En lice pour le Prix Révélation d’automne de la SGDL 2025
En deux mots
Sibylle a fui Berck et un passé qui l’a mutilée. À Lille, elle tente de survivre entre art et précarité. Simon, photographe et héroïnomane, partage ses galères. Puis arrive Haroun. Ensemble, ils forment un « trouple » hors-norme. Un amour à trois qui défie les conventions et devient leur plus belle résilience.
Ma note
★★★ (bien aimé)
Ma chronique
Sybille, Simon et Haroun : anatomie d’un trouple
Melvin Mélissa signe un premier roman aussi brutal que lumineux. En suivant le « trouple » formé par Sybille, Simon et Haroun, elle explore les marges sans fard, dans une sincérité qui vous cueille dès les premières lignes.
« Je m’appelle Sibylle et j’existe. » Un cri de survie après une enfance saccagée. À quatorze ans, elle rencontre Silas. Vingt-et-un ans, lui. Les rendez-vous se répètent, au blockhaus, derrière le collège, à deux cents mètres de chez elle. « Une intrusion visqueuse et salée, dure, un trou qu’il perce au fond de mon enfance. » Ce n’est que bien plus tard qu’elle comprendra qu’elle s’est enfuie pour mettre fin à cette relation toxique. L’un de ses tatouages – une pieuvre – en témoigne : « J’aime ces bestioles. On dit que leurs tentacules repoussent après avoir été sectionnés volontairement pour fuir un prédateur. Les pieuvres sont l’image exacte de la résilience. »
Sibylle a quitté la glaise de Berck-sur-Mer pour Lille. Elle est peintre et sculptrice, vit d’allocations Pôle Emploi, traîne dans les bars avec Marcia, son amie shootée à la cocaïne. « L’occasion idéale d’entamer des études d’arts plastiques, finalement abandonnées au profit du pointage Pôle Emploi. J’appelle ça « la création à rebours ». »
Elle rencontre Simon à la fac. Photographe et héroïnomane, il capture son corps dans des clichés argentiques qui oscillent entre art et intimité. « Ce corps satiné qui n’est plus tout à fait le mien et que je dédie à son art depuis des années, me revient grandi et reconstitué. » Simon rêve d’un avenir normé – se pacser, partir en Suisse, faire des enfants – mais l’héroïne le détruit à petit feu.
Puis arrive Haroun. Le trio se forme. Un « trouple » qui fait fi des conventions pour explorer une relation tout aussi intense qu’extra-ordinaire. Leur amour fonctionne. Dans une fluidité et une sincérité qui déroutent autant qu’elles fascinent. C’est peut-être là la plus grande audace du roman : montrer que d’autres formes d’amour sont possibles, nécessaires même, pour survivre aux violences du monde.
Les trois personnages affrontent leurs traumatismes de manière frontale. Sibylle avec ses spectres d’enfance, Simon avec sa dépendance à l’héroïne, Haroun avec ses propres blessures. La drogue circule, l’argent manque, les corps s’abîment. « À ses pupilles rétractées et embuées, je vois, je sens qu’il a compris. Je le serre comme je suis incapable de le serrer. »
C’est par l’art qu’ils trouvent le moyen de chasser leurs démons. Simon photographie, Sibylle peint et sculpte. Leurs œuvres deviennent des espaces de réparation.
Le style de Melvin Mélissa est d’une justesse émotionnelle. Les phrases sont nerveuses, précises comme des lames. Les mots ne mentent pas. L’autrice écrit au plus près des sensations, des douleurs, des élans. Elle décrit les corps, leur fragilité, leur résistance. Les scènes d’amour comme les scènes de manque sont traitées avec la même attention, la même pudeur viscérale.
La musique irrigue le texte. Garbage, The Smashing Pumpkins, The Cure… Chaque chapitre résonne d’une playlist proposée à la fin du livre. Une excellente idée qui transforme la lecture en expérience sensorielle totale.
Une pieuvre au plafond est un roman queer, viscéral et libre. Un texte qui explore les marges sans chercher à les justifier. « Une déferlante de possibles me révèle mes propres couleurs (…) de cette femme que je ne voyais pas, grandie par ses blessures et ses imperfections. » La voix singulière de ce premier roman appelle à la tolérance autant qu’à la vigilance. Ses personnages qui refusent de mourir, hors des sentiers battus, vous accompagnent longtemps après avoir refermé le livre.
