Nous les moches

Ceux qui restent. Rythmé et lumineux, ce récit envoûte du début à la fin. On referme le livre avec la gorge serrée et l’envie irrésistible de réécouter Metallica à fond.

Nous les moches
Jean Michelin
Éditions Héloïse d’Ormesson
Roman
256 p., 20 €
EAN 9782350879956
Paru le 21/08/2025

Où ?
Le roman est situé aux États-Unis. Il débute à Norfolk, en Virginie avant de prendre la direction de l’Ouest en passant par nombre d petites localités, mais aussi par Chicago, Kansas City ou encore Las Vegas, Los Angeles et Seattle

Quand ?
L’action se déroule dans les années 1990 puis 25 ans plus tard.

Ce qu’en dit l’éditeur
Nous les moches, ou l’envers du rêve américain, est l’odyssée de quatre musiciens d’un groupe de trash metal, qui crachent leur rage dans leurs chansons. Un road trip à travers l’Amérique profonde des années 1990 de quatre rockers qui parviennent à transcender misère et espoirs déçus grâce à l’amitié. Le second roman de l’auteur de Ceux qui restent (2022).
Norfolk, Virginie. Quatre lycéens, oubliés du rêve américain, s’esquintent les doigts sur des morceaux de thrash metal pour y déverser leur colère. Cheveux filasse et jeans usés, ils se cramponnent à l’existence des laissés-pour-compte, la seule qu’on leur ait offerte et qui ne leur épargne pas les coups. Alors de la colère, ils en ont à revendre. Mais pas assez pour que leur groupe s’écrive un destin…
Quand, vingt-cinq ans plus tard, les aléas de la vie les réunissent, ils ressassent toujours leurs illusions piétinées. Ensemble, ils vont la faire, cette tournée des petits bleds à travers le pays. Et de bars pourris en galères, ils comprendront qu’il n’est jamais trop tard pour être fidèle à leurs rêves de gosse.
Nous les moches est une ode magistrale à l’amitié, un roman renversant sur les déclassés et l’Amérique des vides qui font aussi le coeur battant de ce pays paradoxal et fascinant. Alors que défilent les vastes paysages et que les confessions s’égrènent, chacun révèle sa part de tendresse et découvre que cette vie valait le coup malgré tout.

Les critiques
Babelio 
France Inter (Le 13/14) 
Wukali (Émile Cougut) 
France info culture (Valérie Gaget) 
Benzine mag. (Benoît Richard) 
Entrevue (Alice Leroy) 
Aires Libres 
Blog Aude bouquine 
Blog EmOtionS 


