Lauréate du Prix du meilleur livre étranger 2025
En deux mots
John Ferguson, un pasteur écossais sans le sou débarque sur une île perdue du nord de l’Écosse pour expulser son dernier habitant. Mais il est blessé et sera secouru par Ivar, l’homme qu’il devait chasser. Entre eux naît une solidarité inattendue, car chacun dissimule ses intentions tout en essayant de deviner les secrets de l’autre. Pendant ce temps Mary, l’épouse de John, décide de partir à la recherche de son mari.
Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Le pasteur et le dernier habitant
En racontant la rencontre improbable de deux hommes que tout oppose sur une île battue par les vents, au-delà des Shetlands, Carys Davies nous plonge dans un monde brutal où se heurtent foi et propriété, langue et silence, civilisation et survie. Prenant.
« Il regrettait soudain de ne pas savoir nager – cette ceinture de flottaison paraissait bien fragile et cela ne l’avait pas rassuré qu’on lui dise de ne pas s’alarmer: » Le pasteur John Ferguson manque de se noyer en débarquant sur une île du nord de l’Écosse. En rejoignant l’Église libre d’Écosse lors du grand schisme de 1843 – pour dénoncer le pouvoir des propriétaires terriens sur les paroisses – il a choisi la pauvreté. Aussi a-t-il fini par accepter une mission sordide pour survivre : expulser Ivar, le dernier habitant d’une île que les éleveurs de moutons entendent laisser aux seuls animaux.
Seulement voilà, lors du débarquement il glisse sur les rochers et perd l’équilibre au bord de la falaise. « Vous l’auriez vue s’agiter brièvement sur la pierre glissante, ses bras tournoyant comme ceux d’un patineur novice ». Sa sacoche tombe à l’eau. Ivar la repêche et comprend découvre ce qu’elle contient, son dossier et le portrait de Mary, la belle épouse de John.
Lui qui vit seul depuis des années et parle une langue que personne d’autre ne connaît, sauve le naufragé. Et tandis qu’il se remet doucement de ses blessures, Ivar vaque à ses occupations, réparer le toit de tourbe, traire la vieille vache, parler à Pegi sa jument. Il existe par ses mains qui travaillent.
Quand John reprend ses esprits, il songe à sa mission. Mais comment chasser celui qui vous sauve ? Alors, il tergiverse. Il note scrupuleusement les mots d’Ivar, traduit, compare, essaie de comprendre cette langue mourante. Les deux hommes créent un langage commun fait de gestes, de répétitions, de patience. Une étrange complicité s’installe. Pour Ivar, « c’était comme si, jusqu’à présent, il n’avait pas vraiment compris sa solitude –comme si l’arrivée de John Ferguson l’avait changé en quelque chose qu’il n’avait jamais été ou pas été depuis très longtemps: en partie frère et en partie sœur, en partie fils et en partie fille, en partie mère et en partie père, en partie mari et en partie femme. »
Entre les deux hommes, il y a aussi Mary. Ivar s’est emparé de son portrait pour l’admirer. Dans son cadre de cuir, elle était « l’une des choses les plus vivantes qu’il avait jamais vues, plus vivante, et de loin, que les souvenirs qu’il avait de Jenny, de sa propre mère ou de sa grand-mère. » Mary qui reste sans nouvelles et va décider d’affronter une mer hostile pour rejoindre son mari. Trois destins sont en suspens dans ce coin perdu où s’efface la frontière entre bon et méchant, victime et bourreau.
C’est par vagues successives que se construit ce roman. Épousant le mouvement des marées, il transporte une charge émotionnelle intense, On sent le froid, on entend le vent, on touche la tourbe humide, on suit la lumière déclinante « en une étincelante colonne d’éclats de paille, de brins de laine flottants et d’écailles de poisson ».
Carys Davies excelle à rendre tangible la géographie hostile. Car l’île n’est pas un simple décor. Elle impose sa loi. On y grelotte dans des vêtements trempés. On y survit avec du lait cuit jusqu’à prendre « la couleur sombre et le goût âcre ». On y répare sans cesse ce que les tempêtes détruisent. Cette violence climatique fait écho à une autre violence : celle des clearances. Ces déportations massives qui ont vidé les îles au profit des moutons. Le titre Éclaircie joue subtilement sur cette ambiguïté. Une éclaircie météorologique apporte la lumière. Mais « faire de l’éclaircie » signifie aussi défricher, vider, expulser. Toute la violence de l’Histoire résonne dans ce face-à-face intime, dans ce duo improbable.
