Du Zanskar à Séoul


En deux mots
En 1978, à 28 ans, Serge Safran a voyagé jusqu’au Zanskar. Un voyage qu’il consigne dans son journal intime. Ce périple sera suivi d’autres voyages, au fil des ans, en Inde, à Chypre, au Canada et en Corée rassemblés ici. Ils témoignent de l’époque, mais prouvent surtout combien l’éditeur est d’abord un auteur.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

En marchant, en écrivant


Serge Safran a choisi de détourner son journal intime pour raconter ses « choses vues » durant ses voyages en Inde du nord, au Ladakh et au Pendjab, à Chypre, à Montréal et à Séoul. Des récits de voyages qui esquissent aussi l’itinéraire d’un homme.

Je me souviens qu’en 1978, l’année où Serge Safran a pris la direction du Zanskar, j’étais plongé dans La Vie mode d’emploi de Georges Perec. Le titre de l’ouvrage, qui s’est vu décerner le Médicis à l’automne de cette même année, aurait pu guider l’écrivain-voyageur dans sa quête, lui qui avait pris la route de l’Inde autant pour découvrir des contrées inexplorées que pour tenter d’effacer une déception sentimentale et surtout se construire une nouvelle histoire, consignée dans les carnets d’un journal intime. Un exercice entamé peu avant son départ et qui, depuis lors, l’accompagne toujours – sous une forme différente – même s’il a plusieurs fois voulu renoncer. Mais écrire lui est vital, indispensable.
Je me souviens de ces années où, sur les pas d’Isabelle Eberhardt, d’Ella Maillart, de Nicolas Bouvier, le voyage aux confins de l’Asie tenait de la quête spirituelle et mêlait aventure et paradis artificiels. En prenant la direction du toit du monde, en cheminant Sur la route, on cherchait aussi une dimension métaphysique : « Chaleur et sueur. Se sentir soutiré par la sérénité de la drogue. Se savoir suivant la voie de la sagesse et du sourire. Sentir l’agression dans les mauvaises vibrations. Libre de vivre l’abolition du vrai, du vide. Dans la tête les volutes et les voûtes. Circulent les shikaras et le joint. Chacun des actes de nos vies peut contenir simplicité et précision, et exprimer de la sorte une beauté et une dignité incommensurables. Une goutte de thé refroidi. (…) Miroitement de l’eau sur les rideaux à fleurs. Miroitement du temps sur l’eau. Et quelques couleurs vives, très vives. »
Je me souviens de l’expression de Montaigne les voyages forment la jeunesse et je ne peux m’empêcher de la relier au récit de ce voyageur un peu naïf, à moins qu’il ne soit intrépide, qui chemine vers les contreforts de l’Himalaya. Il ignore alors les risques qu’il court, l’effort physique que requièrent les longues marches. Mieux, il prend ces épreuves comme un cadeau. « Cette vallée n’en finit plus, à raison de sept à huit heures de marche par jour, en plein soleil ou en plein vent. Olam et ses chevaux, ses bâts, son turban, son sourire malicieux pour allumer un beedie, et ces noms de villages, rivières, montagnes, à force impossibles à retenir tant ils se ressemblent, tant ils changent, tant leur orthographe nous échappe. Quel plaisir fou d’ailleurs d’entendre parler de lieux dont le nom ne figure sur aucune carte, ou alors avec la plus grande trahison qui soit, et de vouloir tous les retenir. Pour s’enivrer, pour jouir de tout ce qui nous a été caché dans ces fins fonds himalayens de l’enfance. Des êtres oubliés, cela peut-il encore exister? Quelle paix immense dans le ciel, où un aigle royal tournoie, dans les roches, où nulle souillure sociale n’a sévi. Quel infini vertige de virginité. »
Je me souviens que c’est au bout de ce voyage qu’il rencontre le photographe Raphaël Gaillarde qu’il retrouvera quelques années plus tard lors de son voyage à Chypre, le second de ce recueil. Alors qu’en France une joyeuse euphorie accompagne l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, Serge crapahute entre Limassol et Larnaca et témoigne une fois encore d’un conflit aujourd’hui un peu oublié, qui a imposé la partition de l’île entre Grecs et Turcs. « Sainte-Sophie, servant depuis quelques siècles de mosquée, donne une idée de l’imposture violente des civilisations. Une pancarte rutilante indique le « Musée du Barbarisme ». Évidemment, le barbare, c’est l’autre. Indécence et saleté du savoir. Soldats prostrés dans l’ombre, peau nue sous le treillis, crâne rasé, barbe naissante, œil opaque, fixé sur les profondeurs de l’ennui. Animation orientale des rues encombrées de charrettes et petits métiers. Insalubrité manifeste. Nous abandonnons l’idée de voir Famagouste et Korynia en deux jours, escortés et escroqués par la location imposée d’une voiture turque… Tant de difficultés masquent trop d’hypocrisie. De haines larvées. De violences. L’après-midi, Raphaël a voulu prendre des photographies depuis quelques toits et terrasses de la ville grecque. Ce qui nous a causé quelques frayeurs. Et entraîné à fuir en dégringolant en quatrième vitesse les escaliers d’un immeuble en construction après avoir été repéré par quelques sentinelles. »