Jean Michelin présente « Nous les moches » © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« 1
NOUS LES MOCHES. C’est comme ça qu’on aurait dû s’appeler. À la place, on avait choisi un nom qu’on voulait menaçant, un truc ridicule qu’on avait peint en lettres rouges dégoulinantes sur une banderole et même sur la grosse caisse de la batterie du lycée, comme les vrais : Obliterator. Tu te rends compte ? Parce que Terminator, Predator, Annihilator, tous les autres noms du genre étaient pris. Et on en était fiers, en plus, fiers de notre nom de merde et de notre logo illisible, on se disait qu’on serait énormes, un jour, que des filles se l’écriraient sur le ventre en nous montrant leurs seins pendant les concerts.
Mais si on avait été un peu lucides, ou juste un peu moins cons, on se serait choisi un nom qui aurait parlé de nous. Nous les moches, les morveux, les fils de presque pauvres, rejetons de troisième génération d’immigrés suédois ou polonais, de l’engeance des mécaniciens, des magasiniers, des marins et des mineurs. Nous les oubliés, cramponnés au bord de la misère, les boutonneux, jouant avec nos petites voitures sans roues dans nos jardins de terre battue, écrasés par les chauffards, cognés par nos vieux qui rentrent soûls après une mauvaise semaine à l’usine. Nous les merdeux, bons en rien, crachés hors du système scolaire à peine l’âge légal atteint, traînant le soir dans des rues mal éclairées, mangés par les moustiques, chassant les ratons laveurs dans les poubelles. Nous les invisibles, arrivés à la musique par hasard, nos cheveux longs et sales, nos tee-shirts découpés aux ciseaux, nos jeans usés jusqu’à la trame, nous les gros, les petits, les mauvais, les solitaires.
Notre histoire a été écrite vingt fois, cent fois : il suffit de voir les tronches des mecs de Metallica au verso de la pochette de leur premier album, leur disque le plus méchant, commis dans l’urgence à l’âge où tous les autres commencent à renoncer ; c’était avant qu’ils attrapent ce talent, cette ambition qui les a fait sortir du lot, avant qu’ils partent vers la gloire et ses drames – l’alcool, les tournées, les stades, les millions, la prise de bide, les concerts symphoniques. Sur cette photo, ils ont encore nos yeux, nos bouches, nos sales gueules, les mêmes cheveux par-dessus les mêmes oreilles tordues, les mêmes barbes hésitantes pour cacher les cicatrices d’acné. Le même regard, putain : nos frères. On a raconté notre histoire vingt fois, cent fois, pourtant nous n’existons pas davantage dans le monde aujourd’hui qu’à leur époque.
Nous les sourds, accrochés à une musique à hurler, la colère pour seul dénominateur commun, un feu, un éclair qu’on capture parfois dans un disque que les générations suivantes se passent entre elles comme un talisman. Sous les masques de Slipknot comme sous les maquillages de Kiss, nous les moches savons ce qu’il y a. Il y a les paumés, ceux qui cognent fort sur les fûts des batteries et foutent les amplis à fond pour cacher les approximations, ceux dont on n’a pas voulu, qui sont juste là et qui tournent en rond. Ceux qui partent avant l’heure à force de jouer avec le flingue du vieux mal planqué dans le tiroir d’une table de chevet. Ceux qui, après avoir échoué, ou pire, abandonné, vont se faire sauter sur des mines en Irak ou en Afghanistan parce qu’il faut bien faire quelque chose de sa vie. Ceux qui se droguent pour ne plus avoir mal. Ceux qui, un jour, se vengent de leur invisibilité en allant faire un carton au fusil d’assaut dans leur ancien lycée. J’ai vu les photos des mecs de Columbine, de Sandy Hook et d’ailleurs. Eux aussi, je les connais. La moue boudeuse et le regard buté. Ils me terrifient, mais ils me terrifient parce que je reconnais cette lueur de colère bovine dans leurs yeux. C’est celle que j’ai contemplée pendant des années dans la glace.
Il aurait fallu un nom qui nous ressemble. Mais voilà, on sait toujours trop tard, comme on a su trop tard que c’était pas la peine de poursuivre les filles des vendeurs de bagnoles qui regardaient à travers nous, qu’elles deviendraient des matrones vulgaires aux ongles trop longs et qu’elles nous mépriseraient toujours. Comme on a su trop tard que la pauvre nana qu’on maltraitait parce que même les moches ont besoin d’un plus faible qu’eux, c’était elle depuis le début qu’il fallait séduire, c’était celle à qui il aurait fallu faire des enfants, avec qui essayer de sortir de la fange. Celle qu’on a tous embrassée, ivres morts, un soir de concert, elle a porté des centaines de noms différents et on l’a tous ignorée le lendemain matin dans les couloirs du lycée. Nous les moches et nos victimes. Nous les lâches. Nous les ordures.
On a fait du thrash metal, mais on aurait pu dire du death metal, du grindcore, du black, du power metal, on s’en fout, on était juste furieux. On voulait du sang sur la scène, on voulait qu’on nous remarque. On se trouvait des ennemis : pas les sportifs, en vrai on n’en avait rien à foutre du quarterback de l’équipe de foot, on était trois mille dans le lycée, il aurait pu aussi bien habiter sur une autre planète que ça l’aurait pas rendu plus humain. Non, nos ennemis, comme toujours, c’était ceux de notre ligue. Les un peu moins moches, les un peu moins pauvres, ceux qui font pas de sport non plus mais font de la musique aussi. Ils jouaient de la pop sucrée, du funk ou je sais pas quelle autre merde, ils parlaient de surf et de bagnoles. L’herbe n’était pas beaucoup plus verte devant leurs maisons, leurs rues à peine mieux tenues que les nôtres, les boulots de leurs vieux à peine moins pourris, mais ça suffisait. Ils étaient assez proches de nous pour qu’on puisse les haïr, leurs cheveux propres et leurs dents blanches et le regard des filles quand ils chantaient des trucs qui plaisent aux filles. La proximité et la jalousie sont le ferment des haines d’adolescence comme des guerres civiles, celles où on égorge le koulak, le propriétaire, l’usurier, le voisin. Nous les jaloux et les envieux.
Seulement voilà, va raconter ça à un gosse de quinze ans, il va t’écrire des chansons sur les messes occultes et les tueurs en série, s’il fait semblant de s’y intéresser. Il finit par lancer un cri parce que personne l’écoute. Et c’est ce qu’on a fait. Seulement, voilà, on était bons, mais pas assez. Travailleurs, mais pas assez. Déterminés, oui, comme le sont les gamins. Mais toujours pas assez. Ça pouvait pas durer : je recroise les mêmes mecs aujourd’hui, mes frères et leurs fils, aux caisses du magasin d’alcool ou à celles des stations-service, derrière le grillage de leurs épiceries, un fusil à pompe planqué sous le comptoir des fois qu’un plus pauvre ou qu’un plus moche vienne tenter de se faire justice tout seul. Nous les vendus, nous les faibles, en quête d’une porte de sortie qu’on serait bien infoutus de décrire ou d’imaginer.
Quand je revois les photos de l’époque, j’ai envie de gifler ce môme derrière sa basse avec son air sérieux, son falzar en faux cuir avec des clous, la chaîne de la moto que j’ai jamais eue autour du cou. Regarde ce connard, je me dis, c’est toi, repense au temps que tu as perdu, aux gens que tu as laissés filer, regarde les ruines de ton enfance sur lesquelles t’as même pas été foutu de faire pousser des chardons. On savait rien. Nous les cons. Nous les fous. C’était les autres, je me dis, c’était pas moi, moi, j’étais que le bassiste. J’écrivais pas ou presque, un arrangement de temps en temps, tiens si tu faisais ça pendant que moi je fais ça, j’ai entendu ça sur le dernier Megadeth, on va l’adapter parce qu’on sait pas jouer aussi vite. Oui, parce que le matériel est mauvais et nous encore un peu aussi. Nous les naïfs.
Je me suis pas échappé. Je suis resté le discret, celui qui disait trop rien, celui qui suivait, celui qui rajoutait sa voix sur celle des autres. Dans le thrash, le bassiste est une arrière-pensée. C’est peut-être pour ça que j’ai fini par comprendre. C’est pour ça aussi que je peux raconter : c’est pas la pauvreté. C’est pas l’ennui. C’est pas la violence ni le système. Au fond de nous, le liant, le dénominateur commun, c’est la laideur. Nous, putain, nous les moches, nos rêves moches, nos destins moches. Nos morts aussi.

