autres oiseaux l’imitaient, je serais alors une proie facile pour cette nuée de criards. Je resserre mon manteau en daim, remonte le col en fourrure et je prends la fuite.
J’accélère, mais l’oiseau me suit, il se laisse planer au-dessus de ma tête, le bec grand ouvert, jusqu’aux lampadaires de la voie rapide, tel un avion de chasse prêt à piquer vers sa cible. Je lève les bras au ciel, tout en sachant que cela ne suffira pas à éloigner un goéland, contrairement aux autres oiseaux. Dieu merci, j’ai mes gants en cuir, assortis au manteau.
Pour regagner la mer, je dois traverser une avenue très passante dont les voies sont séparées par un terre-plein central. Tandis que j’attends que le feu piéton passe au vert, j’aperçois l’oiseau sur le trottoir à côté de moi. Les ailes déployées, il piaille. J’aurais pu mettre ma vieille parka plutôt que mon manteau en daim, mais je ne dois pas oublier que, contrairement aux autres femmes de mon âge, je ne suis pas invisible. Les automobilistes arrêtés au feu rouge vont probablement m’examiner sous toutes les coutures avant qu’un coup de klaxon derrière eux ne les arrache à leur contemplation.
J’ai décidé de ne pas mourir aujourd’hui.
La seule chose qui m’empêche de m’endormir en
me laissant bercer par les vagues est l’idée que le corps qui reposera dans mon cercueil ne sera pas celui d’une femme. Je ne mourrai que lorsque j’aurai rectifié le grand malentendu de mon existence, la plus terrible erreur qu’a commise le Créateur en me faisant naître dans le corps d’un garçon.
Il y a donc de grandes chances que je sois encore là demain.
Le menu des goélands
À l’instant où j’entre dans mon immeuble, le président du conseil syndical placarde dans le hall une affiche annonçant la prochaine réunion. Son appartement se trouve dans l’escalier A, comme le mien, mais il habite au treizième étage. Il me fait signe qu’il compte prendre l’ascenseur avec moi. En fait, le prochain conseil syndical sera le prolongement de celui qui s’est tenu la semaine dernière. Nous y avons discuté de l’invasion des goélands, mais tous ceux qui
souhaitaient s’exprimer sur leurs mésaventures avec ces oiseaux n’ont pu être présents. L’affiche placardée dans le hall liste les deux seuls points à l’ordre du jour :
1. Le fléau des goélands.
2. Questions diverses.
Le président du conseil était autrefois contrôleur au Trésor public, mais depuis qu’il est à la retraite, il se consacre à la copropriété ainsi qu’à sa grande passion, la généalogie. Il assaille les habitants de la résidence de questions sur leurs origines. Jusqu’alors, je ne l’ai pas laissé m’entreprendre sur le sujet et nous ne passerons
pas assez de temps dans l’ascenseur pour qu’il puisse m’interroger en détail sur mon arbre généalogique.
Au précédent conseil syndical, il s’est fendu d’un
préambule où il a présenté les différentes espèces de goélands et de mouettes dont il a projeté des photos sur un écran. Il nous a expliqué qu’ils se divisent en deux groupes, les petits comme la mouette rieuse, et les gros tel le goéland marin, le goéland bourgmestre et le goéland brun. Ce sont surtout les goélands bruns et les mouettes rieuses qui occasionnent
toutes sortes de nuisances, depuis leurs cris jusqu’à leurs constants exercices de haute voltige aux abords de l’immeuble. Il a également confirmé, comme on le constate aisément dans la nuée d’oiseaux qui peuple la baie aux abords de l’hôpital psychiatrique, que les mouettes et goélands sont des animaux sociaux et que
plusieurs espèces se mélangent. Si quelqu’un se risque à les importuner ou à pénétrer sur ce qu’ils considèrent comme leur territoire, ils se rassemblent pour se défendre, ce dont attestent tous les récits sur leur agressivité grandissante. Une dame qui habite dans l’escalier B, au premier étage, a raconté pendant la réunion qu’un oiseau l’avait poursuivie jusqu’à l’ascenseur, que la plupart des résidents empruntent, y compris ceux qui sont au premier.