Je me souviens qu’avec Raphaël,  il est reparti au Pendjab en 1983 et s’est retrouvé en pleine répression contre les sikhs. Alors qu’il était revenu de son périple, il a découvert que son ami – resté sur place – a été témoin de l’opération Blue Star ordonné par Indira Gandhi pour mater la rébellion au Temple d’Or d’Amritsar. Ses photos ont nourri la presse occidentale et lui ont valu le Prix du photojournalisme.
Je me souviens que le voyage à Montréal qui a suivi était un peu lié aux Éditions du Castor Astral – le nom de la maison d’édition à été trouvé par ses fondateurs alors qu’ils rentraient d’un séjour au Canada – et beaucoup aux auteurs et éditeurs de la Belle Province qui l’ont invité. Et de fait, ce sont surtout les rencontres avec des poètes, auteurs, chanteurs et libraires qui l’ont marqué. Et on sans doute poussé le poète du Chant de Talaïmannar, le messager du Castor Astral faisant la liaison entre Bordeaux et Paris et le critique de Sud-Ouest et du Magazine littéraire à vouloir faire découvrir de nouvelles plumes.
Je me souviens avoir été l’un des premiers journalistes à saluer la naissance des Éditions Zulma que Serge a créé en 1991 avec Laure Leroy, avant que je ne fasse leur connaissance lors du Salon du livre de Genève où sa curiosité et son enthousiasme m’avaient séduit. J’ignorais alors que cette rencontre marquait les débuts d’une amitié de plus de trente ans.
En revanche, je me souviens de son ambition d’ouvrir sa maison aux écrivains du monde entier. Aussi le dernier voyage qu’il nous propose, à Séoul en 1993, est directement lié à cette soif de découvertes, à cette boulimie de lecture.
Je me souviens des dernières lignes de ce livre qui témoignent d’une quête jamais assouvie : « Il y aurait tant d’autres choses à raconter ; ma visite solitaire au temple Pongunsa, bouddhiste et en pleine activité, celle, encore sous la pluie, à madame Gui Won-lee, le repas pris en sa compagnie à la cantine de la bibliothèque, les projets éditoriaux, les rêves enfouis et les secrets frôlés, la littérature en filigrane et l’amour toujours cherché dans l’absence, l’amour, toujours. »

Du Zanskar à Séoul
Serge Safran
Éditions Héliopoles 
Récits de voyages
360 p., 24,90 €
EAN 9782379851360
Paru le 20/11/2025

Où ?
Le roman est situé en Inde du nord, au Ladakh et au Pendjab, à Chypre, au Canada et en Corée du Sud.