Mais on n’est pas là pour parler de ça. Enfin, pas que de ça. Je lui ai promis de te raconter : autant que je commence par le début, et le début, c’est toujours la première image, celle qu’on imprime une bonne fois pour toutes.
Il jouait avec la tête penchée sur le côté, ce con. Qu’est-ce qu’on avait pu se foutre de sa gueule avec ça. Il essayait de faire de grands gestes, de prendre des postures intimidantes, un air animal, genre Lars Ulrich sans les grimaces, je sais pas si tu vois, un mec qui a l’air de cogner pour de vrai sur ses fûts. C’est important, la posture, quand tu fais ce genre de musique, faut marquer les esprits, surtout quand tu débutes et que t’es pas très bon. Mais il avait beau se concentrer, y avait rien à faire, il tenait le coup deux, trois mesures, un couplet grand maximum, et puis, dès qu’on envoyait un peu la sauce, dès qu’il fallait accélérer le tempo ou qu’on tombait sur un passage un peu technique, paf !, tête sur le côté, visage tordu par l’effort, il fixait un point dans le vide, sur la droite, au-dessus de la cloche de sa cymbale ride.
Il savait très bien d’où ça venait. Il avait commencé la batterie à douze ou treize ans, avec l’orchestre de l’école. Enfin, un orchestre, façon de parler. C’était surtout un repaire de tocards, une salle délabrée pleine de courants d’air dans laquelle on mettait ceux qui savaient pas faire de sport ou s’en foutaient déjà trop pour faire un effort ailleurs, les hippies avant l’âge, les fils de camés et les cas sociaux, histoire qu’ils foutent pas le bordel pendant l’heure du déjeuner. Ils faisaient semblant de faire de la musique, même si j’ai jamais vu Doug ni qui que ce soit jouer avec quelqu’un d’autre. Mais voilà, dans cette salle il y avait une vieille batterie, un truc en bois de cageot piqué à un orchestre de jazz du coin – y en avait déjà presque plus à l’époque, des orchestres de jazz. Je te dis ça, c’était quoi, en 1992 ou 1993 ? C’était pas un bel instrument, hein, les chromes étaient mangés par la rouille, il y avait une espèce de Rhodoïd pailleté sur les fûts, genre la batterie de Ringo mais en mal imitée. Bref, une grosse caisse, un tom de 13 pouces, un de 16 et une caisse claire en aluminium. Une charleston et une grosse cymbale fendue qui faisait un bruit dégueulasse, shwooosh, plein d’harmoniques parasites, mais bon, il y avait les peaux, les pédales et les baguettes, ça suffisait. Il a commencé là-dessus. On se connaissait pas encore à cette époque, on se croisait juste de temps en temps.
On n’avait pas vraiment de professeur de musique, à part une espèce de tata complètement timbrée qui nous disait d’exprimer nos émotions, un vieux mec jamais sorti des sixties qui avait dû prendre un peu trop d’acides dans sa jeunesse, tu vois le genre. Même dans notre coin de ville, ça faisait désordre. Je crois qu’il a été viré un peu après, il y avait eu une histoire de touche-pipi avec une élève qu’il essayait de faire passer pour une expérience spirituelle ou philosophique. Bon. Du coup, quand Doug s’est mis à la batterie, il a appris sur le tas et comme il pouvait. Y avait pas assez de fric chez lui pour acheter un instrument, surtout une batterie, tu parles, alors il jouait dans la salle, mais comme il était pas très bon, il attendait d’être seul. Il y avait un tourne-disque, il mettait les trucs qu’on écoutait à l’époque, les premiers Metallica, Iron Maiden et puis quelques vieux machins piqués chez lui, genre Sabbath, Purple, des classiques, quoi. Et puis il essayait de jouer dessus, au pif, en cherchant. Mais il avait peur qu’on vienne se foutre de sa gueule, alors il guettait l’ouverture de la porte et surtout les fenêtres qui donnaient sur le terrain de foot. Y avait toujours un connard pour le regarder en ricanant. Donc il guettait, il disait j’aime pas qu’on m’espionne. Putain, quand t’y penses.
L’été suivant, je crois qu’il s’est démerdé pour trouver des petits boulots et éviter que sa daronne lui pique les billets pour aller acheter sa gnôle, et il a fini par avoir une batterie à lui. Il était plus obligé de jouer dans la salle du lycée, mais le temps qu’il y arrive, c’était trop tard, il jouait avec la tête penchée et il a jamais rien pu y faire.
Dans dix ans, je saurai sans doute plus mettre des mots sur le mec et le musicien que c’était, mais je me souviendrai encore de ça.

Quand il m’a appelé y a six ou sept mois, qu’il m’a dit de passer le voir dans sa baraque sur Little Creek Road, on s’était pas vus depuis cinq ou six ans, peut-être. C’est pas qu’on s’était fâchés, non, mais on s’était perdus de vue : j’avais dû oublier de lui rendre un peu de fric que je lui devais, il a arrêté de me le réclamer, et puis une petite gêne comme ça se transforme en silence qui peut durer des années.
Bon, du coup, j’étais un peu surpris, mais je suis allé chez lui. Et quand je suis rentré dans la baraque, le premier truc que j’ai entendu, c’est la descente de toms d’une de nos compos de l’époque, « Driven to Hatred », un truc en doubles croches très rapides comme ça, doudoudoudou-doudoudoudou. Je pensais pas qu’il jouait encore, je croyais qu’il avait tout vendu, qu’il avait pas touché une batterie depuis la fin du lycée. On n’en avait pas cinquante, des chansons, mais c’était celle-là la meilleure, celle avec laquelle je pensais qu’on percerait. Le truc qu’on jouait en fin de concert, quelquefois en rappel avec une reprise de Slayer. Le truc qui aurait pu devenir notre tube, tu vois, un morceau qui fait mal, qui donne envie de foutre des coups de boule dans les murs. Mais je m’égare.
La cahute, elle était briquée, impeccable, presque trop propre. Et lui, il jouait, je l’entendais, premier couplet, refrain – le refrain, il est infernal à la batterie, y a ces doubles croches aux pieds à 220 battements par minute, il faut des mollets bioniques. Et il le passe, pas trop mal en plus, j’étais impressionné. J’ai traversé le salon, je me disais qu’il devait être au fond de la maison, y a pas de sous-sol là-bas, tu sais, à cause des inondations pendant la saison des ouragans. Et quand j’ai passé le museau dans l’encadrement de la porte, j’ai vu qu’il avait la tête tournée vers moi. La tête penchée, la même tête penchée que pendant nos années de lycée, la même gueule de souffrance, la bouche tordue et les narines qui se dilatent. Nos regards se sont croisés et il s’est arrêté de jouer, net, à la fin du deuxième couplet.
Il a jamais voulu l’admettre, mais je crois qu’il était séché, en fait. Il m’avait dit qu’il s’était entretenu, mon cul oui, c’était pour m’attendrir. Il s’est mis à courir à peu près en même temps pour essayer d’avoir un peu plus de souffle. C’est qu’il faut les tenir, ces foutues doubles croches du refrain, t’es marrant, toi. J’ai rien vu, à ce moment-là, j’ai pas compris. J’aurais dû et je m’en veux encore. Je pense que je m’en voudrai toujours.