Le président du conseil syndical nous a aussi parlé du menu des mouettes et goélands, constitué en majeure partie de restes alimentaires et de déchets produits par l’être humain. Mais ils dévorent également les petits d’autres oiseaux, aussi bien ceux des passereaux que des corbeaux. Cette information a suscité autant de surprise que d’inquiétude, pour des raisons évidentes. Et en apprenant qu’à cause du réchauffement climatique dans les terres boréales, certaines espèces de mouettes et de goélands ont cessé de migrer et passent l’année en Islande, l’inquiétude n’a fait que redoubler. En réalité, il n’y a plus que les goélands bruns qui migrent, toute l’espèce quitte
le pays en hiver. Ils rejoignent la péninsule ibérique, ce qui ne manque pas d’ironie, vu qu’une partie des retraités qui habitent notre immeuble passe justement l’hiver dans les mêmes parages. Les oiseaux reviennent cependant dès le début de l’année, a souligné le président, parfois dès le mois de février, alors les nuisances reprennent.
Je bloque la porte de l’ascenseur, le président du
conseil syndical entre dans la cabine. Le geste étonnamment vif, il appuie sur le bouton du treizième et moi celui du septième. Pendant ce court trajet, mon voisin parvient à me glisser qu’il m’a aperçue revenir à pied du port de Sundahöfn. Le problème des gens qui sont à la retraite, c’est qu’en plus de tout le temps passé à leur fenêtre, ils voudraient aussi que le conseil
syndical se réunisse plus souvent. À l’instant où la porte de la cabine s’ouvre, il me rappelle la prochaine réunion.
Est-ce que j’éveille la curiosité dans l’immeuble?
Oui et non. J’ai certes remarqué des regards en coin, mais on me fiche la paix. Le fait que bon nombre de résidents perdent plus ou moins l’ouïe et la vue joue en ma faveur.
À sa construction en 1960, ce bâtiment était le
plus haut du pays, treize étages surmontés d’une terrasse panoramique. Depuis qu’un visiteur a enjambé la rambarde de la terrasse pour se jeter dans le vide, quelques années avant que j’emménage, la rambarde a été rehaussée et on a installé une grille de sécurité.
Je ne nie pas qu’il me soit venu à l’esprit de monter jusqu’au treizième étage, d’où je pourrais monter plus haut encore, jusque dans la stratosphère où l’air est toujours parfaitement immobile et où tout est beaucoup plus lumineux. Je me dis parfois : jusqu’à quel étage dois-je monter, sur quel bouton de l’ascenseur
appuyer pour entendre les notes de harpe?
La voisine de palier du président est une dame
aveugle qui s’aide d’une canne blanche pour marcher.
Comme le contrôleur du fisc passionné de généalogie, elle bénéficie au treizième étage de la meilleure vue sur les montagnes, les eaux poissonneuses et le ciel.
Quand le ciel est bas et menaçant comme aujourd’hui, il lui suffit de tendre la main par la fenêtre de sa cuisine pour toucher les nuages.
Nous formions un seul œuf qui s’est scindé en deux
Mon frère jumeau n’est pas forcément très loquace quand il me rend visite. En réalité, chaque midi lorsqu’il vient me voir, il se tait de manière différente.
Il est assez malaisé pour les autres de deviner le sens de ce qu’il s’abstient de dire.
Quand nous étions enfants, nous n’avions pas
besoin de parler pour nous comprendre et je terminais souvent ses phrases pour expliquer à notre mère ce qu’il voulait. Mon frère a transporté ce silence toute sa vie, voilà pourquoi il ne juge pas nécessaire de me raconter ce à quoi il a occupé son temps depuis notre dernière rencontre (qui date de la veille à midi), ni de me parler des gens qu’il a croisés ou de me rapporter leurs propos.