Chansons citées
Bad Cop, Bad Cop, « Amputations », Warriors, Fat Wreck Chords, 2017.
Destroy Boys, « Escape », Open Mouth, Open Heart, Hopeless Records, Inc., 2021.
Garbage, « Sleep Together », Version 2.0, Mushroom Records, 1998.
Alice in Chains, « Junkhead », Dirt, Sony Music Entertainment, 1992.
Sleater-Kinney, « The Swimmer », All Hands on the Bad One, Sub Pop Records, 2000. Lunachicks, « Octopussy », Babysitters on Acid, Go-Kart Records, 1990.
Bikini Kill « I Like Fucking », The Singles, Bikini Kill Records, 1998.
My Chemical Romance, « Mama », The Black Parade, Reprise Records, 2006.
Sponge, « Lucky », New Pop Sunday, Unidisc Music Inc., 1999.
The Cure, « From The Edge of the Deep Green Sea », Wish, Universal Music, 1992.
Nena, « Leuchtturm », Nena, BMG Rights Management GmbH, 1983.
Metric, « Breathing Underwater, Synthetica, MMI, 2012.
The Beatles, «Octopuss Garden », Abbey Road, Apple 1969.
The Bravery, « I Am Your Skin », Stir the Blood, The Island Def Jam Music Group, 2009. Halsey, « Girl Is a Gun », If I Can’t Have Love, I Want Power, UMG Recordings, Inc., 2021.
Björk, « Venus is a Boy », Debut, One Little Independent Records, 1993.
The Smashing Pumpkins, « Disarm », Siamese Dream, Virgin Records America, 1995.
Hüsker Dü, « Pink Turns to Blue », Zen Arcade, SST Records, 1984.
Coldplay, « Green Eyes », A Rush of Blood to the Head, Parlophone Records, 2002.
Blue Oyster Cult, « Perfect Water », Club Ninja, Sony Music Entertainment, 1985.
Jane’s Addiction, « Ocean Size », Nothing’s Shocking, Warner Bros. Records, 1988.
Nine Inch Nails, « Everything », Hesitation Marks, Columbia / Null Corporation, 2013.
Juli « Perfekte Welle », Es ist Juli, Universal Music GmbH, 2004.
Une pieuvre au plafond
Melvin Mélissa
Éditions Rivages
Premier roman
252 p., 20 €
EAN 9782743667092
Paru le 20/08/2025
Où ?
Le roman est situé à Berck-sur-Mer puis à Lille, à Amsterdam, à Marseille et sur la côte méditerranéenne. On y évoque aussi Berlin, Hanovre, Arles et Athènes.
Quand ?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Parmi les « déglingués » des Hauts-de-France, Sibylle et Simon mènent une vie marginale, faite d’art et d’excès. Leur quotidien oscille entre élans artistiques et angoisses du lendemain. Lorsqu’ils rencontrent Haroun, leur relation prend un nouveau tournant : l’aventure d’un soir se transforme en une passion dévorante. Ensemble, ils décident de former un trio qui défie les normes établies. Mais, pour avancer, Sibylle et Simon doivent d’abord affronter leur dépendance à la drogue et les traumatismes du passé.
Melvin Mélissa brosse le portrait mordant et poétique de survivants qui réinventent leur existence. Punk, queer et révolté, ce premier roman à l’écriture à la fois lyrique et brute résonne comme un chant d’amour.
Les critiques
Babelio
Page des libraires (Emmanuelle Cassagnes, Librairie Liber & Vous à Bourgueil)
Actualitté (Christian Dorsan)
George revue (Estelle Derouen)
Lille la nuit
Wukali (Émile Cougut)
Sens critique (Cédric Moreau)
Melvin Mélissa présente « Une pieuvre au plafond » © Production Librairie Mollat
Les premières pages du livre
« Autotomie
La première fois, la deuxième fois, je tourne en rond, ne me souviens plus : une intrusion visqueuse et salée, dure, un trou qu’il perce au fond de mon enfance.