Quand ?
L’action se déroule de 1978 à 1993.

Ce qu’en dit l’éditeur
De Delhi au Ladakh, de l’écrasante chaleur du Zanskar au monastère himalayen de Kotzang, d’une Chypre divisée au Pendjab mystique et révolté, de Montréal à Séoul, Serge Safran nous offre dans cette œuvre ses carnets de route extraits de son journal intime. Car tous ces voyages ont un point commun : l’évasion de l’être et de sa condition humaine, la découverte du mode de vie d’un pays, de son peuple. Leçons de vie, d’humilité, de méditation…

Les premières pages du livre
« Avant-propos
Avant de partir pour le grand voyage, définitif, inéluctable et irréversible, et devant le constat qu’il m’était impossible, pour des raisons économiques, sociales et morales, de publier mon Journal dans son intégralité de mon vivant sous le titre choisi dès le départ, L’Écueil de naître, je me suis dit qu’en attendant une œuvre posthume, je pourrais en détacher plusieurs fragments, à savoir les voyages effectués jusqu’à présent en des lieux qui m’ont permis de m’évader de mon être étriqué de mâle français, occidental si on veut, ou du moins qui m’en ont donné l’illusion que j’ai parfois partagée dans des publications devenues inaccessibles ou ayant disparu de la circulation.
Ainsi les voyages faits au Ladakh, Zanskar, Pendjab, en Inde, mais aussi à Chypre, Montréal ou Séoul, dans des conditions différentes, peuvent témoigner d’une quête que je ne saurais qualifier sans en trahir l’exigence fondamentale que je cherche encore à comprendre au moment où j’écris ces lignes.
Dans un projet de préface en vue d’une publication, j’écrivais : « On ne s’étonnera pas que cette ambiance des années soixante-dix, quatre-vingt, difficile à ressentir ou concevoir près d’un demi-siècle plus tard, entraîna une impossible passion pour une jeune jeune Nadia à laquelle je ne pus échapper qu’en partant le plus loin possible, à savoir au Petit Tibet, autre appellation du Ladakh, suite à la rencontre d’une amie d’amis, Géraldine, professeure d’anglais et jeune veuve trentenaire anéantie par le chagrin qui avait trouvé refuge et apaisement, dont j’avais tant besoin, dans la philosophie bouddhiste de ce pays du bout du monde. Elle en avait tiré un guide que je me suis empressé de lire et de prendre pour appui, non seulement pour mettre fin urgemment à cette dépression qui m’anéantissait moi aussi mais surtout pour me libérer de l’écriture d’un Journal qui était devenue davantage une prison qu’un exutoire. Je n’imaginais pas que c’est tout le contraire qui se produisit.
En arrivant à Delhi, j’ai éprouvé l’impérieuse nécessité non pas de raconter ma vie mais ce que je voyais et que j’allais entreprendre comme une véritable aventure avec la traversée du Zanskar, dans l’Himalaya.
J’avais déjà effectué des voyages en Inde, par la route, que ma mémoire défaillante aurait beaucoup de mal à restituer aujourd’hui, mais pas en solitaire et n’avais donc pas ressenti l’opportunité d’en rendre compte au jour le jour, ni même après. Je me souviens en avoir tenté l’expérience une fois qui m’est vite apparu, dès l’arrivée en Grèce, comme une sorte d’ineptie. On en trouvera cependant des traces dans un recueil de poésie paru en 1978 intitulé Le Chant de Talaïmannar, qui n’est autre que le premier port auquel on accoste, venant d’Inde du sud par bateau, à Ceylan, devenu depuis Sri Lanka.
Cela nous mène donc à l’été 1978, j’avais vingt-huit ans, et ce treizième carnet de mon Journal (à l’époque manuscrit, tenu sur des carnets Rhodia) commence par une citation de Nerval qui comme chacun sait a écrit un Voyage en Orient. Ce carnet a donné lieu, quelques années après, à un livre publié aux défuntes éditions Vrac sous le titre : De l’autre côté du Ladakh, avec un cahier photographique en couleur de Raphaël Gaillarde. Puis à un nouveau livre, vingt ans plus tard, Carnet du Ladakh, amputé de la partie du voyage en Inde, pour répondre à ce nouveau titre et entrer dans les critères de la collection Terre d’Encre qui l’accueillait aux éditions du Laquet, en 2003. C’est donc une nouvelle version, non expurgée, désormais définitive, que l’on va lire en ce nouveau livre.