On referme ce livre en ayant l’impression d’avoir soi-même traversé la tempête, sa beauté âpre, sa violence puissante. En admirant la résistance d’hommes qui refusent d’être balayés, tout en ressentant combien leur combat sera vain.

Éclaircie
Carys Davies
Éditions de la Table Ronde
Roman
Traduit de l’anglais par
192 p., 21 €
EAN 9791037114693
Paru le 28/08/2025
Où ?
Le roman est situé au nord de l’Écosse, sur une île au-delà de l’archipel des Shetland.
Quand ?
L’action se déroule en 1843.
Ce qu’en dit l’éditeur
1843. Ivar, le dernier habitant d’une île perdue au large de l’Écosse, mène une vie solitaire et paisible, jusqu’au jour où il trouve sur la plage, au pied d’une falaise, un homme inconscient. Le nouveau venu se nomme John Ferguson, pasteur sans le sou envoyé pour chasser Ivar de ces terres et libérer ainsi des hectares de pâturage pour des troupeaux de moutons. Ne se doutant pas des intentions de l’inconnu, Ivar lui fait une place dans sa maison et, bien que les deux hommes ne parlent pas la même langue, un lien fragile se tisse peu à peu entre eux. Pendant ce temps, sur le continent, Mary, la femme de John, attend impatiemment des nouvelles de la mission de son époux. Dans la rudesse de ce décor lointain, au-delà de l’archipel des Shetland, se déploie le drame intime qu’imagine Carys Davies, avec autant de tension que de tendresse : le portrait touchant et cristallin de gens ordinaires ballottés par l’Histoire, et l’exploration de ce qui sépare les hommes comme de ce qui les rapproche. Aussi maîtrisé que surprenant, ce court roman est une merveille narrative au style concis et puissant.
Les critiques
Babelio
Benzine mag. (Olivier de Bouty)
Kimamori (Yassi Nasseri)
Lettres d’Irlande et d’ailleurs
Blog motspourmots (Nicole Grundlinger)
Blog de Pierre Ahnne
Blog Lettres exprès
Blog Papivore
Blog La Viduité
Blog Plaisirs à cultiver
Les premières pages du livre
« 1
Il regrettait soudain de ne pas savoir nager – cette ceinture de flottaison paraissait bien fragile et cela ne l’avait pas rassuré qu’on lui dise de ne pas s’alarmer, que les hommes non plus ne savaient pas nager.
Chaque fois que la barque s’élevait, il apercevait la côte rocheuse, les falaises, l’absence du moindre lieu où débarquer ; chaque fois qu’elle descendait, les rochers disparaissaient, remplacés par un mur gris, liquide.
Il ferma les yeux.
Baoum.
Ô Seigneur.
Il se cramponna au plat-bord tandis qu’ils grimpaient de nouveau et vit, au-dessus des falaises, un millier d’oiseaux qui s’élançaient en virevoltant dans les airs. Quand la petite embarcation bascula pour plonger dans le creux, il sut que ce serait la dernière fois.
Mais au bout d’une heure sur ce que l’un des hommes décrirait plus tard comme une « mer désobligeante », John Ferguson se trouva déposé sain et sauf, avec sa sacoche et sa caisse, sur l’étroite bande de sable qui existait bien là, en dépit des apparences, dans l’ombre des falaises démesurées.
Quel soulagement de sentir la terre ferme sous la semelle de ses souliers trempés !
Quel soulagement de voir l’eau ruisseler de son manteau sur le sable tassé, et de distinguer au loin – comme Strachan l’avait dit – la maison du Bailli, d’une pâleur presque lumineuse dans la brume argentée de l’après-midi.
De ses doigts frigorifiés il décrocha la boucle de la ceinture de flottaison, qu’il jeta gaiement au fond de la barque. Il défit son foulard, l’essora et le renoua en cravate. Il pressa la mer, du mieux qu’il put, hors des manches et des poches de son manteau et sautilla sur place dans ses chaussures gorgées d’eau pour tenter de se réchauffer. Il remercia Dieu pour cette délivrance.
