Surchauffe

îles Andaman, archipel isolé du golfe du Bengale. Un milliardaire indien veut y construire l’hôtel du futur. Un palace écologique, « un immense hommage à Prithvi Mata, la déesse de la Terre ».
Mais ces îles recèlent un secret. Elles abritent les Sentinelles, peuple ancestral vivant en vase clos depuis des millénaires. Ils tuent tout étranger qui tente d’accoster. Pour Jade, cette mission représente peut-être une échappatoire à son burn-out, à « la Spirale angoissée de cette vitesse folle, de ce chaos de liens, de cette hâte sans but qui me sépare de tout ». Elle parle aussi de « Surchauffe » : « ce sentiment que ma réalité, celle qui m’environne, est sur le point d’imploser ».
Son quotidien est un enfer doré. Son couple avec Thomas, journaliste égoïste devenu célèbre part à vau-l’eau. Le travail la vampirise. Elle vit « dans une oscillation perpétuelle entre l’ennui et la saturation ». Pourtant, quelque chose en elle résiste encore : l’envie d’écrire. De raconter son expérience dans un roman. De transformer son mal-être en littérature.
L’archipel d’Andaman devient une obsession. Jade se documente, cherche à comprendre ces îles qui n’ont « jamais changé depuis l’aube de l’Humanité ». En fait, l’île est une allégorie puissante. Elle incarne notre monde en négatif. Elle raconte l’histoire d’une mondialisation tournée à l’uniformisation. Cette standardisation qui abroge toutes les distances. Les Sentinelles sont le dernier rempart contre cette déferlante.
Mais combien de temps leur reste-t-il avant que « de modernes barbares viennent piétiner leur sol » ? La question hante le roman. Car le génocide annoncé dès les premières pages n’est pas un accident. C’est le résultat logique d’un système. Celui des multinationales. Des Moranges et des Baylan. Des ogres qui dévorent tout sur leur passage.
Le style de Nathan Devers frappe par sa précision. Ses descriptions cinglantes croquent le monde avec une férocité jubilatoire. Il excelle aussi dans les portraits assassins. Alexandre Jermiel, cadre juridique lubrique, « s’échauffe » sur Jade. Moranges, ancien politicien déchu, « rumine son obsession chronique ».
Mais Surchauffe ne fait pas que dans la satire sociale mordante. C’est aussi une méditation sur la fin du monde, sur l’idée que tout disparaîtra. Cette conscience de la finitude donne au récit une dimension métaphysique. Ajoutons que l’expérience personnelle du burn-out dont à été victime l’auteur nourrit intimement ce texte. Cette société en « surchauffe » généralisée, où plus personne ne peut s’arrêter pourrait bien faire de nous des « zombies errant dans les villes ». Dans l’indifférence généralisée.
On peut alors lire ce roman comme un cri d’alarme contre notre folie collective. Une mise en garde contre les multinationales qui piétinent tout. Un requiem pour les Sentinelles – qui existent bel et bien.
Prenons garde que la fiction ne rejoigne pas la réalité.

Surchauffe
Nathan Devers
Éditions Albin Michel
Roman
336 p., 20,90 €
EAN 9782226503824
Paru le 20/08/2025

Où ?
Le roman est situé en Irlande, à Dublin, puis à Paris et sur l’archipel indien d’Andaman. On y évoque aussi un voyage à Rome.

Quand ?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une île interdite d’accès devient métaphore du dernier refuge dans un monde en surchauffe.
Entre un métier envahissant, un mari égoïste et un patron corrompu, Jade est sans cesse à la limite du burn-out. Est-ce pour fuir cette réalité toxique qu’elle accepte de superviser la création d’un palace dans l’archipel indien d’Andaman ? Un paradis tropical où elle découvre une île inviolée et coupée du monde, habitée par un peuple ancestral dont le nom sonne comme une alerte : les Sentinelles.
Et si cette île, dans son mystère, était le miroir inversé de notre monde, lui-même en surchauffe ?
Depuis Les Liens artificiels, qui racontait la désincarnation du réel, Nathan Devers développe une oeuvre à la fois singulière et lucide. En sismographe de la modernité, il se confronte ici aux questions brûlantes de notre temps en décryptant les symptômes du nouveau « mal du siècle ».

Les critiques
Babelio 
C News (L’heure des livres) 
RCF 
Franceinfo Culture (Anne-Marie Revol) 
Judaica (Natalie David-Weill) 
La Presse (Sylvain Sarrazin) 
France 24 (Premières) 


Nicolas de Cointet échange avec Nathan Devers à propos de « Surchauffe » © Production Éditions Albin Michel
Nathan Devers présente « Surchauffe » © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Un beau jour, le Soleil s’éteindra. Toutes les étoiles sont vouées à mourir et je ne vois pas pourquoi la nôtre dérogerait à la règle. Actuellement au milieu de sa vie, elle se dirige lentement vers son inflexible déclin. Quand l’hydrogène viendra à lui manquer et qu’elle ne pourra plus le fusionner en hélium, son noyau commencera à se contracter. En l’absence d’énergie, sa surface enflera, aveuglante à faire sécher les mers. Tumescente, bouffie, elle se dilatera comme un ballon piégé. Embrassant son système dans un baiser de feu, elle avalera Mercure, Vénus, peut-être même la Terre. Notre planète, en tout cas, sera inhabitable depuis longtemps lorsque le Soleil rendra son dernier souffle pour rejoindre la nébuleuse d’où il était sorti, naine blanche, pur chaos de matière.