Je te disais qu’il habitait juste à l’angle de Little Creek Road et de Woodall, un quartier de Norfolk planqué derrière la longue ligne de centres commerciaux, de stations-service et de mauvais restaurants qui marque la jonction avec Virginia Beach. C’est pas exactement la zone, hein, mais c’est pas non plus un coin à fric. Personne a envie d’habiter la baraque coincée entre une église baptiste abandonnée et un vendeur de voitures d’occase miteuses. Disons qu’avec ce qu’il avait mis de côté à l’époque où il avait un boulot à peu près stable dans une agence immobilière, il avait pas pu s’offrir beaucoup mieux. Pas question d’habiter Virginia Beach ou même l’un des quartiers du front de mer plus au nord. Il avait juste assez pour aller dans un coin où son voisin ne serait pas un dealer de crack.
Il avait acheté la maison en 2006, je crois, avec le fric d’une commission sur un gros coup, sûrement le seul de sa carrière et de sa vie, d’ailleurs. Dans le monde d’où on venait, lui et moi, c’était le réflexe : tu achètes une maison dès que tu peux, tu te mets à l’abri des propriétaires et des huissiers. À l’époque, tout le monde pensait que le coin allait se développer, on est derrière East Beach, pas loin du jardin botanique et de l’aéroport. Et puis la crise est passée par là, et le maire s’est concentré sur le centre-ville pour essayer d’en chasser les putes et les camés. Mais de toute façon, Doug aurait pas pu vendre. Vendre pour aller où ? Il était déjà heureux de pas avoir un de ces prêts pourris qui l’auraient mis à la rue. Il a gardé la maison et continué à vivoter de boulot en boulot. On se voyait encore, à ce moment-là.
La baraque est un de ces machins que tu achètes sur catalogue, quatre planches clouées sur une dalle de béton, construite en trois semaines, moquette beige générique partout et garage pour deux voitures. Un carré de gazon devant, une terrasse derrière pour mettre le barbecue. Un truc fait pour durer trente ans, en serrant les fesses, et qui finit généralement rasé, en squat pour clodos ou envolé après le passage d’un ouragan. Le rêve américain, juste à côté d’une route qui t’emmène nulle part comme il y en a plein dans ce pays.
Sa hantise, à Doug, c’était de devoir revendre et d’aller dans les mobile homes trois ou quatre blocs plus haut, avec les immigrés ukrainiens qu’ont pas un rond et dont les gamines te font des sourires édentés quand tu passes devant chez eux en voiture. Là-bas, y a parfois trois maisons qui séparent une vie à peu près normale de la misère. Et il suffit d’une tuile, un mauvais divorce, une maladie au mauvais moment, un mec qui te fait un procès, pour changer de catégorie. C’est le jeu de l’oie du rêve américain : tu passes d’une case à l’autre vers le haut ou vers le bas, mais tout le monde part pas du même endroit. Lui, moi, les autres mecs du groupe, on était juste au-dessus de la ligne de flottaison.
C’était pas tout à fait la misère, cela dit. C’est peut-être aussi pour ça qu’on n’a jamais percé. On n’était peut-être pas assez en colère.