De l’autre côté du Ladakh

Tu ne m’as pas encore demandé où je vais : le sais-je moi-même ?
Gérard de Nerval. (Voyage en Orient)

… commencer à Delhi. Transcrire et ne pas raconter. Déjà en sueur. Salon de thé. Gorgée de thé au lait. Et l’écriture, l’écrit. Sièges en osier. Un jeune homme indien regarde celui qui transcrit. Un serveur affable, trop. Un hôtel cher pour le pays : Ranjit Hotel. Deuxième breakfast de la journée. Le premier, au lit, encore couché. Tôt le matin. Géraldine prenait l’avion pour Srinagar. Temps, rythmes divergents…
De Moscou, rien. Ou presque. Huit heures d’attente. Transit. Impossibilité de quitter l’aéroport. Vestiges de souvenirs en compagnie de Thierry et Nelly en partance pour Colombo.
(Interruption : brève discussion avec Bertrand, ami de Géraldine. Confirmations pratiques. Samsara.)
Hier matin, premier taxi jaune et noir en direction de la ville. Moiteur soudaine. Conduite à gauche, aussi. Élément de solitude lorsque Éliane et David, rencontrés également dans l’avion, retrouvent un de leurs amis qui les attendait au Ranjit. Épreuve de l’avion mémorable. Abandon. Lâcher prise. Confiance absolue nécessaire dans cette réalisation humaine. Cependant stricte nécessité : L’avion se pose enfin sans refermer les ailes. La route a déjà été faite. La route… Delhi, bouffée d’angoisse (le passé) et de chaleur. L’énergie à vaincre et à canaliser. Quelques erreurs auparavant ; la perte de la carte d’embarquement, l’oubli des clefs de la chambre, etc.
Fumer une Kent ; encore deux paquets achetés dans l’avion de l’Aeroflot. Bande orange du lever de l’aube sur le profil d’une aile métallique. Un Luxembourgeois rejoignait un de ses amis dans le Sud. Avec sa guitare. Douche, repos, adaptation. Les cris des corbeaux qui croassent. Une réunion (politique ?) dans une cour extérieure. Les klaxons.
Partage de la chambre avec Géraldine rencontrée à Moscou. Mauve. Rickshaw jusqu’à la Connaught Place. L’Indian Coffee House n’y est plus. Sur son emplacement se termine la construction d’un Super Market. Balade sous les arcades. Soudain trois jeunes filles en sari. Surgit le souvenir de Kala. Sa présence, là, et son absence. Beauté des enfants en haillons mais richesse de leur ignorance. Mendiants. Culs-de-jatte. Pluie rapide et désir de verdure dans le Park. À peine assis, les regards et les quémandeurs. Un Indien vêtu à l’européenne s’assoit sur un bloc de pierre proche. Chemise bleue à rayures de couleur claire. Il s’appelle Bali. Sudhir Bali. Il a peut-être la quarantaine. La conversation s’engage. Puis la communication. Échanges. Il est, entre autres, décorateur ou modéliste. Sa dernière réalisation est une grenouille orange, à l’air béat. Éloge et symbole de la contemplation. Et du bond en avant ! Déjà la gymnastique de l’esprit ; l’anglais. Ni sa langue, ni la mienne…
Tuer l’ego, dit-il. Il venait justement de recevoir une lettre de Barcelone qu’il arborait dans sa pochette de chemise. Un étudiant en psychologie lui envoie une photocopie de sa main, et de sa main avec celle de sa fiancée. Il me prend donc la main droite. Ma vie a commencé à l’âge de seize ans. Être sensuel, très romantique. La ligne de l’esprit, au début livrée à la dispersion s’achève dans le Mont de la Lune – arrivée à Delhi hier, jour de pleine lune. Vie dépourvue de toute maladie. Quant à la ligne du cœur, elle équivaut à celle de l’esprit ! Mais la pluie intervient. Abri sous un arbre, puis décision d’aller prendre un thé ensemble. Nous dirigeons nos pas vers le nouvel Indian Coffee House (?) où devaient se retrouver vers six heures les trois Français, et Géraldine, qui ne fut pas admise en terrasse.
Mêmes costumes blancs, maculés de taches, turbans à plumets et ceintures rouge et or, ou verte et or suivant à coup sûr une quelconque hiérarchie. Bali est allé plusieurs fois en Europe. En Angleterre. En France. À Amsterdam, il a guéri un homme rencontré dans la rue d’un eczéma purulent. Délivrance par compassion et quelques herbes… Politique… Il parle de Chirac avec un sourire qui en dit long. Le nom du président actuel par contre lui est trop difficile à prononcer. Bavardages. Mais moments intenses. Les différences. Le revoir peut-être dans sa maison en septembre. Celle qu’il s’est achetée avec la vente de sa voiture. Son petit jardin dans Vasant Vihar, le quartier des ambassades. Son jardin, ses plantes, sa bibliothèque, ses livres de mystique (mysticism), sa solitude, sa liberté. Son immense plaisir de rencontrer Géraldine, enfin.
