Les critiques
Babelio 

Les premières pages du livre
« Préface de Thomas Deslogis
Une anthologie de poésie érotique est devenue un objet presque commun. Exploration des sens par nature, la poésie a toujours abordé, directement ou non, l’étrange et fascinant rapport que notre drôle d’espèce entretien avec la chose sexuelle. Pour preuve : le présent ouvrage se présente comme une suite directe d’une anthologie de poèmes érotiques confectionnée par Marcel Béalu en 1948 et enrichie en 2023 par les éditions Seghers avec la complicité, déja, des illustrations délicieusement profanes de Louise Bourgoin.
On pourrait donc aisément comprendre la volonté de ce nouveau tome : documenter, à la suite de Marcel Béalu, ce que la poésie d’aujourd’hui fait de la « question érotique ». Mais là encore, rien de nouveau. Plusieurs anthologies du genre ont été publiées ces dernières années. Chacune avec ses règles, ses goûts, ses lignes éditoriales, ses libertés et ses limites. Ainsi serait-il tentant de voir dans cette récente multiplication des ouvrages collectant les poèmes érotiques contemporains comme une lubie d’éditeurs en quête de petit sensationnalisme.
L’élan, pourtant, vient bel et bien des auteurs et autrices elles-mêmes. La poésie érotique n’est plus la poésie « d’à côté » qu’elle a longtemps été, elle n’est plus subversive, n’a plus à se cacher. Tout au contraire, il se pourrait bien que l’érotisme définisse notre ère poétique. Voilà précisément l’idée, la conviction, qui façonne cette anthologie : faisant suite aux générations romantiques, symbolistes ou surréalistes, le premier quart du XXI° siècle est érotique.
Et que ceux qui seraient tentés de voir un appauvrissement discursif de la poésie dans cet avènement contemporain du stupre se détrompent sans attendre. De fait, il y a bien longtemps que la poésie n’avait pas eu autant à dire.
Certes, les poètes ont toujours écrit des vers érotiques. Mais, nous l’avons dit, ceux-ci restaient bien souvent dissimulés ou noyés au milieu d’une œuvre « respectable ». Et nous constatons, désormais que les us et coutumes se sont libéralisés – tout en restant sous la menace d’un monde qui semble n’avancer plus qu’à reculons -, que la poésie érotique est aujourd’hui la seule poésie qui propose quelque chose d’intrinsèquement nouveau, la seule poésie qui embrasse le réel dans ce qu’il a de plus tangible, la seule poésie qui sait stimuler nos sens épuisés, parce que constamment sollicités, pour faire de cet éveil un élément discursif puissamment politique. Dit autrement, la poésie érotique contemporaine a réussi ce qu’aucun mouvement n’a pu ou voulu faire depuis fort longtemps : tuer le père.
Comment? En ne faisant pas de quartier. En tuant l’homme tout entier, le mâle, ou du moins un certain mal. On pourra d’ailleurs remarquer la part très dominante de poétesses dans notre sélection. Cependant, ce serait ne comprendre qu’à moitié la révolution opérée ces dernières années dans la poésie que de la limiter à une prise de pouvoir féminine et féministe (prise de pouvoir par ailleurs factuelle et salvatrice). Les hommes aussi, et surtout les plus jeunes, s’évertuent à « déconstruire », par le vers, le mythe de la volonté de puissance qui serait forcément le leur du seul fait de leur sexe de naissance.
Aussi, certains pourraient s’étonner de voir dans un même ensemble la mascotte réactionnaire qu’est devenu Michel Houellebecq aux côtés, par exemple, d’une poétesse aussi puissamment engagée, à l’opposé du idéologique, que Douce Dibondo. C’est que cet ouvrage se veut cartographie de la meilleure poesie érotique contemporaine au l’observation d’un passage de témoin que nous préférons, nous, considérer comme un putsch bienvenu.
Un putsch par le corps et pour le corps. Une nouvelle révolution véritable, cette fois, en cela qu’elle ne se contente pas de la libération des mœurs du siècle dernier. Au pacifisme du mouvement hippie, cette donne oppose une lutte quotidienne et totale contre le machisme privateur et assassin. Une lutte au nom de toutes les sexualités, de tous les genres, de toutes les formes de couples ou de solitudes.
En somme, si la poésie de notre temps – celle qui gueule et fa à la fois – est avant tout érotique, c’est parce qu’elle a compris que nous n’avancerons, en tant que société, que lorsque nos corps seront réellement libres. Un besoin de décomplexion des chairs dont s’est superbement imprégnée Louise Bourgoin. Ses dessins accompagnent les différents poèmes de cet ouvrage avec la langueur explicite que nous propose ce voyage au pays du plaisir et du poing levé, faisant de cette anthologie un objet a la beauté sulfureuse.

Note à l’attention du lecteur
L’anthologie est divisée en trois grandes parties. La première réunit les poètes et poétesses nés avant 1975, la deuxième celles et ceux nés entre 1975 et 1985, la troisième, la plus importante, rassemble celles et ceux nés après 1985, c’est-à-dire ayant moins de quarante ans. Au sein de chaque partie, ce n’est plus l’âge de l’auteur ou de l’autrice qui prime, mais l’année de publication des poèmes choisis.
L’ensemble ainsi constitué offre à lire trois blocs générationnels, qui se font chacun rattraper dans leur dos par la génération suivante. Cette double temporalité nous laisse voir un glissement des vers (ou, comme on l’a dit plus haut, une « prise de pouvoir ») selon l’âge qu’a un ou une poète en telle ou telle année. Pour le dire autrement et en exagérant un brin, le progrès apparaît bien souvent dans sa forme la plus éclatante lorsqu’on avance dans le temps, certes, mais aussi et surtout lorsque c’est la jeunesse qui tord la rime pour mieux jouir en liberté.