J’ai résumé en huit phrases une tragédie étalée sur des milliards d’années, mais il fallait bien l’accélérer un peu pour apprécier le miroir qu’elle nous tend. Contempler le Soleil comme on observe un malade dans son lit d’hôpital, un vieux chien efflanqué, une fleur dans un vase, le défilé des modes vestimentaires, des civilisations, des croyances, hélas des amours : en songeant que le néant nous guette et que la « vanité » est le seul mot qui puisse dire le monde sans aussitôt tricher.

On peut se rassurer en supposant que l’Humanité trouvera une solution – elle qui fut si géniale dans ses aspirations, capable de transformer chaque crise en progrès, chaque épreuve en triomphe, qui créa les mathématiques et la Légion d’honneur, inventa l’avion et la pizza hawaïenne. Depuis son apparition, animée d’un besoin insatiable de voir et de savoir, de prendre et de comprendre, elle n’aura cessé de dompter la nature. Au cours de son histoire, cherchant continuellement à optimiser les conditions de son existence, elle aura bravé un à un les obstacles plantés sur son passage. Sa supériorité, elle l’aura arrachée de haute lutte aux forces telluriques. De l’invention du paratonnerre à la construction de buildings antisismiques, elle se sera protégée des pires catastrophes. Du charbon au pétrole, elle aura exploité les énergies abritées dans le sol. De l’Amérique aux Indes, du sommet de l’Everest à l’île Sentinelle, elle aura exploré le cosmos de fond en comble, jusqu’à en devenir l’habitante légitime. La propriétaire universelle de la réalité.

Alors, quand elle aura atteint le faîte de sa maîtrise, comment un vulgaire trou noir pourra-t-il lui faire peur ? N’aura-t-elle pas les moyens de s’exiler dans une autre galaxie ? Qui sait, peut-être qu’en lançant ses fusées à l’assaut de l’éther, elle déménagera sur Mars ou sur Saturne, voire elle finira par migrer vers une exoplanète où rebâtir le monde. Et un tel happy end signera sa victoire éternelle : elle aura survécu à la fatalité de sa disparition.

On peut parier à l’inverse que, malgré la surchauffe absolue de son évolution, notre postérité ne pourra pas venir à bout d’un problème aussi ardu que la mort du Soleil. De la tour de Babel aux hôtels du groupe Arcadie, de la tentation d’Ève à mes propres méfaits, elle aura inutilement rêvé de repousser les limites, d’escalader le ciel. D’ailleurs, à force d’exister, de tout incorporer à sa quête rapace, elle aura largement précédé la vieillesse de son astre. En explosant, ce dernier n’aura plus rien à détruire, sinon un espace-temps déjà désaffecté. Des pays tous pareils, parlant la même langue, dansant sur les mêmes chansons. En guise de différences, beaucoup de monuments. Partout des bibliothèques, plein de bibliothèques, et aussi des musées, musées du tire-bouchon et des arts exotiques, musées du stylo-bille et mémoriaux des peuples assassinés, musées des dodos, de la porcelaine et des fusils d’assaut, des musées à foison pour stocker les poubelles qui nous rendent nostalgiques. Sans parler des ruines, des fresques dans les grottes, des dolmens et des temples, des disques durs ou des pinacothèques, des albums de photos, des data centers, des boîtes à souvenirs et des journaux intimes : tout ce que l’Humanité aura accumulé depuis son émergence pour laisser une trace, briguer l’éternité.

Acculés au cœur d’une nature transformée en son propre cimetière, nos lointains descendants erreront dans les villes, de plus en plus perdus, de plus en plus semblables à nos premiers ancêtres. Un compte à rebours les tétanisera : plus que x millions, centaines puis dizaines de milliers, x milliers, x centaines d’années avant l’apocalypse. Les scientifiques s’arracheront les cheveux pour chercher une solution. Paralysés par le stress, empêchés de travailler sereinement dans de telles circonstances, ils seront forcés d’avouer leur impuissance. Désarmée face à un tel vertige, notre espèce se résoudra peu à peu à l’idée que tout disparaîtra. Des religions naîtront, plus comateuses que jamais mais avec un je-ne-sais-quoi de bouleversant dans leurs supplications. Au fond, pourtant, plus personne n’aura foi dans un quelconque salut. Ce sera le retour aux bacchanales antiques, ces fêtes où les mortels, avant de croire en l’aventure humaine, se dépravaient pour oublier que la vie était un voyage insoutenable menant d’une déchirure à l’autre : des cris à la charogne, du désir au trop-plein, du spleen au burn-out, dans une oscillation perpétuelle entre l’ennui et la saturation.

À l’épilogue donc, nos yeux se dessilleront devant la vérité : depuis les origines, tandis que nous l’admirions comme des illuminés, le Soleil s’immolait. C’était notre brasier. Et nous, nous étions sa poussière. De la chiure d’étoile. Alors, nous aurons besoin, nous aussi, de brûler nos idoles. Et notre ultime danse sera un Titanic en soi. Nous organiserons d’immenses rave-parties dans les cathédrales et les centres d’impôt. Saccageant tous les supermarchés, nous nous goinfrerons jusqu’à l’extrême boom. Nous nous suiciderons dans des boîtes de nuit, nous baiserons en pleurant, les contraires s’uniront. Du Christ aux humanistes, de Gandhi à Socrate, nous déboulonnerons les statues de nos donneurs d’espoir. Sans doute, poussés par je ne sais quel masochisme, irons-nous jusqu’à maudire Adam et Ève, nos ascendants mythiques : qu’avaient-ils besoin, eux les immortels qui coulaient des jours heureux au sein du Paradis, de convoiter le seul arbre qui était défendu ? D’inaugurer le monde sur un péché d’orgueil ? Car le monde… Nous aurons enfin compris qu’il était notre crime. Que nous étions coupables, tous coupables d’avoir adhéré à cette folie pure.