La douleur échauffe le tunnel condamné de ma gorge. Je ne peux pas m’enfuir. La peur écorche, dénoue la chair, l’étend hors de ma réalité. Alors là, seulement là, j’agis. Une pulsion de mort me colle à lui, et de mes lèvres à sa verge, la survie honteuse m’anéantit. Je repousse, chétive, amoindrie, essoufflée.
Il y en aura d’autres, mais ça, je ne le sais pas encore.
J’ai quatorze ans, bientôt quinze. Je ne fais pas mon âge. Lui non plus. Il s’appelle Silas. Je sors en douce, le feu au ventre, la colère muselée par des verres de vodka violette. Il me guette et n’est rien sinon quelconque, un jeune au teint olivâtre engoncé dans un manteau de feutre. Je l’embellis parfois, l’enlaidis souvent lorsque la vomissure monte en un spasme brutal et acide, roulé sur une langue agressée, une langue de gamine qui se rappelle.
Nos rendez-vous se répètent, se télescopent, s’éternisent – une boucle de fascination et de secrets. Avant ça, je cherche sa trace sur Facebook et déroule des listes d’amis à l’instar de listes de courses, de tickets de caisse. Je bourre mon cœur, un Caddie tout neuf, de profils et de sosies que j’ajoute aux notes grésillantes
de Nirvana. C’est lui qui me retrouve. Vingt et un ans. Nous échangeons nos numéros.
Mon père se saigne au travail. Il n’est pas là, et j’invite Silas à la maison, toujours en cachette. Je lance le DVD du premier Saw. Le scénario du film s’échafaude autour du tueur au puzzle, et de deux hommes, Lawrence et Adam, enchaînés à la plomberie d’une salle de bains désaffectée. Le sang coagule et la clef tombe dans le siphon. Pas d’issue. Dix-huit heures pour s’entretuer et espérer se libérer. Silas se dérobe au supplice télévisé. Les séquestrations, le torture porn ? Pourquoi ? Il déteste ça. Ce n’est pas du cinéma. Dès que ses mains suivent l’étroitesse de mes hanches, je bascule à califourchon sur lui.
Il me fait découvrir la raideur suffocante de son corps, cet amas qui, soudain, m’encombre et m’impressionne. Le désir que je devine n’est pas le mien. Je veux donner ce que je suis incapable de donner.
Les dernières scènes de Saw s’incrustent en moi.
Lawrence s’ampute à l’aide d’une scie à métaux.
Lawrence, exsangue et à l’agonie, promet à Adam de lui envoyer des secours. Il s’échappe et abandonne un pied à leur ravisseur. Lawrence brûle à l’idée de survivre.
Silas, lui, ne lâche pas le morceau. Au bord de la mer, au blockhaus, derrière le collège. Tout est réglé comme du papier à musique. Je suis à deux cents mètres de la maison. La plage paraît interminable, une plage qui, dorénavant, n’imprime plus l’espace dans mon esprit.
La marée haute recouvre la digue. Je me tais. La maison n’existe plus dans la nuit de février. Il y a la plage et Silas ; les ruines et ce que je ne peux pas refuser.
Pas de mots sur la situation. Silas est adulte. Moi pas. Je le laisse me grandir, déportée de mon corps dès qu’il me pénètre. C’est comme ça, une violence que je ne remarque pas encore. J’évite son regard, focalise mon attention sur le décor interlope qui nous entoure.
Graffiti, tessons, éboulis. Un tuyau de cuivre traîne au milieu des dunes. Lawrence me revient en mémoire. Lawrence, la chaîne, le moignon.
Je brûle aussi.
J’ai un nom et j’existe.
Je ne veux pas m’éteindre.
Alors un jour, je m’enfuis. Je rentre à la maison pour de bon. Le temps passe, fait son œuvre. Je renais différemment, à demi moi, après de trop longues douches. Silas ne m’intimide plus. Je l’ignore, l’esquive à tout prix. Je cesse de courir après celle que j’étais avant lui, abandonnée en lambeaux sur le sable glacé.
Je m’appelle Sibylle et j’existe.
Dans le fumoir, Marcia s’aperçoit que la cocaïne
qu’elle a sniffée aux toilettes, dont elle a aussitôt soutenu que c’était de la merde, commence à agir. Je lui lance un sourire complice, le premier de la soirée. Je vois bientôt apparaître son air de suffisance béate, annonciateur d’une furieuse envie de monologuer. Ses yeux bleus, mangés par des pupilles immenses, ressemblent à deux
gouffres.