De nouveau attablés à l’intérieur. Lieu réservé aux couples, aux familles. Beauté des enfants. Gravité des femmes. Visages fermes qui brusquement s’illuminent.
Une sentence du Dalaï-Lama dans un livre acheté par Géraldine, l’après-midi, pourrait servir d’épigraphe ou d’avertissement. Oubli de la noter. Plus tard…
Repas du soir avec Bali et Géraldine au Shudh Vegetarian. Envie très vite communicative de LE quitter dès la fin du repas. Angoisses inexplicables au travers des sourires. Special Tachi. Chapatis, riz, etc. Nuit délicieusement douce parsemée de cyclistes, de phares blancs. Pétarade du rickshaw. Conversation, tard, le soir…
Indian Coffee House, le lendemain. À l’entrée, caresse involontaire d’un jeune garçon. Clin d’œil complice en retournant la tête. Salle bruyante. Cold Coffee. De la terrasse vue sur la rue, sur la pluie. Ici donc, que des hommes. Vingt-cinq minutes d’avance, mais la seule contrainte du jour est de réserver à la Baroda House.
Avec un départ en train prévu pour le soir même. Achat des premiers beedies ; 501 (MANGALORE GANESH B.). Un vieil homme, en blanc, parapluie noir accroché à l’épaule, demande l’heure. Leur inclinaison de tête sur le côté pour dire merci. Écrire alors dans le bruit grâce au silence intérieur. Ne pas avoir peur, avant tout, de soi. I’m waiting for my friends. Leurs vêtements blancs sont signes de calme et de repos. Pour le tourment d’une âme sous l’orage et les ventilateurs. Éviter tout discours et savoir qu’écrire n’est parfois qu’un devoir d’amour. Comme certains sourires, ou soupirs, à exulter le souffle, la fluidité du temps qui…
Un rai de lumière ocre d’or par la fenêtre à barreaux. Le train pour Jammu a du retard. Une Américaine émaciée se balance dans un rire spasmodique, illuminé. Voilà plus d’un an qu’elle est On the road. Elle va à Dharamsala. Évidemment.
C’est au moment de quitter l’Indian qu’ils sont arrivés. Nouveaux cafés. Une omelette par-dessus. Puis les formalités. Baroda House en rickshaw.
Aussitôt tombé en panne, aussitôt réparé. Old Delhi Station, and so on… Allongé sur la banquette. Le train risque bientôt de démarrer avec plus d’une heure trente de retard. Bof. Le moment qui précède l’assoupissement n’est guère propice à la méditation ni à l’écriture. Cependant le plaisir s’impose. Il ouvre sa braguette. Inutile de nier. Et plus moyen de s’isoler, de ne plus entendre parler français…
Prendre un ou deux thés dans le Red Fort (eh oui !) sans pour cela perdre conscience de sa mémoire, de son absence. La foule grouillante de Chandi Chowk. Une rue que de bijoutiers ; perpendiculaire. Des petites filles achètent des cahiers d’école ou des graines de toutes les couleurs. Beautés. Beauté. Beauteous. Et la circulation comme… cette charrette-tombereau tirée par une vieille et presque hiératiquement seule haridelle traversant cahotante tout le Old Delhi fantasmatiquement sombre vers Pahar Ganj où se trouvent des hôtels pas chers pour freaks camés touristes quand même. Rendez-vous. Sensation du regroupement hypocrite. À commencer par les frites. Hypocrites, les eggs and chips and french toasts. Hein ? Heureusement le thé au lait. Mais douceur de la nuit pour aller chercher le sac à dos laissé à l’hôtel. Bien-être. Être bien. Comme au creux de l’après-midi à choisir dans les cuisines les plats, delicious dishes annoncés au-dessus de la porte. On mange avec les doigts. Le plongeur, lui, se lave la tête sous une sorte d’énorme et bas évier en ciment. Accroupi. Ceux debout et ceux accroupis. Ceux qui traversent sans prendre garde dans la cohue innommable. Et les klaxons. Et la voix du cocher. Et le désir qui naît d’une plus grande solitude. Les routes viendront à diverger. Pourquoi vouloir leur expliquer, EXPLIQUER, et je me suis arrêté devant l’épouvantable inutilité d’expliquer quoi que ce soit à qui que ce soit. Il n’y a pas de ressouvenirs. Il n’y a que la sueur sur le front, sous les aisselles, et le ronronnement du ventilateur. Comment savoir ? Que savoir ? Avoir un sac trop lourd ? Attendre. ATTENDRE. Mais la qualité de l’attente diffère. Il n’y a presque plus d’attente. La tête un peu lourde pour avoir fumé beaucoup de beedies. Il ne faut pas s’étonner d’avoir cru perdre dix roupies. Un certain silence s’est instauré dans la peu bruyante gare, maintenant. Il n’est que de rouler. Et chercher le repos.
«Réveil vers Ludhiana. Assaut des vendeurs de cakes and tea.
Se faire arnaquer, car il faut payer tout ce qui a été bouffé en prenant le prix du détail pour le prix du tout. Eh ! Chaï… »