Faut que je te parle de nos débuts parce que c’est important pour la suite. Le lycée, tu sais, c’est là où tu penses que tout se joue, le moment où il faut pas rater les trains. Pour nous, c’était le cas. Tu peux pas comprendre ce qui nous a amenés jusqu’ici si je te raconte pas ça.
Le premier souvenir de notre premier concert, c’est Jeff qui dégueule, plié en deux. Le trac, il disait. La peur de pas réussir à chanter, d’oublier les structures des morceaux, de péter une corde. Et Seth, derrière lui, qui rigole en lui disant qu’il aurait pas dû picoler. On devait monter sur scène cinq minutes après. Enfin, sur scène, façon de parler : le proviseur avait autorisé le concierge du lycée à nous prêter des tables pliantes, celles qu’on utilisait pour les grandes occasions, comme Thanksgiving ou le bal de dernière année. On en avait mis une dizaine bout à bout pour faire un carré de sept ou huit mètres de côté, juste de quoi être au-dessus du public. Pas de sono, pas d’éclairage, que dalle : on avait promis qu’on arrêterait à la tombée de la nuit. Devant le lycée, il y avait une pelouse aplatie, piétinée par les hordes de gamins. On s’était mis là, sur le côté, l’un d’entre nous avait apporté une rallonge – « faut pas que je la perde, mon vieux va me tuer sinon » – qu’on tirait depuis le couloir. On avait tout branché dessus, le micro pour le chant relié à un ampli de guitare qui servait plus. On montait tous les potards à fond pour couvrir le son dégueulasse de la batterie de Doug. À ce moment-là, on jouait ensemble depuis peut-être quatre mois, on avait deux ou trois compos, du bricolage, pas finies, mal écrites, et dont on était très fiers. On essayait d’écrire des trucs longs et techniques comme Metallica, Seth écrivait des paroles mystérieuses, moitié films d’horreur, moitié philosophie autodestructrice d’adolescence, mais ça ressemblait pas à grand-chose. Entre nos chansons à nous, on meublait avec des reprises, pas des groupes qu’on écoutait, on n’avait pas le niveau, moi j’avais dégoté une basse pour rejoindre le groupe et je savais à peine doubler les lignes d’accords de guitare, alors tu penses, l’ambition artistique, c’était pas tellement un sujet. Non, on reprenait des morceaux genre « Sweet Home Alabama », parce que c’est pas trop difficile à jouer, parce que tout le monde connaît. On se disait qu’on progresserait comme ça, qu’on finirait par arrêter les reprises, et c’est ce qui s’est passé. À la fin, honnêtement, on était presque bons, on a même gagné un peu de blé, et puis Seth est parti et on s’est dispersés avant d’avoir eu le temps de se demander si on pourrait en vivre un jour.
C’est marrant, le nombre de groupes où on retrouve des mecs comme moi, devenus bassistes par accident, parce qu’il en fallait bien un. Je suis tombé dedans comme on tombe d’une chaise, parce que dans notre écosystème scolaire, avec mon gabarit de gringalet et ma petite voix, c’était le seul moyen que j’imaginais pour avoir une bande de potes. C’était la grande obsession de mon enfance, ça, avoir une bande de potes. On n’était peut-être que quatre, mais au moins on se serrait les coudes. C’était mieux que de se faire insulter dans le bus et balancer son sac par la fenêtre des salles de cours. Parfois, quand je croise les mômes qui vont dans mon ancien lycée, j’essaie de repérer celui qui me ressemble, à jeter des regards inquiets par-dessus son épaule, à baisser la tête la plupart du temps, avec un tee-shirt noir et l’air de pas savoir où il va. Souvent, j’y arrive : il suffit de chercher le mec seul qui sort en dernier du bâtiment à la fin de la journée. J’ai envie d’aller lui dire d’acheter une basse. Je lui donnerais bien la mienne, la première, une copie chinoise de copie mexicaine d’un modèle vaguement à la mode à l’époque, mais j’ai jamais réussi à m’en séparer. Les souvenirs, tu sais.
Le deuxième souvenir de ce concert, c’est la déception en voyant le public. C’était pas vraiment un public, d’ailleurs, y avait une vingtaine de personnes à tout casser. Les cours étaient finis et le bahut s’était vidé, en dehors de quelques couples d’amoureux qui se bécotaient sous les arbres et se foutaient éperdument des quatre blaireaux avec leurs tables de pique-nique et leur matos minable à l’autre bout de la pelouse. On avait imprimé des affiches, dessiné notre logo dessus et le nom du groupe, avec le lieu et l’heure. On en avait mis partout, dans tous les casiers. Doug s’était dit que les gens viendraient pour se foutre de nous et nous jeter des tomates. Mais qu’au moins, ils viendraient. On imaginait peut-être qu’ils seraient finalement épatés par notre performance, sauf qu’on n’était pas assez naïfs pour y croire vraiment. Non, face à nous, quand on est montés sur nos tables pour commencer à jouer, y avait une poignée de curieux, essentiellement des mecs. Joanna m’a dit bien plus tard qu’elle était là aussi, mais je m’en souviens pas. Oui, oui, t’inquiète, je vais te dire. Les gens se tenaient tous à quatre ou cinq mètres de la scène, du genre pas impliqué, je me barre quand je veux. Je sais pas pourquoi, j’avais imaginé les gens tassés à nos pieds, se serrant pour mieux voir ou pour nous toucher, autre chose en tout cas qu’une poignée de badauds qui s’étaient arrêtés en passant, comme on s’arrête pour regarder deux clodos bourrés s’empoigner à un carrefour.
Du concert, j’ai aucun souvenir ou presque. Jeff qui se passe une manche sur les lèvres et qui dit d’une voix tremblante « Salut, nous sommes Obliterator… », puis Doug qui lance le compte pour le premier morceau, avant qu’il ait le temps de finir sa phrase. C’était une compo. On a compris après que c’était une connerie, mais on en était tellement fiers, tu parles, un bon mid-tempo bien lourd qu’on avait cousu comme une marionnette en piquant des idées à droite et à gauche et qui durait six minutes – deuxième erreur, tout le monde peut pas rendre passionnantes six minutes de thrash metal, et clairement pas nous. Il y avait même un passage instrumental calme, au milieu, avec un joli arpège, c’est Seth qui avait écrit ça, c’était censé emballer les gonzesses. Enfin, celles qui avaient survécu aux trois minutes de borborygmes gutturaux juste avant. À la fin du morceau, la moitié des curieux s’étaient barrés. Pas d’applaudissements, peut-être un woohoo ! solitaire et distant. On a enchaîné sans se poser de questions, surtout ne pas se donner le temps de se dire que c’est un bide. Reprise, puis une autre reprise, puis une autre reprise. Une autre compo, la deuxième, puis trois ou quatre reprises pour finir. On avait de quoi tenir une petite heure.
Il restait cinq ou six personnes debout devant la scène à la fin, mais elles avaient l’air de passer un bon moment. On s’est mis à jouer pour nous, en s’en foutant, les types hochaient la tête quand on sonnait bien, ils discutaient quand on sonnait moins bien, et moi, je les ai fixés pendant tout le concert, en tout cas quand je regardais pas mes pieds ni les bras de Doug pour pas rater ses attaques sur les cymbales. Il suffisait de faire abstraction de la pelouse vide derrière, du soir qui tombait, à la fin, je m’y croyais presque. J’ai commencé à bouger un peu, sans trop m’énerver parce que la table était branlante. Mais j’étais bien, j’étais vraiment bien, et je sais que les autres aussi. On se l’est jamais redit, mais je suis sûr qu’après le dernier morceau, on savait qu’on recommencerait.
J’aimerais me souvenir que c’est là que j’ai croisé le regard de Joanna pour la première fois, j’aimerais qu’on ait détourné les yeux en même temps et qu’on ait rougi tous les deux, mais c’est pas ce qui s’est passé. On a arrêté de jouer, Jeff a dit une phrase merdique genre « merci bonsoir », et on s’est mis à démonter le matos. Le concierge nous surveillait depuis l’angle du bâtiment, derrière, pour récupérer ses tables. Les cinq ou six spectateurs se sont éloignés. Peut-être que l’un d’eux a dit « c’était cool, merci » ou levé le pouce, je me rappelle plus. Ils sont partis sans venir nous parler. Et on s’est retrouvés debout sur nos tables, à débrancher nos amplis. On était fiers, putain, tu peux pas imaginer. Même à la fin, quand on a commencé à voir des filles à nos concerts et à avoir un peu de monde, même après quand j’ai joué dans d’autres groupes, quand j’ai failli avoir une vraie session pour enregistrer un disque, j’ai plus jamais été fier comme ce soir-là après avoir mal joué dix ou douze morceaux pour cinq curieux et une pelouse vide.