On ressort, direction la piste de danse, tandis qu’elle ressasse l’historique de son putanat et de l’inceste fraternel qu’elle a subi. C’est compter sans le procès qui arrive à grands pas. Toute l’horreur, l’appréhension et la colère lui reviennent sous des dehors de confidences
festives, reléguées au rang d’anecdotes, comme on se rassure en boîte de nuit, entre filles, sur l’homme qui ne nous mérite pas ou sur le message qu’on ne devrait pas envoyer. Je ne pipe mot. Le cannabis m’a émoussé les nerfs, muant mes propres angoisses en oasis oublieuses. Marcia a la hargne de vivre. Une combustion interne paraît l’alimenter. Elle ne se taira plus jamais maintenant qu’elle a osé parler.
Des îlots de lumière flottent au-dessus de la foule et déferlent en faisceaux multicolores. Je tiens la main de mon amie. Livrés aux sables mouvants de la promiscuité, nos corps s’emmêlent tels des rubans de sucre.
Marcia affiche une joie surhumaine que j’essaie de capter, et qui détonne avec la gravité de ses discours. Elle plane complètement.
On se déhanche sur le rythme syncopé d’une
musique techno, avant de boire un coup. Selon les plus anciens piliers de comptoir, ce qui était une cave cradingue aux émanations de houblon et de shit, infestée de rats sur fond de garage rock, est devenu un bistrot pour millennials nostalgiques. Quelques vieux briscards de la shooteuse nous jaugent, à la fois blasés et perplexes. On dirait des crocodiles dans un vivarium, accrochés à un coin de bar comme à un morceau de viande. Des groupes de jeunes titubent et partagent un fou rire. L’espace d’un instant, je me demande ce que je fiche ici et surtout ce que je fais de ma vie.
J’ai quitté la glaise natale de Berck-sur-Mer pour les pavés de Lille : l’occasion idéale d’entamer des études d’arts plastiques, finalement abandonnées au profit du pointage Pôle Emploi. J’appelle ça « la création à rebours ». Plus que 364 jours d’allocations à peindre et à sculpter tout en espérant me dégoter un agent, voire quelques expositions. Malgré ma panne d’inspiration, j’ai confiance en l’avenir. De nouvelles idées surgiront peut-être du creuset de l’expérience et de l’ivresse, loin des souvenirs éparpillés de Silas.
J’ai ébauché son portrait en technique mixte, à la gouache et à l’aquarelle. Le noir s’est chargé de hachures et de transparences, évaporé en traînées boueuses dont les aspérités et les réverbérations ne m’évoquaient rien, si ce n’est une autre façon de témoigner. N’empêche, même en l’absence d’intérêt, d’éloges ou de la sacro-sainte professionnalisation tant convoitée, je ne serais pas dissuadée de créer. Je n’ai pas la tchatche de Marcia ni sa niaque, mais j’ai au
moins ça.
J’ai déjà sûrement un gramme d’alcool dans le sang lorsqu’on trinque à nous, à la sororité et à mes vingt-quatre ans. Marcia se fait vite draguer par un gars mal fagoté, tout en bière et ballonnements. Elle se trémousse sur son tabouret, en cadence avec You Are My High, puis secoue la tête vers moi. Elle est tactile avec lui ; pas tactile intéressée, plutôt tactile bourrée.
Je m’interpose, jetant au passage un regard hautain à l’énergumène en face d’elle. S’il pense qu’il a une touche, il va s’accrocher à nos basques, ameuter sa bande et on ne saura pas s’en dépêtrer. C’est chasse gardée, quand bien même nos mecs sont perdus quelque part, en train de se mettre minable. On n’a pas
besoin de cumuler les problèmes.
De retour au fumoir, Marcia me remercie d’être
intervenue. L’effet de la coke, désormais estompé, a pulvérisé son assurance et a laissé place à la déception.