Extraits
Chaleur et sueur. Se sentir soutiré par la sérénité de la drogue. Se savoir suivant la voie de la sagesse et du sourire. Sentir l’agression dans les mauvaises vibrations. Libre de vivre la volition du vrai, du vide. Dans la tête les volutes et les voûtes. Circulent les shikaras et le joint. Chacun des actes de nos vies peut contenir simplicité et précision, et exprimer de la sorte une beauté et une dignité incommensurables. Une goutte de thé refroidi.
Soleil du matin calme. Être éveillé plus tôt qu’à l’ordinaire. Déjà se suivent les shikaras. Manger un toast beurré à la confiture de fraise, debout sur l’avant du bateau immobile, à regarder les uns et les autres évoluer. Miroitement de l’eau sur les rideaux à fleurs. Miroitement du temps sur l’eau. Et quelques couleurs vives, très vives. Comme une bicyclette sur une barque. Rire du temps des colonies. Mais Kalik apporte les œufs frits du breakfast. Léger rhume issu d’une brûlante nuit. Le soleil à pic fait lire les algues sous l’eau. Une gamine de quatre ou cinq ans navigue avec une plus petite qu’elle, perchée à l’extrême pointe de la proue. Beauté naturelle et sale des cheveux et des loques qui la vêtent. Un beedie s’est éteint. Ignorer la suite. p. 39