J’étais content de revoir Doug. Je me suis gentiment foutu de sa gueule pendant qu’il reprenait sa respiration, mais j’ai rien vu venir de ce pour quoi il m’avait appelé. On était à peine assis avec nos verres d’eau – je suis sobre depuis huit ans, je pense qu’il le savait – quand il m’a annoncé qu’il voulait reformer le groupe et faire une tournée. J’ai bien cru tomber de ma chaise. Mec, je lui ai dit, t’es pas sérieux. Pas que j’avais un boulot ou une vie stable à préserver, hein, j’ai flotté entre deux eaux toute ma vie, et à cette période je faisais un peu de peinture dans le bâtiment pour un Portoricain, et des déménagements. C’était pas ça le problème, le problème, c’était que j’avais pas touché une basse depuis dix ans au moins. Et qu’avant de me souvenir des trucs de merde qu’on avait écrits au lycée, il allait falloir que je me lève tôt. Je lui ai dit tu veux faire ça quand, il m’a dit dans deux mois max. J’aurais dû le sentir, quand j’y repense, y avait des indices partout, mais non, j’ai rien calculé. Et puis Doug, c’était quand même un drôle de mec. Il avait cette façon hypnotique de t’embarquer en trois mots, tu sais, avec sa voix traînante et ses yeux qui ont l’air de pas vraiment te regarder quand il te cause. Non, pardon, bien sûr que tu peux pas savoir, je te raconterai un autre jour. Je crois que je le connaissais mieux que tout le monde, même si on s’était pas vus depuis un bail : le binôme basse-batterie, c’est toujours à part dans un groupe, il y a cette alchimie de la section rythmique qui pose les fondations pour tout le reste. Même quand les mecs sont pas très bons, ou disons oubliables, ils sont importants. Les Beatles sans Ringo, putain, c’est pas les Beatles, et le mec est quand même pas le batteur le plus doué de sa génération. Bref, j’aurais dû me rappeler son pouvoir – après tout, il serrait toujours plus de meufs que les guitaristes au lycée, sans donner l’impression de faire des efforts. Alors j’ai rien pu faire, il m’a dégainé ce regard en coin qui disait mais si, toi aussi, tu le veux. J’ai répondu et Jeff il en dit quoi, et c’était foutu, j’avais un doigt dedans, j’allais me faire bouffer le bras. Il a même pas eu besoin de me dire qu’il en faisait son affaire, qu’on se passerait de Seth, tant pis pour lui, y avait un môme dans son quartier qui serait prêt à faire le job et à claquer les solos, je savais déjà que ça arriverait.
Parce qu’avec lui, c’était toujours la même chose. La scène ouverte à Charlottesville, à la fin du lycée, c’était lui, on n’en voulait pas, Seth surtout, et on s’était inscrits quand même. On se disait qu’on gagnerait rien à faire les singes devant une bande de producteurs locaux ventripotents qui nous balanceraient qu’on n’était pas assez rentables, qu’on chantait faux, qu’on devrait essayer avec une meuf à la basse plutôt qu’avec ce binoclard chevelu tout moche – c’était moi – et qui auraient eu raison, en plus, ces salopards. En face de nous, Doug et son regard en coin qui nous disait vous êtes trop cons, on n’aura plus jamais une chance pareille. Il avait raison, bien sûr. On l’a su après, mais c’était la seule marche qu’il fallait pas rater si on voulait percer. Doug, c’était un arrangeur, dans la vie comme en musique. Il trouvait toujours la petite idée juste, le truc à pas oublier. Il écrivait quasiment rien, mais quand on montait les chansons, c’était toujours lui qui lançait tiens, essaie plutôt ça, sur le pont, tu veux pas faire ce riff une deuxième fois, je crois qu’on devrait se débarrasser de ce passage, on le recasera ailleurs. Tout était comme ça. Il avait des éclairs de génie, Seth aussi, Jeff un peu. Pas moi, l’imposteur, qui faisais des lignes de basse avec un médiator. Quand t’y penses, j’étais le moins doué des quatre, de loin, c’est fou que j’aie insisté aussi longtemps, que je sois passé aussi près. Enfin, on n’est pas là pour parler de moi.
Du coup j’étais pris au piège, il l’a vu et il s’est mis à me parler des détails, comment on allait voyager, pour aller où, il avait tout prévu, d’est en ouest, jusqu’au Pacifique, puis remonter vers Seattle. On s’arrêterait autour de Kansas City pour essayer de retrouver Seth quand même, il avait déjà écrit à des bars, des petites salles, des trucs modestes. On trouverait le fric. Le concours sur Internet, il m’en a pas parlé, pas tout de suite. Il était malin, il savait que j’aurais tiqué. J’ai commencé à calculer dans ma tête, deux mois, faut qu’on répète, qu’on trouve un soliste, ça va pas se faire si vite, toi et moi on glande peut-être, mais Jeff putain, on peut pas faire sans Jeff, il a sa famille, il a un boulot, il va pas tout planter. Il m’a dit je m’en occupe de Jeff, mais il a pas voulu m’expliquer comment. Alors j’ai dit qu’il fallait que j’y réfléchisse moi aussi, que je m’organise, que je voie si je pouvais me libérer et il a ri.
Il a ri, ce connard, je te jure, parce qu’il savait. Il m’aurait sorti le sosie de ma première basse, la copie chinoise dont je t’ai parlé, celle qui avait la peinture défoncée et que j’avais recouverte d’un autocollant « AGGRESSION » énorme, j’aurais même pas été surpris. Il m’aurait dit allez, tiens, essaie, et j’aurais rallongé la sangle pour que la basse se cale sur ma cuisse, au bout du bras, j’aurais testé le mi juste pour voir ce que ça fait, la grosse vibration de la corde, cette note fondamentale qui te prend dans le bas du ventre quand tu la laisses sonner. J’aurais fait ce que j’ai fait un million de fois : un aller et retour de haut en bas du manche pour me dégourdir les doigts, je me serais retourné vers lui et j’aurais levé la tête, par quoi on commence ? Mais non. Il a même pas retouché ses baguettes. Il m’a dit je suis content de t’avoir vu, je suis sûr que ça va le faire, on va remonter notre affaire. Prends le temps qu’il te faut.
Il m’a pas parlé de lui. Il m’a raccompagné vers la porte comme un petit vieux, ça m’a fait plaisir, il a répété ça trois ou quatre fois. Et une fois que j’étais dehors, sur le perron, il m’a fait un grand sourire et il m’a dit amène ta basse quand tu reviendras.
J’ai opiné du chef comme un con et c’était fini. On est repartis de là. Autant dire, de pas bien loin.