Avant que les hommes ne repartent dos à la marche sur les flots tumultueux en direction de la Lily Rose, John confia à l’un d’eux le soin de porter sa caisse et suivit avec sa sacoche, se frayant un chemin parmi les rochers tel un grand échassier légèrement sous-alimenté, ses fins cheveux noirs soulevés à la verticale par le vent obstiné, s’adressant en silence à son épouse absente :
« Vous voyez, Mary, tout s’est bien passé. Je suis là. Je suis arrivé, indemne. Vous n’avez aucune raison de vous inquiéter. Je ferai ce que je suis venu faire et, bien plus vite que vous ne pensez, je serai de retour à la maison. »
2
Le temps était calme et il tombait une pluie douce.
Ivar travailla dur tout le matin, posant de nouvelles couches de mottes de gazon et de chaume aux endroits où le mauvais temps avait arraché la couverture du toit, fixant le tout de ses cordes lestées, noueuses. Ce travail lui procurait un agréable sentiment de calme – grimper sur le toit puis redescendre, aller et venir laborieusement sur le sol marécageux et, de temps à autre, s’arrêter pour affûter son couteau.
Le soir venu, il s’accroupit devant le feu pour préparer son dîner, faisant bouillir le lait un long moment jusqu’à ce qu’il acquière la couleur sombre et le goût âcre qu’il aimait. Quand il eut fini de manger, il récura l’intérieur de la marmite et essuya la couche de suie sur le dessous, puis resta assis dans son grand fauteuil, la marmite propre sur les genoux, car c’était l’époque de l’année où les jours sont longs et les nuits courtes, et Ivar prenait rarement la peine de se coucher pour dormir.
Dehors, par-delà les épais murs de pierre de sa maison, les contours de l’île se retiraient brièvement dans l’obscurité, sans jamais disparaître pour de bon, et bientôt, à travers l’ouverture dans le toit au-dessus de l’âtre, la lumière commença à tomber en une étincelante colonne d’éclats de paille, de brins de laine flottants et d’écailles de poisson, qui tournoyait avec lenteur.
Elle se posait sur le sol de terre battue, sur le rebord de la table basse et la marmite sur les genoux d’Ivar, et sur son visage endormi, l’illuminant et le détachant de la pénombre environnante à la manière de certains tableaux – un visage ridé et érodé par les intempéries, lourd, avec comme un aspect de pierre taillée ; pas un vieux visage, non, mais pas jeune non plus.
Ses cheveux étaient couleur de paille souillée, sa barbe plus foncée, plus brune, fournie et malpropre peut-être, avec un pan de gris sur la mâchoire gauche qui se détachait du reste telle l’empreinte d’une main enfantine. Ne possédant pas de miroir, il n’avait aucune image claire de sa propre apparence au-delà des reflets incertains qu’il apercevait parfois dans les mares et les flaques de l’île, même s’il avait évidemment conscience de lui-même par rapport à son environnement – il était assez grand pour devoir se courber lorsqu’il se déplaçait à l’intérieur de cette petite maison à la toiture basse ; il était assez large pour remplir l’embrasure de la porte lorsqu’il la franchissait en se baissant ; il était assez fort, malgré sa maladie de l’hiver précédent, pour accomplir toutes les tâches qu’il devait accomplir.
Quand l’aube fut levée, il sortit.
Le ruisseau en contrebas de la maison s’était élargi avec la pluie, partout le sol était fangeux. À la source, la boue lui lapa les pieds.
Il apporta de l’eau à la vieille vache et vérifia le nœud de sa longe, puis il alla trouver Pegi un peu plus loin, sur les terres pauvres du champ du haut, et resta un moment à lui parler, tapotant du plat de la main sa crinière hirsute, grossière. Elle était, disait-il, un vieux chou, une drôle d’idiote mal fichue, tous ces petits noms qu’il avait pour elle dans sa langue. Dans la lumière du jour naissant, sa robe paraissait terne et poussiéreuse, d’un gris sale avec une touche de jaune bleuâtre.
« Prus ! » s’exclama-t-il finalement, mot qu’il utilisait pour lui faire savoir qu’ils avaient du travail et qu’il était temps de s’y mettre.