Au village de Sani, s’asseoir pour une courte halte au bord d’un ruisselet. La chaleur dessèche les lèvres, la peau du visage, le superflu des mots. La paix, peut-être. Au village de Sani, il y a encore un autre campement, comme une verrue. Les Kashmiri compatissants nous offrent un excellent thé vert à la cardamome et à la vanille, avec de petits biscuits.
À Tungri, un pont ladakhi. Fin d’une route carrossable, appelée même « l’autoroute » par les pros du trek. Les camions ne peuvent plus passer, ni les jeeps. Deux nuits déjà. La dernière dans une petite pièce indépendante d’une ferme isolée, très basse, destinée à servir d’oratoire privé au milieu d’un bosquet de très hauts peupliers. L’hospitalité nous a été accordée, sans trop d’enthousiasme, et à la limite du désir arnaqueur. L’obscurité tôt venue, l’intervention du horseman, le vent glacial y furent-ils pour quelque chose ? Ce très grand vent du soir, des ténèbres, après les nuages de flammes et les teintes pastels de l’est. La nuit d’Abran, elle, a été longue et bonne. Et par deux fois le départ a eu lieu vers huit heures. Cette vallée n’en finit plus, à raison de sept à huit heures de marche par jour, en plein soleil ou en plein vent. Olam et ses chevaux, ses bâts, son turban, son sourire malicieux pour allumer un beedie, et ces noms de villages, rivières, montagnes, à force impossibles à retenir tant ils se ressemblent, tant ils changent, tant leur orthographe nous échappe. Quel plaisir fou d’ailleurs d’entendre parler de lieux dont le nom ne figure sur aucune carte, ou alors avec la plus grande trahison qui soit, et de vouloir tous les retenir. Pour s’enivrer, pour jouir de tout ce qui nous a été caché dans ces fins fonds himalayens de l’enfance. Des êtres oubliés, cela peut-il encore exister? Quelle paix immense dans le ciel, où un aigle royal tournoie, dans les roches, où nulle souillure sociale n’a sévi. Quel infini vertige de virginité et de conte de fées, de Phé, car Phé, Phé existe sur la route de Sani. À Phé, c’est aussi la saison du tissage, au soleil, au grand air, et à une centaine de mètres de la route, pour voir passer une ou deux fois par jour un cavalier solitaire au galop, une nonchalante caravane de mules, quelques pèlerins, un troupeau de chèvres ou de yacks, et maintenant quelques ahuris comme nous. Impassibles, ils vous sourient sans cesser de filer et de tisser. La femme, assise par terre, la quenouille dans la main droite, guide la laine entre deux doigts de la main gauche, comme à Bazgo les doigts d’Arya Tara la katak blanche. L’homme, à sa droite, derrière son métier, fait glisser la navette aussi vite qu’il actionne les rudimentaires pédales de bois. Leur visage cuivré. Leur bonnet de laine décoloré. Leur insouciance de la cadence, du rythme. Djulé! Djulé! Cela suffit. Les bambins rient. p. 117-118