– Je t’en foutrais de l’écaille de poisson, moi… C’est de la merde sortie du cul d’un Vénézuélien, ouais…
Je suis hypnotisée par ses longs doigts tachés de nicotine, pendant qu’elle enchaîne les Winston et les plaintes sur les produits de coupe. Sa récente intoxication au lévamisole l’a rendue critique sur la composition de sa came. À présent, c’est au tour de la lidocaïne de se faire massacrer.
– Peut-être que tu devrais arrêter ?
Elle me fixe. Son visage, aux traits délicats et nacrés,
se couvre d’un voile de menace.
– Enfin… arrêter d’acheter chez ce dealer, balbutié-je.
Elle se détend, et heureusement. D’un moment à
l’autre, elle me serine que les artistes à l’âme torturée consomment des psychotropes, référence aux space cookies que j’enfourne parfois comme des chips, à mes toiles, au roman qui l’habite et qu’elle n’a pas encore réussi à écrire.
– Ça, c’est clair, Sissi. En plus, on est pile au bon
endroit pour toper.
Je soupire. À travers la vitre, on voit débarquer une farandole de Lacoste TN, qui approche d’ordinaire les passants aux abords du métro. Les types font mine de chercher une table, mais terminent inéluctablement leur quête aux W.-C. Ils ne prennent même pas la peine de commander un verre, histoire de. Celui qui
intéresse Marcia cultive une relative discrétion, si on omet le fait qu’il porte une chapka en été et qu’il lui faut cinq heures pour écluser une pinte. Il a le nez qui coule, pareil à un tuyau cassé, et d’énormes bajoues qui pourraient stocker l’entièreté de sa marchandise.
Marcia le rejoint sans attendre. Depuis l’ouverture des poursuites judiciaires contre son frère, elle part en vrille et claque un fric monstre dans les substances. Ça a toujours été, sauf que je ne la croyais pas capable d’empirer. Fini les actions féministes, le soutien aux mères désenfantées, les cafés littéraires à analyser Preciado, Butler ou Wittig. Les doses régissent son quotidien.
Je bouge du côté des toilettes, pièce à la dimension presque kaléidoscopique tant les graffitis et les tracts bariolent les murs. C’est calme. Néanmoins, les cabines sont quasi toutes verrouillées. Une flaque de liquide non identifié colle à mes semelles. L’odeur d’urine et de cendres me soulève l’estomac. Alors que je pousse le seul vantail entrouvert, je remarque
l’homme à la chapka assis sur le trône et Marcia sur ses genoux. Elle se fige, interdite, puis accueille ma vision d’un ouf de soulagement.
Je bloque sur la froideur de sa beauté. Sa silhouette svelte est corsetée dans une robe trop chic pour le bar où nous sommes. Notre duo forme un contraste amusant : la blonde radieuse dont on ne soupçonnerait pas les addictions et la brune lunaire, au style grunge, qui tire constamment la gueule.
– Va chier ailleurs, toi !
– Non, non, t’inquiète, je la connais, tempère
Marcia en sortant un miroir de poche de son sac. Elle est grave cool !
L’homme se radoucit un peu et lui tend un pacson à l’intérieur duquel scintillent des cristaux de cocaïne.
La voilà qui se trace une grosse poutrelle à l’aide d’une carte bancaire. Elle en fait de même avec ses comprimés de Subutex, prescrits dans le cadre d’un traitement de substitution aux opiacés. C’est sans doute en prévision du manque et de la descente. Elle prétend qu’en sublingual, elle ne supporte pas le médicament.
– Donc tu veux quoi, la miss ? interroge-t-il. C ?
kéta ? MD ?
Sa figure, pâle et renfrognée, traduit un état de
défonce avancé.
– Non, merci, ça va aller…
Il redresse le menton vers Marcia.
– Ouais… ben pas si cool que ça, ta copine…
Elle ne répond pas. Je l’observe rouler un billet cinq euros et s’en fourrer plein la narine. La scène semble extraite d’un drame social ou d’un reportage sensationnaliste sur les quartiers chauds de Lille. Je recule,
le cœur serré. J’aimerais qu’elle me reproche ma
complaisance coupable, mon renoncement, qu’elle me dise qu’on rentre, qu’elle a déconné.