Hier, il a apporté du porc à la sauce aigre-douce et aujourd’hui, il met deux plats de brandade de morue dans le four à micro-ondes. Il lui arrive aussi d’acheter du coleslaw de la marque Thykkvibær. Comme je n’ai que peu d’appétit depuis quelque temps, il mange les deux portions.
Mon frère et Lovísa sont mariés depuis trente-cinq ans, ils ont quatre filles adultes et quatre gendres, il a posé du parquet dans les quatre appartements. Lovísa et lui ont quatre petits-enfants et, lorsqu’ils vont passer la nuit dans leur chalet d’été, ils en emmènent souvent deux, parfois trois, et en rentrant ils ont l’air plutôt fatigués. Ils essaient aussi de s’offrir quelques
escapades à deux, un week-end de temps en temps, sans en informer leurs filles.
Je sais sur mon frère des choses que tout le monde ignore, il en sait lui aussi à mon sujet que nul autre ne connaît. Je suis au courant que lorsqu’il ne sait pas quoi répondre à une question ou que Lovísa le met au pied du mur, il va parfois s’enfermer dans la salle de bains. Il y rassemble ses pensées et réfléchit à ce qu’il
dira en ressortant.
D’après Lovísa, il serait capable de garder le silence des jours et des jours.
— Si on le laissait faire.
Pendant la dernière année de sa vie, notre mère
n’a cessé de revenir encore et encore sur notre venue au monde, à Trausti et moi, soulignant à quel point il était difficile de porter des jumeaux et combien l’accouchement avait été long et pénible. Tu refusais de naître après la naissance de ton frère, répétait-elle.
Ou bien : Tu ne voulais pas sortir et j’étais à deux
doigts de jeter l’éponge. Même si elle avait accouché de notre sœur aînée dans le lit conjugal quand nous habitions dans les Fjords de l’Ouest, les médecins l’ont envoyée à Reykjavík pour qu’elle nous mette au monde, Trausti et moi, considérant qu’elle était rudement ventrue.
Le plus étrange, c’est que malgré les défaillances de son cerveau elle agrémentait son récit de nouveaux détails chaque fois qu’elle évoquait l’événement.
Certains éléments de son passé avaient certes disparu dans l’abîme de l’oubli, mais d’autres refaisaient surface, dont elle avait jusque-là perdu tout souvenir.
Brusquement, elle se rappelait une conversation avec la sage-femme qui, un bon demi-siècle plus tôt, lui aurait dit que je refusais de naître parce je pouvais désormais profiter seule de toute la place. Parfois, le second jumeau refuse de quitter le ventre de sa mère bien que le premier ait ouvert la voie. L’équipe de garde ayant changé lorsque j’ai finalement décidé de sortir, nous avons été accueillis par deux sages-femmes différentes. Alors âgé de quatre heures, mon frère avait déjà commencé à téter.
Peu avant sa mort, notre mère nous a confié que
l’accouchement avait été un choc pour elle, ce qu’elle nous avait déjà dit. Mais cette fois, elle a mentionné le conflit opposant la lumière aux ténèbres. Tu voulais rester dans les ténèbres, disait-elle, tu refusais de venir dans la lumière.
Je surnomme parfois mon frère, le bâtisseur qui m’a ouvert la voie, le commandant ou encore le maître.
On l’a baptisé Trausti pour faire honneur à notre
grand-père maternel et moi je m’appelle V, comme notre père, le mécanicien de marine tombé à l’eau, ivre, entre son bateau et la jetée du port de Grimsby où il était parti vendre du poisson, l’année de notre communion. C’en fut donc fini de lui. Le drame s’est produit huit ans après que ma mère, ayant rassemblé en pleine nuit notre fratrie dans la Trabant, quitta le père de ses enfants et le village de Grundarfjörður
pour aller s’installer à Reykjavík. Notre père a été
baptisé V, comme son propre père, après que ce dernier s’est noyé l’année où mon père a fait sa communion, en 1942, lorsque quatre bateaux ont sombré pendant une tempête déchaînée avec vingt hommes à leur bord. Je suis donc la troisième génération de V dans la famille.