On se sourit. On partage. On se répare et s’échange. Il n’y a rien à expliquer, il n’y a rien à se dire. L’amour, la neige, sont au-delà de tout. La victoire seule de franchir, d’aboutir. Ils sont là, Nurdup le décrié, Shring le fort et l’affable, Kharma le jeune et le silence, ils sont là à nous le faire ressentir. Qu’importe alors la descente, le retour. Il n’y a pas de départ, pas de voyage, pas d’extraordinaire, pas de dates mémorables, pas de retour, pas d’absence et plus de désespoir. Plus de violence ou de haine. Mais des neiges, des glaciers, des cailloux, des pierres, des lichens peu après jaunes, roses et bleus. Des roches rondes, polies par les vents comme les vagues de la mer. Des gentianes. Des campanules. L’amer. Les clochettes de frissons. Les mauves tendres des autres marguerites aux noms inconnus. Et les milliers d’edelweiss. Edelweiss. Edelweiss. Edelweiss. Se griser d’un charme aussi fou que ces fleurs, ces étoiles, ces sourires. Et la cloche d’un cheval qui broute, au fond de la vallée. Les rumeurs, presque les humeurs d’un torrent déchaîné, jailli de ses chaînes que sont celles des glaciers et des cimes. p. 143

L’église Sainte-Sophie, servant depuis quelques siècles de mosquée, donne une idée de l’imposture violente des civilisations. Une pancarte rutilante indique le « Musée du Barbarisme ». Évidemment, le barbare, c’est l’autre. Indécence et saleté du savoir. Soldats prostrés dans l’ombre, peau nue sous le treillis, crâne rasé, barbe naissante, œil opaque, fixé sur les profondeurs de l’ennui. Animation orientale des rues encombrées de charrettes et petits métiers. Insalubrité manifeste. Nous abandonnons l’idée de voir Famagouste et Korynia en deux jours, escortés et escroqués par la location imposée d’une voiture turque… Tant de difficultés masquent trop d’hypocrisie. De haines larvées. De violences. L’après-midi, Raphaël a voulu prendre des photographies depuis quelques toits et terrasses de la ville grecque. Ce qui nous a causé quelques frayeurs. Et entraîné à fuir en dégringolant en quatrième vitesse les escaliers d’un immeuble en construction après avoir été repéré par quelques sentinelles. p. 204 

Il y aurait tant d’autres choses à raconter ; ma visite solitaire au temple Pongunsa, bouddhiste et en pleine activité, celle, encore sous la pluie, à madame Gui Won-lee, le repas pris en sa compagnie à la cantine de la bibliothèque, l’attente interminable, avec LJP, de ce 84 qu’on n’a jamais vu venir, les projets éditoriaux, les rêves enfouis et les secrets frôlés, la littérature en filigrane et l’amour toujours cherché dans l’absence, l’amour, toujours. p. 359 

À propos de l’auteur

Serge Safran © Photo DR

Serge Safran a passé quasiment toute son enfance au Bouscat, banlieue maraîchère de Bordeaux, sa ville natale, non loin de l’Océan Atlantique et des Pyrénées. Après des études de lettres modernes – ponctuées par une maîtrise sur Dracula et l’idéologie du progrès scientifique –, de relations publiques et plusieurs voyages en Asie par la route, il abandonne l’Éducation nationale pour commencer à publier sa poésie, notamment Le Chant de Talaïmannar en 1978, et vivre en communauté dans le Gers. Il s’installe ensuite à Paris et, après divers emplois précaires (magasinier, enquêteur, journaliste de variétés, enseignant pour étrangers en exil), il réintègre l’Éducation nationale comme professeur de lettres en lycée et collège, à temps partiel, dans la banlieue parisienne, notamment à Sarcelles. Auteur de recueils de poésie, de récits de voyage (Carnet du Ladakh), de lettres et journaux intimes (Lettres gersoises, L’année Alison ou comment survivre en amour à l’âge fatidique de 36 ans), de textes érotiques (Heures tendres, fictions amoureuses) et de romans (La Stagiaire, Le Voyage du poète à Paris), il consacre désormais son temps entre son œuvre personnelle et sa collection Serge Safran éditeur aux sein des éditions Héliopoles. (Source : Wikipédia, L’incorrect, La Presse littéraire)

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