Marcia se plante devant moi. On se dévisage en
silence, et soudain, c’est l’explosion, un feu de paille, une force qui tape les côtes quand on tombe dans les bras l’une de l’autre. C’est trois fois rien, juste une étreinte solidaire. Les tags décrivent des arabesques fluctuantes et, à l’arrière de mon crâne, je les imagine vibrer de tous les rêves qu’on s’acharne à réaliser.
Make me a pretty person
Make me feel like I belong
Make me hard and make me happy
Make me beautiful
Garbage – Sleep Together
– Je ferai jamais de sevrage à la dure, Sissi. T’es
tarée. Tu te rends pas compte. Qui aurait envie d’en chier comme ça ?
Accoudé à la table de camping, Simon pratique la magie chinoise et dissipe le souffle alumineux de son dragon. Le manque a buriné son visage, et ses yeux vert forêt, plantés dans des orbites sèches, flamboient d’impatience.
– Parce que la came, ça te réussit tellement. C’est vrai.
Il fronce les sourcils, écarlate, plein tout à la fois de gêne et d’agacement.
– Je suis justement pas l’exemple à suivre, et Marcia non plus. T’es naïve, tu crois que c’est simple, que quand on veut, on peut, que tu t’aides… eh ben non, tu te goures…
– C’est bon, j’ai compris. Pas besoin d’être
désagréable.
Simon a les tendons qui saillent à travers son cou piqué et le regard d’un lapin devant des phares de voiture. Je me lève, puis enfile un T-shirt dont le flocage, effrité par endroits, indique en caractères fuchsia À votre service. Lorsqu’il était employé de commerce, Simon aurait réussi à vendre un skateboard à un cul-de-jatte. C’est par manque de Néo-Codion en 2017, à la suite de l’interdiction de la codéine sans ordonnance, qu’il a commencé à produire de la fausse monnaie pour la dilapider en crépitements
et seringues. Subtiliser des Codoliprane et manier la chimie douteuse des extractions à froid ne lui suffisaient plus. C’est du cache-misère, Sissi, et si les tox font plus le tour des pharmacies, alors ils existent pas. Ils ont gagné, ces enculés à la tronche de wassingue. Il avait
éructé sa diatribe en m’apportant quelques grammes de weed.
J’ai rencontré Simon à la fac. Il avait trente-deux
ans, et moi dix-neuf. Nous avons obtenu l’équivalence du bac ensemble. Il y a eu des nuits de binge au bord des étangs et sa carcasse défoncée dans ma chambre d’enfant, les présentations à la famille, à mon père qui le
trouvait trop âgé, et ses cheveux blond polaire contre le duvet de mes cuisses, la pâture aux criquets violets où je posais nue, et s’il m’abreuvait de ses lèvres, s’il me capturait dans son reflex argentique, Simon ne me demandait rien en retour.
– Je ne tiens plus en place…
J’ai froid, besoin de bouger, envie de fumer.
– Y a encore quelques joints pour toi.
– Non, je dois juste m’aérer.
Simon m’adresse un sourire arc-en-ciel, une illusion qui s’élève du fond de sa trachée et qui, inexorablement, me décompose le prisme brunasse de l’héroïne.
– On sortira tout à l’heure, si tu veux. Là, j’ai trop
fumé pour m’occuper de toi.
Il me claque un baiser somnolent, puis m’étale une pommade de rêves rasoirs : se ranger, et pourquoi pas se pacser, car après tout, qu’est-ce qu’on est l’un pour l’autre ? ça fait quoi ? presque cinq ans, ma Sissi, puis bosser des saisons d’hiver chez sa sœur en Suisse, déposer des rouleaux de biffetons à la banque, admirer
les cerfs-volants à Berck, se dorer près des cabines pastel, pondre deux ou trois mômes shootés au sucre raffiné, cotiser à la retraite et souscrire une assurance obsèques, mâchurer le quotidien de jolies lignes de faire-part.
– De la conception à la crémation, Sissi, c’est dans la baise que ça se passe.
Simon a une opinion sur tout, sur les véganes et les vaches à hublot, sur les instagrameuses retouchées et les vapeurs de Sephora, sur la précarité et l’étymologie du mot travail, sur l’hétéronormativité et le sous-ton de son nouveau vernis, sur #MeToo et mon histoire, et
sur ceux, comme nous, qui ne sont rien, ceux dont on présume qu’ils ne peuvent devenir que des moins que rien.