Alors, dans ce tohu-bohu, qui se souviendra encore des Sentinelles ?
Restera-t-il quelqu’un pour rappeler qu’au début du XXIe siècle il existait un peuple qui vivait en vase clos, replié sur son île au beau milieu de l’océan Indien, à l’écart des autres sociétés ? Qui aura le temps de raconter l’histoire de ces chasseurs-cueilleurs déterminés à ne pas se laisser contaminer par la maladie invisible et brûlante de la modernité ?
Et qui me reprochera de les avoir tués ?
Pourra-t-on enfin saisir par quel engrenage je suis devenue, moi Jade Elmire-Fasquin, cadre exemplaire d’une multinationale et autrice de manuscrits non publiés, l’une des pires criminelles de ma génération ?
Comment j’ai commis à moi seule – moi qui évite d’écraser les araignées dans mon appartement –, comment j’ai commis, donc, le massacre le plus expéditif, le plus facile et le plus efficace qui ait jamais eu lieu ?
Le premier massacre qui ait été provoqué par le désir d’écrire.

PARTIE I
LA SPIRALE
Chapitre 1
Aujourd’hui, j’ai l’impression d’avoir changé de corps. Ou plutôt d’être revenue à l’intérieur du mien. Dès le réveil, mes yeux semblaient légers quand ils se sont ouverts, comme si mon regard les habitait pour la première fois. Au lieu de me tourner mécaniquement vers mon téléphone pour m’informer de l’actualité et me replonger dans les urgences de la veille, j’ai levé la tête vers la fenêtre.
Encore dormante, la lumière du soleil s’allongeait sur mon lit. Jaillissant du carré de printemps que découpait la vitre, slalomant entre les ombres, elle éclatait ensuite à la manière d’un rire et se dispersait des rideaux jusqu’au sol. Ses rayons descendaient dans la pièce comme des feuilles au vent : des pétales invisibles, éjectés par le ciel, qui prenaient le temps de regagner le monde. Au lieu de tomber en chute libre, ils restaient suspendus, confusément flottants, bercés par des vagues secrètes au gré des courants d’air. Par nuances, ils épongeaient la pièce. Ils planaient entre les murs, absorbaient la couleur des tentures et finissaient par se déposer sur les plis de mes draps. C’était pleine de chaleur que leur danse se couchait contre moi. J’étais nue, le matin m’étreignait. La clarté me touchait et j’aurais presque dit qu’elle était un mirage inventé par mes songes.
Cette blancheur, je m’y reconnaissais. L’hiver s’interrompait et je sortais enfin du tunnel. Car non, je n’ai eu aucun mal à identifier la différence : pour une fois, je me sentais bien. Tout simplement bien. Rien de plus aisé à décrire, mais depuis combien de temps n’avais-je pas éprouvé quelque chose de semblable ? Trois mois ? Un an ? Deux ? Depuis que j’ai été embauchée chez Arcadie ? Qu’à force d’accumuler les responsabilités, immergée dans la mentalité corpo, j’ai laissé ce groupe me vampiriser l’âme ? Est-ce la pression du travail qui a fait de moi le ludion endiablé que je suis devenue ? Un ludion, oui : un petit pion qui monte et qui se noie dans le bocal d’une marque hôtelière, soumis au tic-tac effréné du stress et des paillettes, des réunions soporifiques et des cocktails snobs, des nuits blanches au bureau et des voyages en trombe, le tout sur fond d’une vitesse absurde.
Est-ce plutôt à cause de Thomas ? Ce malaise croissant, entre nous, depuis qu’il est « célèbre » ? Cette intuition que notre couple va tôt ou tard se fracasser contre un mur ?
S’agit-il au contraire d’une affaire entre moi et moi-même ? Une sorte d’amertume qui m’infecte peu à peu, jusqu’à me dégoûter de ma propre personne ?
Peu importe, à vrai dire, d’expliquer comment je suis entrée dans ce labyrinthe. L’essentiel est d’en être sortie, même provisoirement. D’avoir retrouvé, tout à l’heure, ce qui me manquait tant : l’évidence d’habiter ma vie. De ne plus la subir comme une histoire étrangère, imposée du dehors, écrite par le monde et par les mains des autres pour dérouler sa suite de lois et de fatalités. Ce n’était rien et c’était plus que tout : je m’étais retrouvée. J’étais moi, j’existais.