3
Dans la maison du Bailli, après avoir déverrouillé la porte pour se glisser à l’intérieur, John Ferguson vida sa sacoche sur le lit étroit : sa chemise de rechange et son second jeu de sous-vêtements ; son peigne et son savon ; le registre bleu et ses documents ; son nécessaire d’écriture et le portrait de Mary dans son cadre en cuir estampé ; le pistolet, la poudre, les munitions.
Le lieu n’était pas aussi douillet que Strachan le lui avait fait miroiter – s’il avait un jour été confortable, il ne l’était plus.
L’étroit lit de fer n’avait pas de couverture, et le reste du mobilier se résumait à une table basse à trois pieds et un tabouret solitaire. Il se demanda s’il aurait plus de chance avec l’église, mais lorsqu’il s’y rendit sous un ciel d’éclaircie pour en avoir le cœur net, il découvrit que le petit bâtiment gris était rempli de foin, et qu’une bonne partie du toit s’était effondrée.
Bien.
Au moins, il y avait une marmite dans la cheminée, et dans un renfoncement du mur derrière la maison il trouva une petite réserve de tourbe. Il avait aussi sa caisse, avec à l’intérieur le cake aux fruits de Mary et ses autres victuailles. Toutes ces choses étaient des bénédictions, et pour chacune il articula en silence une prière de remerciement.
Et puis il se rappela qu’il avait survécu à un long et terrible voyage et qu’il n’avait plus, Dieu soit loué, le mal de mer. Il rendit grâce aussi pour cela et, s’asseyant sur le petit tabouret, se rappela enfin qu’on le payait pour être ici.
Donc.
Il allait allumer un feu dans l’âtre, mettre ses habits à sécher et se faire cuire quelque chose à manger, puis il tâcherait d’avoir une bonne nuit de sommeil et, au matin, ferait un petit tour de l’île, s’accorderait la journée pour prendre ses repères, après quoi il irait trouver l’homme.
4
Ivar mena Pegi vers le bas du terrain, passa devant la source puis contourna la base de la colline pointue. Les paniers vides de la jument grinçaient au rythme de leur marche.
Ils progressèrent d’un pas lourd et régulier en direction du rivage, jusqu’à ce qu’ils arrivent en vue d’une avancée de terre au pied de la colline blanche, avancée que la mer inondait à marée montante mais que son reflux laissait à sec.
Elle était à sec maintenant – un assez long banc qui formait un goulot de terre entre les deux étendues d’eau plus basses de part et d’autre – et c’est vers ce pan de terre effilé, sec et rocheux, qu’Ivar, après avoir laissé Pegi à paître, marchait à présent, portant la boîte en bois dans laquelle il collectait et conservait ses appâts.
Il n’y avait presque pas de vent, rien qu’une brise légère soufflant vers la côte, douce et constante sur son corps et son visage, et il savoura un moment la sensation du vent qui lui ébouriffait les cheveux. Il était très peu sorti au cours de ce printemps, à cause de sa maladie d’abord, puis du mauvais temps qui avait rendu trop rudes les travaux en plein air, impossible la pêche depuis les rochers – la mer agitée, déchaînée et sauvage, les lourdes déferlantes soulevant des embruns qui frappaient le rivage et formaient une brume épaisse le long de la côte. Il avait passé le plus clair de son temps à tricoter, assis pour l’essentiel dans son grand fauteuil près de la cheminée ou bien parfois sur le tabouret dans l’étable à vaches avec Pegi, lui parlant de temps à autre mais le plus souvent assis là en sa compagnie sans rien dire, avec une chaussette, un bonnet, son ouvrage du moment. En remontant dans la brise alanguie le banc entre les deux étendues d’eau, c’est à cela qu’il songeait, au plaisir de la chose – être assis avec Pegi à tricoter en silence ; Pegi tout à fait immobile, ses mains à lui bougeant à peine tandis qu’elles maniaient les aiguilles ; seul autre mouvement, celui d’une toile d’araignée qui frémissait dans l’atmosphère au ras du sol.