Il a posté sur Facebook un cyanotype où je suis
prisonnière des volutes du dragon – ce n’était pas de l’héroïne, même s’il imaginait que si, et ça le rendait vil et reptilien, tuméfié de plaisir morbide. Dessus, je suis en nage sur la moquette bleutée. Je clos les paupières.
Ma chevelure se déploie en longs tentacules. Les doigts de Simon traversent le cadre et craquent la couture de mes lèvres. Les ombres contre mes clavicules ne servent aucune concupiscence. J’expose ma peau de
femme, je suis une curiosité. Je l’entends encore me chuchoter : T’as l’air raide et difforme, c’est beau, la photo sera belle, et c’est grâce à toi. Il a censuré mes tétons. Mille quarante-huit réactions. Je fais défiler les commentaires. Ils sont tous dithyrambiques.
– Elle me dérange, la photo…
Il inhale un grand coup et émerge de sa torpeur.
– Je la supprime ? C’est con, quand même…
– Tu vois l’héro dessus ou Sibylle ?
– Arrête tes conneries…
Il y a des tas de choses que je voudrais déballer.
Si tu t’injectais cette merde dans la bite, elle serait déjà en train de tomber. Tu as saturé le réseau, Si. Tu vas crever. Tous les matins, je me dis que tu vas crever.
Les paroles que je prononce sont différentes :
– J’ai peur, Simon.
À ses pupilles rétractées et embuées, je vois, je sens qu’il a compris. Je le serre comme je suis incapable de le serrer. Je presse son dos noueux jusqu’à ce qu’il s’imprime dans la paume de mes mains.
– Hé, hé, susurre-t-il, 4 thermidor, 4 thermidor…
Ses bras m’enlacent plus fort.
– 4 frimaire…
Simon a vu dans nos dates de naissance le signe du destin
– le 4 qui réunit les mois des chaleurs et des
froidures. Il a remisé le calendrier grégorien aux
oubliettes. Ça a du sens pour lui, quand on n’est pas chrétiens ou monarchistes, quand on a lu Vallès et qu’on s’identifie aux fusillés du Père-Lachaise.
À chacun de mes anniversaires, Simon m’offre un portfolio en papier baryté, et ce corps au milieu de la luzerne et des orties, ou dans la literie spumeuse de sa garçonnière, ce corps satiné qui n’est plus tout à fait le mien et que je dédie à son art depuis des années, me revient grandi et reconstitué.
– Vas-y encore, balance-moi que je te vois pas…
Je jette une œillade au Dibond accroché au-dessus de la cheminée. Il a contrecollé le tirage d’une jeune fille tapie dans les ronces. C’est un sac de féminité qui fend le clair-obscur de ses vertèbres proéminentes, une fermeture Éclair écartelée sous une densité de noirs. On ne peut pas savoir que c’est moi, je n’étais pas tatouée à l’époque. Notre premier shooting renferme des pellicules gaspillées et des élans de maladresse. Simon n’a gardé que ce cliché, ce souvenir à la
limite du glauque et de la pornographie, et il l’a affiché, sans doute parce que ça lui inspirait quelque chose, une tranquillité qu’on ne me connaissait pas et que je n’avais goûtée qu’avec lui.
– Qu’est-ce qui a mal tourné, Si ?
– Arrête, je t’ai dit. C’est pas toi ou la came, le
problème…
Il se dirige vers la kitchenette où trône une autre
photographie, plus récente. Trois criquets aux reflets de lavande s’éblouissent de soleil sur ma peau blafarde.
– Alors, c’est quoi ?
Il hausse les épaules avant de mollarder.
– Je sais pas, et je le saurai sûrement jamais.
Il s’est délesté d’un mucus épais dans l’évier.
– Je te prends un rendez-vous. Tu es tellement
encombré que l’héroïne ne suffit plus à calmer ta toux…
– T’es pas ma mère.
C’est la routine, l’agressivité cotonneuse et les demi-sommeils. Simon se finira aux benzos et pioncera les crocs pleins de bave comme un caniche malade. Je n’ai plus envie de m’en soucier, et pourtant…
– Je suis désolé…
J’enroule mes bras autour de sa nuque. Nous revoilà garrottés l’un à l’autre, à nous inoculer des microbes jusqu’à la glotte.