J’ai mis un certain temps, en revanche, à me souvenir que j’étais à Dublin. Davantage encore à repenser au reste, l’envahisseur et l’abrutissant reste. Feery upon the Green : que d’emphase pour nommer un hôtel ! Comme tous ceux que possède notre groupe, celui-ci ne doit pas seulement respecter les canons du luxe. Pour qu’il mérite vraiment son titre de palace, ces standards ne suffisent pas. On attend de lui qu’il devienne une « légende ». Qu’il porte haut « l’art de vivre à la française ». Qu’il incarne en même temps « l’élégance de la cité irlandaise ». Bref, qu’il représente un « mythe » chez ceux qui y réservent une nuit à 630 euros minimum, petit-déjeuner non compris. Installé dans une enfilade de maisons typiquement « georgiennes » (joli mot pour dire qu’on s’y croirait à Londres), tout en briques rouges apprêtées comme du marbre, il a dégagé, l’an dernier, une marge bénéficiaire de 32 %.
Pour amplifier cette tendance, Moranges tenait à initier un partenariat local avec Victoria’s Secret. Chargée de le superviser, j’étais mentionnée sur les invitations de la soirée de lancement. « VIP », précisait le carton, car elle réunissait le gratin dublinois et une poignée de costumés internationaux, PDG crispés de se la jouer cool, demi-stars vaniteuses, mondains poseurs et chroniqueurs « bienveillants » – c’est-à-dire défrayés –, tous heureux de boire du champagne servi par des mannequins. Sourire Colgate aux lèvres, je suis montée sur scène pour annoncer la merveilleuse nouvelle. Le groupe Arcadie avait l’immense joie de mettre à l’honneur, dans toutes les chambres exécutives du Feery, la dernière gamme de parfums, de gels douche et de lotions hydratantes que venait de lancer la marque de lingerie. Quel dénouement : sept mois de tractations ininterrompues, de crises nucléaires entre le marketing et le pôle juridique, de contrats à relire, de conflits d’ego à dissiper, de journées perdues pour des mini-clauses et des astérisques, sept mois d’allers-retours entre Paris et Dublin, de disputes en crescendo avec Thomas – j’en ai marre de tes absences, jamais disponible et jamais tranquille, toujours dans tes avions et toujours stressée et toujours autre part, c’est notre couple que tu prends pour un hôtel –, une saison de perdue pour que nos clients puissent se nettoyer les doigts avec des savons dont le nom sulfureux leur donnerait un début d’érection.

Hier soir, pourtant, les invités n’étaient pas venus pour renifler des flacons ou se laver les mains. Déjà tous bien imbibés, ils s’impatientaient d’assister au point d’orgue de la soirée, le défilé glamour qui scellerait à tout jamais notre noce commerciale. « Glamour » était une façon de voir les choses : une parade de strings cachés par des bodys en dentelle, histoire de faire monter la température sans trop dépasser la limite du vulgaire. C’était de l’art en somme, on avait le droit de se rincer l’œil pour motifs esthétiques, et Alexandre Jermiel ne manquait pas la beauté du spectacle.
– Qu’est-ce que c’est charmant, répétait-il devant cette profusion d’œuvres. Vraiment, Jade, vraiment c’est formidable.
À la tête du service juridique, il en était à sa troisième coupe et son visage, boursouflé de plaisir, me fixait avec un je-ne-sais-quoi d’intensité poisseuse quand il souligna que j’avais effectué un travail « ma-gni-fique ». Je devinais son petit jeu. Tout à l’heure, il essaierait de finir la nuit avec une mannequin. Mais en attendant que le show s’achève, il me collait aux basques par peur de rester seul. Non qu’il eût la moindre intention de me séduire, c’était plutôt qu’il me parlait pour chasser sa timidité. Répétant ses répliques, préparant son air de faux guilleret, il se mettait peu à peu dans l’ambiance d’une drague future. Il s’échauffait sur moi ; je servais de brouillon à sa concupiscence. Alors, rasséréné par l’alcool et par la certitude qu’il savait le tenir, il m’encerclait de phrases. Des petites métaphores d’obsédé sexuel sur fond de demi-culture générale : « Qu’elles sont jolies, ces danseuses… On dirait des odalisques d’Ingres… Des ballerines de Degas… Des pèlerines de Watteau… Des… des… », sa mémoire tournait court et mes tempes battaient.
Allait-il se taire ? Je n’avais pas la force de trouver le prétexte qui pourrait l’éconduire mais Jermiel continuait de pérorer sans trêve, name-droppant tous les artistes qui lui passaient par la tête. À court d’inspiration, il était à un cheveu de citer Kandinsky et Pollock. Sommée d’avaler sa diarrhée verbale comme une punition, j’avais la sensation qu’il n’arrêterait pas de soliloquer. Au fond de moi, je brûlais de crier : « Vous ne voyez pas que je ne vous écoute pas ? » Mais si, il le remarquait très bien. Depuis qu’il avait commencé son laïus en tunnel, je n’avais pas une seule fois répondu autre chose que « hum », « ouais » ou « ahh ». Je consultais mon téléphone, détournais sans cesse mon regard à la recherche d’une échappatoire et me grattais nerveusement le bras. À moins d’être aveugle, il ne pouvait pas ignorer ces signes d’impatience. Alors pourquoi s’obstinait-il ? Prenait-il du plaisir à me parasiter ? Il faut croire que ce pervers s’en foutait complètement. Quel manque de tact, quand même, cette manière de venir te saloper le cerveau… Une sorte de harcèlement soft. Derrière mon sourire, j’enrageais. C’était moi, la coupable, après tout. Moi trop polie et faible. Qui tombais dans ce piège à chaque soirée pro. Qui, sans jamais m’imposer dans la situation, aimantais les bavards et subissais leur égoïsme jusqu’au bout de la nuit.