Au fil de sa marche, il se penchait sur les mares, décrochant de leurs rochers des berniques qu’il jetait dans sa boîte à appâts, puis il revint le long de la plage jusqu’à l’endroit où Pegi broutait et, ensemble, ils contournèrent le flanc de la colline blanche et poursuivirent leur chemin au sommet des falaises, longeant l’église où il entreposait son foin puis le mur qui séparait le cimetière du pâturage. Il laissa derrière lui la maison du Bailli et l’étang où sa mère et sa grand-mère avaient noyé les chiots, pensant continuer jusqu’à la crique où il ramasserait de l’herbe pour nourrir la vache ce soir. Mais il avait faim maintenant, après le lait cuit de la veille ; il était fatigué aussi après sa courte nuit à somnoler dans son grand fauteuil. « Tu devrais rentrer à la maison, Ivar, se dit-il. Ça ira mieux après un petit déjeuner. »
Il se souviendra de cela, bien sûr – qu’il s’est arrêté un instant au-dessus de la maison du Bailli avant de choisir entre rentrer chez lui et poursuivre jusqu’à la crique pour ramasser de l’herbe ; il se rappellera qu’il a regardé la maison en contrebas et n’a rien vu d’inhabituel, pas de fumée, pas de porte ouverte, rien qu’il ne se serait attendu à voir.
5
Dans la maison du Bailli, John Ferguson n’avait pas réussi à allumer un feu, pas réussi non plus, par conséquent, à faire sécher ses vêtements ni à se préparer le moindre dîner.
Les blocs de tourbe dans le renfoncement du mur derrière la maison s’étaient révélés pleins d’argile et avaient refusé de prendre ; il avait fini par manger une part du cake et avait passé quelques heures glaciales et misérables dans ses habits mouillés, allongé sur le lit de fer.
Dès les premières lueurs de l’aube il se leva, se disant avec brusquerie qu’il pourrait au moins faire un brin de toilette, donner un coup de peigne à ses cheveux. D’après Strachan, la source la plus proche n’était qu’à une courte marche de la maison. Si la journée se réchauffait, il pourrait étendre ses vêtements sur la bruyère et, en attendant qu’ils sèchent, consigner quelques notes et observations préliminaires avant d’aller parler à l’homme.
L’essentiel était de ne pas céder au découragement – de se rappeler qu’il s’agissait là d’un travail, d’une mission : un moyen en vue d’une fin de la plus haute importance.
Il dit une rapide prière et enfonça tant bien que mal ses pieds dans ses souliers gorgés d’eau, prit le pistolet posé au bout du lit et le rangea, avec les munitions et la poudre, dans sa caisse.
Il rangea tout le reste dans sa sacoche – son peigne et son savon, son écritoire en étain, le portrait de Mary et le registre des Lowrie, ses sous-vêtements de rechange et sa deuxième chemise, aussi trempés après leur course folle depuis la Lily Rose à travers les eaux turbulentes que ceux qu’il portait sur lui – puis il se mit en route, refermant derrière lui la lourde porte mal ajustée.
La journée était claire, à peine une ligne de nuages au ras de l’horizon, et si vous aviez été là-haut dans le ciel au-dessus de l’île, ce matin-là, avec les fous de Bassan et les guillemots, les macareux, les cormorans, les huîtriers, vous auriez vu sa silhouette minuscule quitter la maison du Bailli et se frayer un chemin à travers des massifs roses d’armérie maritime et des pâtures verdoyantes. Vous l’auriez vue marquer une pause devant la première étendue de bruyère, puis ôter ses vêtements et les étendre, avec ceux de rechange sortis de sa sacoche, pour les faire sécher. Vous l’auriez vue (non plus noire à présent, mais d’un blanc d’ivoire), patauger à grand renfort d’éclaboussures dans les roseaux autour de la source. Vous l’auriez vue prendre des notes dans le registre bleu marine, puis se lever sans rien d’autre sur elle que la sacoche et ses chaussures à moitié sèches, se diriger l’air intrigué vers le rebord de la falaise et s’engager sur l’abrupt chemin rocheux. Vous l’auriez vue s’agiter brièvement sur la pierre glissante, ses bras tournoyant comme ceux d’un patineur novice, et au moment où elle disparut, vous auriez vu sa sacoche décrire une courbe au-dessus de l’eau tel un oiseau brun disgracieux, porté par un invisible courant d’air froid venu du nord.