— Si tu avais été une fille, je t’aurais appelée
Guðríður comme ta grand-mère, disait ma mère.
Elle entretenait avec sa mère une relation compliquée et, contrairement à mes tantes, maman n’a transmis le prénom de grand-mère à aucune de ses filles, lui préférant des noms de fleurs : Dalía Rós et Fjóla Sóley, choix jugé plutôt audacieux à l’époque.
Lorsqu’il a fini la brandade, mon frère s’allonge sur le canapé dans son bleu de travail, la tête posée sur le coussin que grand-mère Guðríður a brodé de fleurs et il écoute les informations de la mi-journée à la radio.
Il sait que je ne veux pas qu’il déforme ce coussin.
Quand je le regarde, je vois l’ancienne version de ma personne, un souvenir de ce à quoi je ressemblais, celui que j’appelle Lui et à qui j’ai fait mes adieux.
Parce que Lui est quelque part et moi ailleurs.
Après avoir passé un moment allongé les yeux
fermés sur le canapé, la tête posée sur le coussin de grand-mère, il se lève, me montre une zone du plafond où la peinture s’écaille et propose:
— Si tu veux, je peux y passer un coup de rouleau.
Bien qu’assez taciturne, il me dit maintenant des
choses qu’il a toujours tues jusque-là, des phrases comme : Nous nous sommes connus avant même de naître. En fait, ces derniers jours, il a exprimé la même idée de différentes manières, comme pour s’assurer que je l’ai bien comprise. Nous nous connaissons depuis que nous étions ensemble dans le ventre de notre mère, a-t-il dit hier. Et il n’y a pas si longtemps, il a déclaré que nous nous connaissions depuis que nous étions fœtus. Il se tient silencieux à la porte, je comprends qu’il a encore une chose à me dire avant de s’en aller.
— Nous formions un œuf qui s’est scindé en deux.
Il a également pris une habitude qu’il n’avait pas jusque-là, il m’appelle le soir pour me souhaiter bonne nuit.
— Je voulais seulement te souhaiter bonne nuit,
dit-il.
— Bonne nuit.
— Bonne nuit, répète-t-il.
Je me demande s’il me surveille et j’en obtiens
confirmation lorsqu’il m’annonce qu’il compte passer le week-end prochain avec Lovísa dans leur chalet d’été.
— Bambi, tu me promets de ne pas faire de bêtise en mon absence? s’inquiète-t-il.
Il s’abstient toutefois de me dire qu’ayant déjà
perdu son frère, il ne veut pas perdre aussi sa sœur jumelle. Jamais il ne me ferait le coup de s’exprimer de pareille manière.
Il arrive que certains naissent autres que ce qu’ils sont
Si j’étais née fille et qu’on m’avait baptisée Guðríður, j’aurais hérité de la bague que ma mère tenait de ma grand-mère, et qui a échu à ma sœur Dalía. Certes, il aurait fallu que je la fasse agrandir.
Ma mère possédait par ailleurs un service de vaisselle décoré de mouettes qu’elle avait hérité de grand-mère et que j’aurais été infiniment heureuse de récupérer si mes sœurs ne m’avaient pas écartée du partage. Ce service se trouve donc chez l’une d’elles. Certes, on m’a cédé un canapé en velours rouge orné de franges dont personne ne voulait, mais c’était avant que j’emménage dans cet immeuble, et il était hélas trop encombrant pour l’appartement exigu que je louais à l’époque.
Lovisa est en revanche parvenue à obtenir de mes sœurs le coussin sur lequel Trausti pose sa tête, et me l’a offert en lot de consolation. Ma belle-sœur a pour cela ma reconnaissance éternelle.