Le défilé se termina et, à la première dame en body qu’il aperçut, Jermiel feignit d’être appelé par un autre groupe de conversation. Je ne songeais qu’à remonter dans ma chambre quand Jean-Christophe Moranges vint me congratuler. La réussite opérationnelle de cet événement était incontestable, les retombées presse en seraient excellentes et les invités paraissaient absolument ravis. En digne N+1, il comptait naturellement s’approprier le fruit de mes efforts auprès du PDG. Mais, dans son extrême magnanimité, il m’offrait les miettes du festin. Des compliments tout en litotes et en austérité, destinés à souligner la reconnaissance éternelle que je lui devais : il ne regrettait vraiment pas de m’avoir embauchée il y a onze ans, ni de m’avoir récemment confié la direction des partenariats en Europe et au Moyen-Orient… Hors de question pourtant de m’accorder le moindre répit. Aux yeux de Moranges, la notion de temps libre est une hérésie. L’effort devait succéder au labeur, et les tâches s’enchaîner. Ce n’était pas parce que j’avais multiplié les insomnies pour ce partenariat que j’avais la permission de me prélasser. Déterminé à m’empêcher de me reposer sur mes lauriers, il m’imposa du tac au tac une nouvelle contrainte :
– Que faites-vous demain matin, vers neuf heures trente ? me demanda-t-il avant de me « libérer ». Maintenant que la collaboration avec Victoria’s Secret est derrière nous, il est temps que je vous parle de ce fameux dossier indien…
Le « dossier indien »… Voilà deux mois que Moranges l’évoquait de façon sibylline. Chaque fois qu’il me voyait, cultivant le mystère, il le mentionnait au détour de la conversation, par allusions cryptées dont il saupoudrait ses propos. Quand le moment viendra, glissait-il d’un ton énigmatique, il faudra que je vous soumette un « projet magistral », « essentiel pour vous comme pour moi », une « mission déterminante pour l’avenir du groupe », qui « pourrait vous propulser très haut dans la hiérarchie », mais qui était trop « confidentielle », trop « sensible » pour qu’il pût s’épancher davantage. Il développerait ce sujet plus tard, certifiait-il, à l’instant opportun. En toute logique, j’aurais dû mordre à l’hameçon de ces belles promesses. Avoir envie d’en savoir plus. S’agissait-il d’accroître encore mes responsabilités, d’étendre mes fonctions à l’Afrique, voire aux États-Unis ?
Le problème, c’est que je connaissais Moranges. Ses techniques de persuasion. Son art de l’hypocrisie. Je le voyais manœuvrer plus ou moins astucieusement, déployer tout son sens de la stratégie pour titiller mon désir de monter les échelons d’Arcadie. Mais, depuis onze ans que je bosse sous ses ordres, je suis payée pour subir ses méthodes : quand il te fait miroiter des merveilles, c’est qu’il veut te refourguer une bombe psychologique. Un monceau d’emmerdes juridico-financières qui te fileront une satanée migraine. Voire un de ces plans borderline, frôlant le trafic d’influence, dont il a le secret… Alors, pour te faire avaler la pilule, il te l’administre avec une telle bienveillance que tu es acculée.
Comment décrire le sourire hyper-courtois avec lequel il me proposa de nous retrouver au petit-déjeuner pour discuter de cette patate chaude ? Qu’en dire, sinon qu’il acheva de me blaser ? Avec tout le travail que j’avais fourni, ne pouvait-il pas me foutre un peu la paix ? N’avais-je pas le droit de faire une grasse matinée ? De prendre le temps de me vernir les ongles, de descendre pourquoi pas chez le coiffeur de l’hôtel, de réparer les dégâts que le stress avait causés sur mon visage ? Ou tout simplement de rester tranquille jusqu’à mon vol, en fin d’après-midi ? De profiter une fois, une pauvre et misérable fois, de mon séjour à Dublin ? Évidemment que non. Chez Arcadie, personne n’a le choix. On dit « oui » et « merci » quand le patron nous sonne.

Ma tête tournait quand j’atteignis ma chambre. Bientôt minuit. Dans mon sac, il restait de quoi me rouler un joint, seule solution pour me vider l’esprit de tout le bla-bla entendu depuis l’aube. Je téléphonai à Thomas mais il refusa mon appel par un texto passif-agressif : « Chérie, je suis en émission, comme je te l’avais dit… Tu peux m’écrire stp ? » Le message était suivi d’un smiley en demi-teinte, agacé mais complice. Sur Tinder, Brendan, connecté comme toujours, me demandait pourquoi ses selfies époustouflants ne m’attiraient pas. Je ne répondis pas et mes yeux disjonctèrent.
Rêves étranges tout au long de la nuit. Comme des taches d’encre où mon cœur se noyait.