6
Au bord de la crique, ayant renoncé à son petit déjeuner, Ivar travaillait sans relâche, courbé en deux, à arracher de pleines brassées de l’herbe luxuriante qui poussait entre les rochers. Il progressait lentement parmi eux, ramassant l’herbe au passage, et c’est à cet endroit qu’il s’arrêta et se redressa pour scruter l’eau.
Des taches sombres, flottantes, étaient souvent apparues dans son champ de vision pendant sa maladie : des caillots noirs qui surgissaient devant ses yeux au moindre mouvement, si bien qu’il s’immobilisa un instant. Il existait un mot dans sa langue pour décrire le va-et-vient de la mer couvrant et découvrant un rocher immergé – ce mot aurait parfaitement décrit la manière qu’avait l’objet sombre et boursoufflé de s’enfoncer sous les petites vagues pour mieux réapparaître. Il cligna des yeux et, constatant que la forme était toujours là, lâcha sa brassée d’herbe et s’avança en pataugeant dans les hauts fonds. Mais le vent s’était levé à présent, soufflant en rafales de plus en plus violentes, et chaque fois qu’Ivar tendait le bras vers la masse boursoufflée, celle-ci reculait hors de sa portée. Pegi, là-bas sur l’estran, se tenait tête basse, le vent jetant du sable sur ses flancs et dans ses yeux. Ivar se pencha de nouveau et, cette fois, parvint à attraper l’objet flottant et le tira à lui.
Il resta un long moment planté sur la plage à scruter la mer qui repartait. Une brume et un fin crachin approchaient, poussés par le vent. Des filets d’eau douce s’écoulaient du pied des falaises, dans son dos. Il vit des macareux, des phoques et des cormorans, rien d’autre ; il resta campé là plus d’une heure mais il n’y avait rien ni personne, nul grand navire ni la moindre petite embarcation, alors, finalement, il passa sur son épaule la bandoulière de la sacoche, tassa l’herbe dans les paniers de Pegi, tourna le dos à la plage et rentra chez lui.
À l’intérieur de la sacoche, il trouva une liasse de papiers recouverte d’un tissu bleu ; un peigne comme celui qu’Hanus avait un jour rapporté de Bergen pour Jenny, la fois où il s’était procuré le thé et le tabac, mais plus petit et avec des dents moins dures ; un pain de savon couleur d’avoine, mou et spongieux d’avoir baigné dans toute cette eau ; une boîte en fer contenant un petit couteau pliant et ce qui semblait être des accessoires d’écriture ; et tout au fond, sous les papiers, il trouva une femme aux cheveux noirs à l’intérieur d’un cadre en cuir, qui le contemplait de sous une plaque de verre brisée, avec un sourire timide et secret.
Impossible de distinguer le décor qui l’entourait, tout brumeux, marron et flou, comme si elle se tenait debout dans le crépuscule trouble d’un début d’après-midi, l’hiver. Mais la femme elle-même était l’une des choses les plus vivantes qu’il avait jamais vues, plus vivante, et de loin, que les souvenirs qu’il avait de Jenny, de sa propre mère ou de sa grand-mère. De sa vie, il n’avait rien vu de pareil à cette femme. Il la toucha du bout de l’index, s’attendant presque à ce qu’elle bouge, et resta longtemps agenouillé devant le feu à la tenir entre ses mains.
Il était tard lorsqu’il se leva pour la caler contre le mur sur l’étagère en pierre au-dessus de la cheminée, le temps de séparer les papiers imbibés d’eau trouvés dans la sacoche et de les étaler devant le feu pour qu’ils sèchent. Si des mots avaient été écrits dessus, en anglais ou en écossais ou en danois ou en norvégien ou dans une autre langue qu’il ne connaissait pas et ne savait pas lire, ils avaient été effacés. Il essora à la main le tissu bleu dans lequel ils étaient enveloppés, et l’étendit à son tour. Il approcha le savon de son visage mais ne sentit que l’odeur de la mer et le posa sur la cheminée à côté du peigne puis, bien que tout fût déjà illuminé par le feu, alluma la lampe pour pouvoir regarder à nouveau la femme souriante aux cheveux noirs, étrangement vivante dans le cadre et dans les obscures ténèbres brunes qui l’entouraient.