– Je te prends quand même un rendez-vous avec un médecin. Tu n’es pas obligé de parler de tes… consommations. Bon, et de toute façon, tu n’as jamais eu besoin de moi pour mentir auparavant…
Il esquisse une moue aussi puérile que satisfaite.
– Tu me connais comme si tu m’avais fait.
– C’est dégueulasse.
– Mouais, mais j’insiste, t’es pas ma mère.
Quand je pars prendre mon bain, j’entends Simon
fredonner Death Cab for Cutie, I Follow You into the Dark.
J’aimerais qu’il s’endorme pour que je puisse enfin m’entendre penser, pour nous rêver une vie loin de la poudre et de la mélancolie. Mais les heures passent, mes cuticules se fripent dans l’eau, et Simon ne dort toujours pas. »
Autres extraits
« C’est en troisième que j’ai connu Silas Salembier, lors des « teufs secrètes ». Un élève populaire, du style skateur à la fièvre rebelle, organisait des soirées où tout le défi consistait à distraire des ados défoncés au cannabis. J’étais la seule fille de la bande, et de surcroît, une intello dont la passade punk attirait l’attention. Je fumais comme un pompier et m’intéressais au street art ainsi qu’aux photos de Gavin Watson, rêvant de devenir à mon tour une artiste percutante, issue de la classe ouvrière. Autour de moi, les mecs se prenaient pour des rockstars en montée de speed. » p. 57
« Le week-end se passe comme sur des roulettes, à merveille même. J’ai eu une putain de bonne idée de nous faire venir ici. On picole, on baise et on profite de k mer jusqu’à plus soif. J’ai expérimenté de nouvelles prises de vue à la plage, et sans surprise, la Sibylle a été un cobaye génial. Quand je la photographie, je ressens w truc indescriptible, genre spirale de tendresse qui pétille dans ma poitrine et me rappelle la chanson d’Everclear, Brown Eyed Girl. En plus, l’air de Berck me fait un bien fou – pas étonnant, puisque la ville a bâti sa légende sur la rééducation pulmonaire. Ce qui me coupe les pattes, en revanche, c’est de réussir à bander direct. » p. 111
« Beaucoup de gens, en particulier les néophytes, croient que l’argentique s’exempte de retouches, que c’est the méthode de création alliant technique et authenticité. Je suis pas d’accord : je retravaille les impressions, accentue ou atténue les contrastes, et bidouille pas mal les contretypes afin d’intégrer des collages, des superpositions ou des dessins. C’est la suture, le point insaisissable qui se referme jamais.
Une deuxième journaliste me demande si je considère mes photographies comme pornographiques, voire autopornographiques. Le champagne m’embrume l’esprit, donc je me mets à disserter. Je brise la distance avec les modèles, parce que c’est des partenaires sexuels ou des personnes que je fréquente. En soi, je capture pas des portraits, plutôt des relations, des bribes d’instantanés. Je fixe la spontanéité, l’inscris telle que je l’ai perçue – souvent maladivement. C’est pas obscène, mais si quelqu’un bande dessus, ça en dit plus sur lui que sur mon travail.
Elle rebondit sur la Sibylle, notre union et ce que m’inspire. À ça, je me dérobe et lui conseille de l’interviewer, elle. J’en suis à ma quatrième flûte de champagne, ça va plus du tout. Haroun jase avec le stagiaire de Stijn, et je m’avachis sur le fauteuil de l’espace presse, puisque c’est là-bas qu’ils servent les plateaux de macarons. » p. 158
« une déferlante de possibles me révèle mes propres couleurs. Je tombe amoureuse de mon futur, pas de la mère en devenir ou de l’artiste prometteuse, mais de cette femme que je ne voyais pas, grandie par ses blessures et ses imperfections.
Je vis. » p. 241
À propos de l’autrice
Melvin Mélissa © Photo © Igor Kov
Melvin Mélissa est née en 1995 et vit dans le nord de la France. Elle a publié des poèmes dès l’âge de 17 ans. Ses projets littéraires mêlent fresques sociales de l’addiction et représentations LGBT+. (Source : Éditions Rivages)
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