Et ce matin, si différent des autres, où le rythme, je veux dire mon rythme, celui de ma mémoire, de mon corps, de ma voix intérieure – où ma cadence semble avoir ralenti. Mais pour combien de temps ? J’ai tout de suite compris que cette paix, parce qu’elle était gratuite, ne pouvait pas durer. Elle dépendait de trop de circonstances, la fin du partenariat, Jermiel qui m’avait embêtée moins que d’habitude grâce aux mannequins, le début du printemps, cette herbe si douce depuis que j’ai changé de dealer, peut-être aussi mes rêves, mille petites choses agencées pour me lever ainsi. Un seul mail « urgent », une seule sollicitation stressante, une seule dispute avec Thomas pouvait tout gâcher : ce serait le retour immédiat dans la Spirale. La Spirale angoissée de cette vitesse folle, de ce chaos de liens, de cette hâte sans but qui me sépare de tout. La Spirale, ou plutôt devrais-je dire « la Surchauffe » : ce sentiment que ma réalité, celle qui m’environne, est sur le point d’imploser.
Alors, avant de me lever, je me suis fait la promesse intérieure de protéger ma sérénité comme une flamme au vent. Une étincelle de liberté menacée par le restant du monde à commencer par moi, et que je maintiendrai coûte que coûte allumée.
Derrière la fenêtre, le parc attend d’ouvrir. Sur le lac, le soleil dessine des anneaux de lumière. Autour, la pelouse oscille entre clairières et brumes ; les immeubles s’y penchent pour esquisser sur l’herbe toute une cité d’ombres. Il fera chaud, aujourd’hui, comme une journée d’avril. Mais nous sommes en février et les plantes sont nues. Décharnées, couleur de branches, elles demeurent en hiver sous un ciel qui recommence à vivre. Seul un arbre, à vrai dire, se permet d’être rose. Il sait que le printemps arrivera à son tour et cette promesse lui donne déjà des fleurs. Son avenir n’a pas à s’annoncer : sa présence est un signe.
Cet arbre est devant moi. Et je serai cet arbre.