ELLE. — …. Je te rencontre.
Je me souviens de toi.
Qui es tu?
Tu me tues.
Tu me fais du bien.
Comment me serais je doutée que cette ville était faite
à la taille de l’amour?
Comment me serais je doutée que tu étais fait à la taille de de mon corps même?
Tu me plais. Quel événement. Tu me plais. Quelle lenteur tout à coup.
Quelle douceur.
Tu ne peux pas savoir.
Tu me tues.
Tu me fais du bien.
Tu me tues.
Tu me fais du bien.
J’ai le temps.
Je t’en prie.
Dévore-moi.
Déforme moi jusqu’à la laideur.
Pourquoi pas toi?
Pourquoi pas toi dans cette ville et dans cette nuit pareille
aux autres au point de s’y méprendre?
Je t’en prie…
Marguerite Duras, Hiroshima mon amour
Gallimard, 1960

GRISÉLIDIS RÉAL
Grisélidis Real est née en 1929 à Lausanne et morte en 2005 à Genève, en Suisse. Elle grandit en Égypte et en Grèce Militante et activiste, figure de la « Révolution des prostituées » dans les années 1970, elle est cofondatrice en 1982 de l’association de défense des prostituées Aspasie. Elle a notamment publié Le noir est une couleur, Carnet de bal d’une courtisane et Mémoires de l’inachevé (1954-1993) aux éditions Verticales. Ses œuvres poétiques complètes, intitulées Chair vive, présentées par Nancy Huston, ont paru chez Seghers en 2022.

De profundis
J’ai tant aimé ton corps
Qu’il sera comme un fleuve
Bruissant dans mes artères
J’ai tant aimé la source
Envoûtée de caresses
Brûlée de mes baisers
Faisant jaillir l’eau vive
De ton sexe
Dans ma bouche amoureuse
Que je n’aurai plus soif
D’un autre océan
Que ton sang
Et faim d’une autre chair
Que la tienne
Je ne serai brûlée
Par d’autre feu que tes mains
Qui m’ont laissée en cendres
Dans le désert
Des nuits inhabitées.

Genève, 8 février 1969

Sacre sexuel

PROSTITUÉES
PRÊTRESSES
PRINCESSES

Vous qui détenez seules les secrets les plus veloutés de l’amour
et du VICE – mots nobles, mots sacrés, mots royaux du corps et
du SEXE…
La Prostitution est un titre de Noblesse – de la seule
authentique noblesse du geste, de la parade, de la liturgie
carnivore des sens –
Car l’âme sans chair n’est qu’un insecte sec – aux antennes
brisées –
PROSTITUTION tu déroules tes rites affolants et masqués au
cœur des nuits flamboyantes, à la face du soleil et de la lune –
Rites antiques –
Le Vagin brûle sous la morsure des verges –
Et l’homme s’agenouille sous les zébrures du cuir, sa jouissance
s’exacerbe sous les coups rythmiques du fouet, son sperme
explose à la cadence des gifles, des morsures et des crachats,
la violence sexuelle est une communion avec la MORT –
Médiatrice et transcendantale –
Oui nous nous jetons en offrande –
Qu’on nous crève et qu’on nous lacère
Pâtures scintillantes harnachées d’or et de lanières
Femelles bardées de velours
Hybrides et interdites
Achetez-nous – lapidez-nous
Déchiquetez nos cuisses pailletées
Moirées de bave

Perlées de foutres et de baisers
Nous sommes les Dispensatrices
De toutes vos damnations charnelles
Mâles châtrés aux phallus écorchés
Aux couilles flagellées
Aux Anus obscurcis par les coups
Les cordes et les clous
Éventrés par nos mains sauvages
Râlant ensanglantés sous le feu des urines
Et rutilants de morve
Buvez nos larmes et nos sangs
Allumez le cratère de nos ventres
Léchez nos mamelles dressées
Et nos buissons de chanvre noir
Nous sommes vos citadelles
Et vos océans
Par l’ébranlement de nos langues

Et la caresse humide
De nos lèvres scellées sur vos sexes
S’éveille le jet brûlant
De vos raz-de-marée
Vous vous tordez vous gémissez vous renaissez
Sans cesse entre nos mains gantées de cruauté
Sous le satin de nos bouches armées de nacre étincelante
Chaque nuit est célébrée votre agonie
En la Chapelle ardente de nos corps »

À propos de l’auteur

Thomas Deslogis © Photo DR

Journaliste et écrivain, ancien étudiant en cinéma et en philosophie, électron libre et lecteur passionné, Thomas Deslogis a publié des poèmes sans fin pour L’Obs et des poèmes d’actu à Libération, pour La Chaîne parlementaire et ailleurs. Il a créé la rubrique « Le Porn la poésie » pour Le Tag parfait. Il est aussi responsable de bibliothèque. (Source : Éditions Seghers)

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À propos de l’illustratrice

Actrice reconnue et récompensée, Louise Bourgoin est également dessinatrice. Diplômée des Beaux-Arts de Rennes, elle a pour la première fois exposé ses dessins en 2022, dans une galerie parisienne. En 2012, elle a signé avec l’historien d’art Edwart Vignot Orsay mis à nu, aux Éditions Place des Victoires. Elle a illustré l’anthologie La Poésie érotique de Marcel Béalu, publiée en 2023 aux Éditions Seghers. (Source : Éditions Seghers)

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