2
KEN WAHL FIXE LA CAMÉRA, l’air sincèrement content d’être là. Là : au centre du paysage rock de l’Amérique ou de ce qu’il en reste, sans plus personne pour lui faire de l’ombre. Lui, le fils de divorcés de la grande banlieue de Washington. Lui, le batteur d’un groupe de légende disparu avant d’avoir eu le temps de vieillir, de devenir médiocre ou d’épuiser sa colère, un groupe qu’il a rejoint par hasard, juste avant la gloire, mais à qui il a donné un son à force de cogner comme une brute sur des fûts d’érable plus hauts que lui. Lui qu’on avait comparé à Ringo Starr à l’époque, à la fois pièce maîtresse et imposteur selon à qui on posait la question, et qui a construit sa propre légende après la mort du guitariste ombrageux. L’histoire est belle, c’est vrai. Il est reparti de zéro, a mis en boîte ses propres chansons, celles qu’il n’avait jamais réussi à imposer à l’autre, le surdoué. Il a trouvé son style à lui, brouillon et enthousiaste, écrit quelques tubes, compensé son manque de génie par une énergie et une sympathie communicatives. Il s’est nourri du goût de l’Amérique pour les histoires de résurrection comme l’Amérique s’est nourrie de lui, ce pays toujours en quête d’une figure de proue dont les parents ont besoin pour pouvoir offrir les disques à leurs gosses sans regarder leurs pieds en passant à la caisse. Aujourd’hui ces gosses sont des quadragénaires, vingt ans ont passé et plus personne n’achète de disques – à part des rééditions de vinyles hors de prix et des coffrets en édition limitée. Mais Ken Wahl s’en fout, il est enfin au centre de l’histoire, parcourant le monde au fil de tournées pharaoniques. Il a gagné le droit d’être content, lui qui a désormais les numéros de téléphone du Tout-Hollywood, a joué pour des présidents et avec des orchestres symphoniques ; il a même écrit ses mémoires. La musique compte peu, au fond, une fois atteint le sommet : l’important, c’est la communauté. Le génie, on l’a ou pas, il ne l’a pas, bon, pas la peine de passer sa vie dessus, il a assez d’un fond de talent pour écrire des tubes, son sourire fait le reste. Il colle plutôt bien à son temps, il joue fort mais il est rassurant. Courageux aussi. Il a juste ce qu’il faut de cicatrices de sa vie d’avant pour qu’on ne le soupçonne pas d’être un faux cul. Les binoclards de la presse britannique le mépriseront toujours parce qu’il n’est pas un de ces punks des années 1980 que trois têtards et leur mère ont écoutés, mais ils ont aussi méprisé Freddie Mercury et ça ne l’a pas empêché de faire une belle carrière. Le public, lui, sait. Il vote avec ses oreilles. Et ses dollars.
L’idée de la vidéo lui a été soufflée par son agent, ou plutôt un mec de son équipe d’agents. Quand on fait des galas de charité avec Beyoncé avant de remplir trois soirs de suite le stade olympique de Los Angeles, on a une équipe. Un seul agent, c’est bon pour les débutants. Le mec lui a dit « pour continuer de rendre hommage à la racine du rock en Amérique, on va lancer un concours, aller chercher les gars comme tu étais il y a trente-cinq ans, ceux qui jouent dans les garages de leurs vieux, dans les banlieues où on s’emmerde, autour de Pittsburgh, de Cleveland et de Milwaukee. Dans la prétendue “vraie Amérique” que tout le monde dit invisible mais qui obsède la classe politique au point d’occuper quasiment tout le temps de parole sur la moitié des chaînes de télé. » L’idée lui a plu. Il allait se reconnecter à ses racines de gosse de la suburbia, celles de la classe moyenne qui n’est souvent pas si moyenne que ça. Il a dit oui, le mec – Andy ? ou Tommy ? – est reparti et, quelques jours plus tard, il a reçu une fiche détaillant le projet et le script de la vidéo. Un truc simple, lui a-t-on assuré. Il s’est installé dans le garage, chez lui, devant les vélos de ses mômes et une étagère pleine d’outils qu’il n’a jamais touchés. Une équipe de tournage était venue tout préparer.

Autres extraits
« C’est ça, le secret, dans un groupe, il faut toujours un mec meilleur que les autres pour porter le truc. Pas forcément le meilleur technicien à l’instrument, ça peut être le mec qui sent les chansons, celui qui écrit les paroles, celui qui a une tenue débile sur scène, peu importe: il faut un mec inoubliable. Regarde: AC/DC avait Angus, Queen avait Freddie, Metallica, bon c’est compliqué mais en fait, le mec irremplaçable, c’est Herfeld, avec ses pattes écartées et sa guitare à mi-cuisse, on a l’impression qu’il laboure la corde de mi, c’est lui qui ancre le son du groupe. Nous, le seul mec irremplaçable, c’était Seth, et c’était un sacré connard, en tout cas au lycée, Doug répétait qu’on s’arrêterait quand même dans le Midwest pendant la tournée et qu’on le retrouverait. » p. 45

« On a trouvé un petit appartement un peu miteux, je me suis dit ça y est, c’est la vie pour de vrai. J’avais un boulot, une copine, j’étais amoureux, j’avais plus d’acné, j’avais plus besoin d’autre chose. Un toit à nous, c’était la dernière brique pour sortir enfin de mon enfance de merde.
Du coup, quand elle s’est barrée en me laissant une carte dans la boîte aux lettres le jour où on devait emménager, j’ai pas compris. Et puis j’ai dégoupillé complet.
Pardon, hein. C’est encore là, dans ma gorge. J’ai besoin d’un verre d’eau. » p. 60