Chapitre 2
Petit-déjeuner avec Moranges.
Quand j’arrive au restaurant de l’hôtel, il m’attend déjà. Assis à une table du fond devant un bol de porridge, il a le regard plongé dans Le Figaro qu’il lit sur son iPad. C’est en Légion d’honneur et le visage contrit qu’il attaque son assiette de saucisses-haricots, accablé par les informations. En guise de bonjour, il soupire de plus belle, comme si la conversation devait naturellement tourner autour de l’article qu’il vient d’achever :
– Vous vous rendez compte ? Plus d’un million de manifestants, hier, à Paris, pour s’opposer à la réforme ! Un ramassis de loosers surexcités qui beuglaient leurs slogans d’une bêtise confondante : « Retraite, climat, même combat », « Pas de retraités sur une planète brûlée »… Non mais franchement, qu’a-t-on fait pour tomber aussi bas ? Dans le temps, au moins, les gauchistes se battaient pour des idéaux qui avaient un minimum de gueule… Mais la jeunesse actuelle n’a qu’un seul projet : partir à l’EHPAD le plus tôt possible ! Elle n’a même pas commencé de vivre qu’elle est déjà en fin de course, aigrie et guichetière, à l’image de la France d’aujourd’hui… Un pays déprimant, qui se déchire sur des broutilles de comptables pour mieux se ringardiser sur la scène du monde. Sérieusement, Jade, vous pensez qu’en Arabie saoudite ou qu’en Chine, dans les nations tournées vers l’avenir, les gens pleurnichent parce qu’il faut travailler ?
Avec Moranges, quels que soient les événements, la conclusion est toujours la même : notre époque est foutue. De sa voix de fumeur de cigares et de vieux chiraquien, d’ancien député qui n’a jamais fait le deuil de sa carrière politique « brisée par les médias », il enchaîne comme d’habitude ses éternels couplets sur le déclin français. Tous les ingrédients de notre déliquescence sont là, m’explique-t-il avec pédagogie. Des politiques de plus en plus incultes, qui prennent leurs décisions en fonction des sondages… Le mammouth bureaucratique de l’administration, gorgé de fonctionnaires à moitié dépressifs, qui coûte une blinde et ralentit la France… Une opinion publique plus abrutie que jamais par la médiocrité du débat… Des citoyens décérébrés qui ont voté pour Macron parce qu’ils le trouvaient beau… Et qui, juste après l’avoir porté aux nues sans aucune raison, le lynchent tout aussi gratuitement…
– Notre démocratie, conclut-il d’une voix dont le détachement apparent masque mal l’amertume, se tire vers le bas en croyant progresser. Elle est là, sa véritable « corruption », dans les passions tristes qui dominent le peuple – et non dans les magouilles que Mediapart reproche aux politiques pour leur couper les ailes.
M’observant mâcher un morceau de rösti, il rumine quant à lui son obsession chronique : cette polémique malheureuse, il y a plus de vingt ans, qui lui a coûté sa carrière politique. C’était en septembre 2000. Edwy Plenel, alors directeur du Monde, venait de dévoiler l’existence de la « cassette Méry » : un enregistrement où un homme d’affaires affirmait avoir remis une valise de cinq millions de francs au directeur de cabinet de Jacques Chirac, en présence de ce dernier. Cette accusation était particulièrement grave, puisque c’était la première fois de l’histoire de la Ve République qu’on démasquait à ce point les attitudes mafieuses d’un éminent politique. Imaginer que le président ait pu réceptionner des mallettes de fric tel un authentique gangster, c’était un potentiel séisme. Mais à l’époque, le souci de transparence, déjà bien implanté aux États-Unis, peinait à s’imposer au sein de l’Hexagone. C’était encore l’ère où un bon mot, une jolie citation élégamment trouvée ou une formule choc pouvaient blanchir quelqu’un. Et il avait suffi que Chirac s’écrie au 20-Heures que cette « calomnie » était « abracadabrantesque » pour que l’affaire fasse « pschitt ».
Fraîchement élu député, Jean-Christophe était alors l’une des étoiles montantes du RPR. Fils de diplomate, orateur vibrant et sorti dans la botte de l’ENA, ce jeune loup était promis à un brillant avenir. En cas de victoire aux législatives suivantes, il n’était pas exclu qu’il intègre le gouvernement. C’est sans doute avec une telle pensée en tête qu’il décida de défendre coûte que coûte l’honneur du président. Persuadé que celui-ci lui en serait reconnaissant, il profita d’une matinale d’Europe 1 pour s’indigner de cette « boule puante ». Mais, au lieu de nier le contenu de ces révélations, il crut bon de surjouer l’indignation : de quel droit cette tarentule de Plenel s’improvisait-elle procureur ? Qu’y connaissait-il, ce moustachu rageur, à la raison d’État ? Le pouvoir, argumenta Moranges, nécessitait fatalement de se salir les mains. Si l’ambition n’avait jamais fait bon ménage avec la morale, ce n’était pas par hasard : « Étudiez l’histoire de France, crut-il bon de conclure, et vous remarquerez qu’aucune grande politique ne peut être menée sans un minimum de corruption et de manœuvres occultes. »
Ce fut cette dernière phrase qui déclencha une onde de choc dans l’opinion publique. D’un point de vue historique, Jean-Christophe n’avait pas tout à fait tort. De Louis XIV à Mitterrand en passant par le général de Gaulle, tous les monarques, qu’ils fussent républicains ou non, avaient bel et bien instrumentalisé l’intérêt général à leurs fins personnelles. Mais il ne s’aperçut pas, en tenant ces propos, que, non content d’accuser Chirac, il balançait ses collègues, signant ainsi son arrêt de mort sociale. De la presse aux bistrots, ce « dérapage » lui valut un quart d’heure d’infamie. Droite et gauche confondues, la France entière en fit son paria officiel. Dans cette curée, il servit surtout de fusible à ses copains du RPR. Non seulement aucun de ses « amis » ne le défendit publiquement, mais les chapeaux à plume du parti, trop heureux de se débarrasser d’un rival, le lâchèrent sans vergogne et s’en donnèrent à cœur joie pour le pointer du doigt, comme s’il incarnait à lui seul la dépravation des élites. Passant du statut de ministrable à celui d’épouvantail, des gyrophares aux Guignols de l’info, il dut faire son deuil de son destin de futur président. Car, bien avant Cahuzac, il symbolisait déjà la figure du winner déchu, pris la main dans le sac de ses turpitudes.
Certes, son indéniable sens de la stratégie et quelques relations l’aidèrent à se reconvertir dans le privé. Arrivé chez Arcadie sur la pointe des pieds, il s’imposa peu à peu dans l’entreprise, gravissant tous les échelons clés jusqu’à diriger la stratégie internationale du groupe. Outre un salaire démentiel et son entrée au conseil d’administration, ce poste lui permet de voyager d’une capitale à l’autre pour y représenter la firme. Mais ce statut ne lui suffit pas. Chaque fois qu’il parle politique au début d’un rendez-vous, il est flagrant qu’un pincement le serre : étouffant comme un rat crevé dans ses fonctions actuelles, il a gardé sa mentalité d’apparatchik roublard. C’est d’ailleurs en vieux baron véreux, davantage qu’en supérieur hiérarchique, qu’il m’a convoquée ce matin.
– Dites-moi, Jade, avez-vous déjà songé à intégrer le conseil d’administration ?