7
L’image de Mary Ferguson dans le cadre en cuir estampé était un calotype de Robert Adamson.
Il avait été pris à Édimbourg quelques mois après le mariage des Ferguson, et six semaines après que le révérend John Ferguson avait résigné sa cure de la paroisse de Broughton, au nord de la ville, pour devenir un homme pauvre en liant son sort à celui de l’Église libre d’Écosse.
« Moi ? Oh non, John. Pas un portrait. Pas de moi. Non, s’il vous plaît ! »
Mais John Ferguson était trop enthousiaste pour se laisser décourager. « Pas un portrait, Mary. Un calotype. Une manière de capturer et de conserver une image vivante – du grec kalos, qui signifie “beau”. »
John avait déjà pris rendez-vous pour lui-même avec Adamson – le jeune photographe qui s’était donné pour mission de faire venir le plus grand nombre possible de pasteurs rebelles de cette nouvelle Église pour poser dans son studio de Rock House, au pied de la colline de Calton Hill. Travaillant à partir de ses calotypes, son ami, l’artiste David Octavius Hill, les peindrait alors sur une vaste toile immortalisant ce schisme historique entre l’Église établie et la nouvelle.
Mary s’était montrée nerveuse devant l’objectif, très préoccupée par ses dents. (Raison pour laquelle, peut-être, elle a l’air si timide sur ce portrait, pas aussi énergique qu’elle pouvait l’être dans la vraie vie.) Elle avait en outre trouvé l’image un peu fantomatique en dépit de sa réalité magique. Elle voyait bien que c’était son moi vivant que le jeune Mr Adamson était étrangement parvenu à saisir et à figer avec ses liquides et sa lumière – qu’il s’agissait d’elle, indubitablement, debout sur la pelouse abritée et embrumée située à l’arrière du studio de l’artiste et pourtant elle avait la sensation troublante de contempler une image d’elle-même après sa mort ; une sorte de mémorial, ou de souvenir.
John, lui, était enchanté.
Solennel et même sévère au repos, son visage osseux, presbytérien, se fendit d’un sourire ravi quand ils revinrent chercher l’image et qu’il vit pour la première fois le prodige accompli. Après avoir couvert de chaleureux remerciements Mr Adamson, il emmena Mary dans la première échoppe sur laquelle ils tombèrent au pied de Calton Hill et dépensa ce qui devait être le peu d’argent qu’il lui restait pour acheter un cadre en cuir rectangulaire. Une fois le calotype bien en sécurité derrière la plaque de verre, il le glissa dans sa sacoche, baisa la main de sa nouvelle épouse et déclara : « Voilà. Maintenant, si nous venons un jour à être séparés, ma si précieuse chérie, vous serez quand même avec moi à tout moment. »
Extrait
« C’était comme si, jusqu’à présent, il n’avait pas vraiment compris sa solitude – comme si l’arrivée de John Ferguson l’avait changé en quelque chose qu’il n’avait jamais été ou pas été depuis très longtemps: en partie frère et en partie sœur, en partie fils et en partie fille, en partie mère et en partie père, en partie mari et en partie femme. » p. 95
À propos de l’autrice

Carys Davies © Photo DR
Carys Davies a grandi au Pays de Galles puis dans les Midlands avant de partir aux États-Unis où elle a travaillé pendant douze ans. Elle est l’auteure de trois romans dont le premier, West, a obtenu le Prix du livre de l’année au Pays de Galles. Publié en France en 2019 (Seuil), il avait reçu un excellent accueil dans la presse. Son deuxième roman, Le Voyage de Hilary Byrd (Seuil, 2022), a été élu roman de l’année 2020 par le Sunday Times. Éclaircie a, quant à lui, été élu meilleur livre 2024 par de nombreux journaux et sélectionné pour de nombreux prix. Il sera traduit en huit langues. Ses nouvelles, récompensées elles aussi de nombreux prix, ont été diffusées sur BBC Radio 4 et publiées notamment dans Granta, The Dublin Review et The Stinging Fly. Elle vit aujourd’hui à Édimbourg. (Source : Éditions de la Table Ronde)
Page Wikipédia de l’autrice (en anglais)
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