« Il a dit très vite qu’il allait nous décrocher des dates et il a tenu parole. Un soir, il a apporté une carte chez Doug pendant une répétition et il nous a montré la route. On monterait à Chicago tout droit ou presque, par la Virginie-Occidentale puis l’Ohio, on repiquerait vers le sud jusqu’à Kansas City puis plein ouest, les plaines, Denver, les rocheuses et la Californie. Jeff a demandé si on descendait au Texas et Scort a répondu avec un ton détaché qu’y avait que des ploucs et des vaches dans cet État à la con, donc pas de Texas. T’aurais vu la gueule de Jeff, j’ai cru qu’il allait nous sortir qu’il voulait aller voir une vieille tante là-bas, moi j’ai éclaté de rire. Doug a demandé quand on pouvait partir, Scott a dit si vous voulez juste faire de la route en van on peut partir demain. Si vous voulez des rades en chemin je vais avoir besoin d’un peu de temps. On s’est donné quinze jours. » p. 94

« Quand Eric et Doug sont arrivés, elle gueulait déjà. Elle les a vus dans l’encadrement de la porte, elle est venue la fermer d’un coup de talon. Depuis, elle crie. Jeff, assis, laisse passer. L’absence de confrontation vient de l’absence de courage, mais permet d’épuiser les tempêtes les plus terribles. Il la regarde, fasciné par autant de colère. Il a l’impression d’avoir fait un gosse avec Fox News ou Twitter. Elle lui lâche tout, sa démission conjugale, paternelle, son business mou, son ventre mou, elle parlerait de sa bite molle si elle osait mais elle n’ose pas, en bonne chrétienne. Elle est furieuse, il pourrait s’y reconnaître, c’est la même expression mais ce n’est pas la même source. Elle est furieuse comme un gosse qui n’a jamais été blessé ni déçu. C’est une colère de droite, une colère de possédant, la colère de quelqu’un qui s’habitue depuis toujours à être obéi. Elle ne veut pas tout brûler. Elle veut que les règles soient respectées.
Mais elle est jeune, alors elle le hurle, faute de savoir l’exprimer autrement.
Jef, lui, se transforme en montagne. En lichen. S’il s écoutait, il fermerait les yeux. » p. 202

« Jeff pèse chaque mot pour lui dire qu’il n’est pas devenu quelqu’un d’autre, qu’il rentrera, que sa mère ira mieux, qu’il a bien le droit, après vingt-cinq ans de labeur, de s’offrir une parenthèse à la poursuite d’un vieux rêve. Elle lui répond que son manque de confiance lui fait mal, qu’elle aurait préféré une crise de la quarantaine plus classique, une voiture de sport, même une maîtresse qu’elle aurait pu détester. Ce qu il ne dit pas, il devrait pourtant, c’est à quel point son manque de révolte le laisse perplexe. À quel point le conformisme de ses aspirations le désole. Combien il est désemparé devant l’absence de projets autres qu’une insertion dans les couches aisées de la société. Il s’imaginait qu’avec un peu d’argent, sa fille pourrait conquérir le monde, vouloir devenir actrice, écuyère, navigatrice à la voile ou n’importe quoi plutôt que cadre exécutif dans une entreprise pharmaceutique. Il ne comprend pas que l’on choisisse de voir ordinaire avant même d’y être contraint par la réalité de la vie.
Ce qu’elle ne dit pas, elle devrait pourtant, c’est qu’elle na pas l’impression d’exister pour lui, qu’il a cessé de la regarder quand elle a commencé à grandir vraiment, qu’il la considère comme il considère sa mère : comme un élément du décor. » p. 204

« On aurait pu avoir plus de monde, mais ceux qu’on a vus et nous ont écoutés jouer étaient ceux qu’on voulait rencontrer. Deux profs d’économie dans une réserve indienne qui nous ont tapé la discute avant le concert, se sont barrés une heure avant qu’on commence à jouer et dont on a su, à la fin de la soirée, qu’ils avaient payé nos bières et notre dîner. Une mère célibataire qui sortait de son service dans un restaurant miteux, elle avait encore son tablier et son badge « Charlene » alors que c’était pas son prénom, elle s’appelait Rita mais le patron n’aimait pas, elle à fair tourner ses cheveux en secouant la tête pendant notre reprise de « Creeping Death », et j’ai bien cru qu’elle allait nous montrer ses seins mais elle s’est retenue, il y avait du monde. Un pasteur presbytérien qui nous a dit avec tout le sérieux de sa profession qu’on irait tout droit en enfer mais qu’il prierait pour nous. Un Noir qui a passé tout le concert à nous regarder à travers la vitre, depuis la rue, et avec qui on a fumé, après, à côté du local à poubelles. Un môme édenté qui avait l’âge de Scott et qui nous a suppliés de l’emmener, il ferait le roadie. Des bikers qui voulaient qu’on joue du Motorhead et avec qui on à fini par improviser « Overkill » en bramant des parole inventées sur la mère du pasteur presbytérien. D’autres encore, des camionneurs, des fermiers, des serveurs, des plombiers, des garagistes, des filles, des garçons, des immigrés mexicains des laissés-pour-compte, des laiderons comme nous, des paumés comme nous, des tocards comme nous pour qui tout était déjà joué, tout arrivait trop tard ou arrivait pas ou arrivait plus, nos frères des bords de route, toute la ménagerie de l’Amérique basse du front, saignant du nez, les poches vides et les voix cassées. » p. 216-217

À propos de l’auteur

Jean Michelin © Photo Céline Nieszawer

Lieutenant-colonel dans l’armée de Terre, Jean Michelin a effectué des missions en Guyane, en Afghanistan et au Mali, notamment. Il est l’auteur de Jonquille, un récit paru en 2017. Après Ceux qui restent, son premier roman, il a publié Nous les moches en 2025. (Source : Éditions Héloïse d’Ormesson)

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