— Rien ne nous oblige de le dire à tes sœurs, at-elle commenté.
D’après elle, ce coussin a été brodé par grand-mère Guÿdridur et non par ma mère comme je l’ai toujours cru, c’est en tous cas ce que cette dernière lui aurait dit. Grand-mère avait la main verte, elle avait dessiné le motif au point de croix en s’inspirant des fleurs qu’elle cultivait dans des pots sur Le rebord intérieur de sa fenêtre rue Raudagerdi. Citant à nouveau ma mère, Lovisa a précisé que le modèle de l’hortensia rose sur le coussin était une plante que grand-mère avait réussi à faire pousser à partir d’une simple graine Je me suis pour ma part livrée à quelques tentatives sur mon balcon du septième étage pendant l’été, j’ai essayé plusieurs variétés comme les asters, les pétunias et les marguerites, mais aucune n’a survécu au bourrasques et au sel apportés par la mer et le vent du nord. »
Autres extraits
« Parfois plusieurs semaines s’écoulent sans que j’aie des nouvelles de mon fils unique. Et c’est généralement moi qui lui téléphone.
En revanche, mes sœurs ayant échoué à me priver d’héritage, le petit pécule que j’ai perçu après la mort de ma mère m’a permis de subsister pendant les moments les plus difficiles et de couvrir les frais de notaire de mon appartement dans la résidence pour les plus de soixante ans. Depuis, le taux de l’emprunt immobilier que j’ai contracté a augmenté huit fois.
Après mon départ, Sonja a empaqueté mes vêtements et me les a fait livrer. Elle voulait aussi que je récupère notre lit conjugal, prétextant que je l’avais dupée tout au long de nos trente-quatre ans de mariage. Elle m’a renvoyé d’autres choses, comme la machine à coudre dont je me servais pour réajuster ou transformer les vêtements et ma collection de vinyles qui date de l’époque où je travaillais comme DJ dans un bar en arrière-cour au centre-ville. J’apportais mes propres disques. Ceux de mon époque DJ sont aisément reconnaissables : ils sont plus rayés que les autres.
Le carton contenant les photos est arrivé en dernier. » p. 46
« Quand nous sommes arrivés à l’Old Trafford Stadium, j’ai hurlé, allez Macari, et j’ai jubilé quand il a marqué un but. Le match s’est terminé sur un score de 3-0 contre Middlesbrough, c’était le 16 août 1980.
Je suis devenue spécialiste en comportement masculin. Telle une femme incarnant un rôle d’homme dans une pièce de Shakespeare.
J’ai réussi à les convaincre.
J’étais l’un d’eux.
C’était ma méthode pour survivre. » p. 73
« Bulletin d’étape
Je ne demande pas grand-chose. Si je pouvais me réveiller femme et m’endormir comme celle que je suis, dans un corps qui me convient, j aurais peu de raisons de me plaindre.
Je serais satisfaite de la vie.
Je ne demande pas des levers de soleil flamboyants, je m’accommode des visites quotidiennes du goéland argenté et des sales types qui m’importunent sous les abribus. » p. 122
À propos de l’autrice
Auður Ava Ólafsdóttir© Photo Stefan Karlsson
Auður Ava Ólafsdóttir est sans conteste la reine des lettres islandaises ! Depuis Rosa candida, le charme inimitable de ses romans tient peut-être à son talent sans pareil pour nous faire explorer les troublantes drôleries de l’inconstance humaine avec une poésie et un humour d’une grâce inégalable. Elle a reçu notamment les plus hautes distinctions nordiques, et le Prix Médicis étranger pour Miss Islande.
« Révélée au public français grâce à Rosa candida, l’Islandaise Auður Ava Ólafsdóttir possède l’art de dire les choses compliquées avec des mots simples. Celui aussi de suggérer l’émerveillement devant le miracle quotidien de l’existence. » – Elena Balzamo, Le Monde des Livres. (Source : Éditions Zulma)
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