J’avais prévu qu’il m’appâterait par un hameçon attrayant mais comment imaginer qu’il sortirait une telle carte ? Outre Moranges, le CA de chez Arcadie est composé de trois ministres (chiraquiens également), de l’ex-patron d’Airbus, d’anciens de chez Lazard, de magnats de l’immobilier, sans compter deux avocates qataries et une poignée de banquiers anglo-saxons. Un club de nababs, de stars ou de princesses. Le plus pauvre, dans cet Olympe du fric, doit avoir une fortune tournant autour de six ou sept millions. Tous énarques ou formés à Harvard, multipolyglottes et introduits dans les meilleurs cercles, puissants à faire pâlir le premier complotiste, ils ne sont pas seulement d’excellents technocrates. Au milieu des diplômes, des expériences toutes plus chics les unes que les autres, leur CV contient toujours quelque chose de seigneurial : nièce de l’émir Al-Thani, locataire de Matignon, fondateur d’une firme légendaire, ami personnel de Barack Obama, fils de Prix Nobel, major de Polytechnique… Un « titre » qui justifie leur présence dans cette loge inaccessibles. À quel titre, moi la banale responsable qui ne sort de nulle part, rejoindrais-je leur cohorte ?
– Oui, bien sûr, c’est encore un peu tôt. Mais d’ici peu, les choses vont beaucoup changer, dans le groupe…
À cette annonce, Moranges se raidit, sa narine se dilate. Derrière son flegme apparent, je le sens surexcité de retrouver sa passion de jadis – la conquête du pouvoir. Plus narquois que jamais, son sourire laisse transpirer un frémissement à peine dissimulé. Baissant soudain la voix, il vérifie qu’aucun client ne nous écoute et m’annonce qu’il va me confier un secret que je ne dois répéter à personne. Il se peut, se lance-t-il, qu’un changement d’actionnaires rebatte complètement les cartes chez Arcadie. Rohan Baylan, un milliardaire indien, se préparerait à investir massivement dans le groupe. S’il rachetait ne serait-ce que 5 ou 6 % des titres, son arrivée suffirait à bouleverser la tectonique des forces. Sa holding aurait assez de poids pour remplacer trois ou quatre administrateurs – de quoi faire basculer l’élection du prochain PDG et remplacer l’actuel, Édouard de Chambret de Vinancourt, par un homme de confiance…
– Baylan m’a contacté il y a deux mois. Et je l’ai rencontré, en toute discrétion, dans le salon privé d’un restaurant étoilé. Le type est un fou furieux, d’une vulgarité inouïe, mais il m’a… perturbé. Au début, il enchaînait des slogans convenus : « Les hôtels de demain n’auront rien à voir avec ceux d’aujourd’hui », « Il faut se préparer au futur », « réinventer le tourisme », rien de très passionnant. C’est quand il m’a vu bailler qu’il a commencé à me livrer sa pensée profonde… Comment la résumer ? Elle est simple, à vrai dire. Abrupte et radicale. S’il s’impose dans le groupe, il veut opérer un virage à 180 degrés. Tout reprendre à zéro. Réviser nos stratégies commerciales et quelques aspects techniques, certes. Mais nous devrons surtout changer de philosophie.
De ce que m’explique Moranges, Rohan Baylan estime que, malgré nos excellents bilans, nous nous reposons sur nos acquis. Nos méthodes seraient old school et notre modèle déjà en fin de course. Selon lui, nous n’aurions pas tourné la page du XXe siècle, une époque révolue où il fallait s’américaniser pour s’imposer à l’international. Imprégné de la culture US, notre mindset nous inscrirait dans des névroses bientôt désuètes. En matière de lignes directrices, notre politique est paresseuse. Elle consiste à nous inspirer d’Hilton ou de Marriott pour imiter leurs choix : nous maquer comme eux avec les pétromonarchies, acheter les trois quarts de nos hôtels dans des centres-villes, multiplier les partenariats avec des marques états-uniennes… Toutes ces obsessions nous condamneraient à devenir has been par rapport à la marche d’un monde qui se révèle de plus en plus multipolaire, et où le pygargue aux dollars accuse d’année en année sa perte de vitesse.
Face à cette pente, les Indiens aimeraient qu’on fasse un « reset » généralisé. Un grand ménage pour se débarrasser de l’influence anglo-saxonne. Cesser de tout miser sur des paradis artificiels (Doha, Cancún), des capitales musées (Venise, Marrakech) ou sur des valeurs que nous tenons pour sûres (Londres, New York). Délaisser les mégapoles au profit de la nature. Nous ouvrir à l’Asie, à la Russie, aux Philippines, à l’Arabie saoudite, et bien sûr à l’Inde : les pays émergents, les maîtres de l’avenir.
– Vous comprenez, s’anime Moranges, il est convaincu, et moi aussi, que nous sommes à la veille d’une immense mutation. Avec l’effondrement du rêve américain, nous arrivons à la fin d’un cycle. D’ici vingt ou trente ans, le centre de gravité de la planète se situera entre Shanghai et New Delhi. Comme jadis Babylone, New York s’éteindra. Faute de raison d’être, l’ONU implosera d’elle-même, remplacée par une nouvelle organisation mondiale complètement décentralisée, à l’image des BRICS. Sur le plan politique, l’Occident ne pourra plus dicter ses grands principes à la planète entière. Sa culture sera remplacée par d’autres spiritualités moins violentes, tel l’hindouisme qui reconnaît sans ambages la petitesse de l’homme, l’initiant à la paix intérieure, à l’harmonie de l’âme et du vivant, à la réconciliation avec la nature. Vous avez lu les Upanishads ? C’est vrai que Baylan a raison : ces textes sont sublimes, bien plus pénétrants que n’importe quel traité bien-pensant de Voltaire…
Verser dans la métaphysique pour justifier le démantèlement du groupe, prophétiser ses moindres coups tordus, tout Moranges est ici. D’un timbre désormais juppéiste (c’est-à-dire passablement chiant), il me prodigue soudain un cours de culture générale : remontant à la nuit des temps, les Upanishads ont plus de trois mille ans. Issues de la tradition védique, contenant les mystères de la religion hindoue, elles ont été transmises oralement pendant des siècles, avant d’être peu à peu couchées sur le papier, sans qu’on sache exactement par qui. Sibyllines, pleines de mots intraduisibles, elles expriment des vérités cachées. À mesure qu’on s’y plonge, la conscience épouse l’Absolu : une unité invisible et présente, qui se cache, qui s’intuitionne toujours au sein de son cœur.
– En gros, m’agacé-je pour la première fois – en faisant exprès de parler vulgairement –, vous m’annoncez qu’un milliardaire indien va nous bouffer tout cru ? Qu’il va foutre en l’air ce qu’Arcadie a construit depuis soixante ans ? Et vous voulez collaborer avec lui en pérorant sur le sens de la vie ?
Je l’ai touché au vif. Le traiter de « collabo », lui qui s’enorgueillit d’être issu d’une famille de grands résistants… Si seulement je pouvais photographier son expression déconfite ! Quel plaisir, de l’observer plonger le nez dans son gratin, ce grand dadais hautain qui me stresse jour et nuit depuis plus de dix ans ! Un partout, balle au centre ; son regard de chien battu est ma consolation.
– Non, non, se ravise-t-il. D’abord, Baylan n’est absolument pas sûr de vouloir investir chez nous… Et il ne compte aucunement porter atteinte à l’identité du groupe. S’il souhaitait me voir, c’était pour autre chose. En attendant de se décider, il aimerait que nous collaborions sur la construction d’un hôtel, dans l’archipel d’Andaman.
Andaman ? Je n’ai jamais entendu ce nom. Quand Moranges s’éclipse pour passer un coup de fil, je profite de cette pause pour me renseigner sur Internet. Selon Wikipédia, cet archipel compte deux cent quatre îles et environ trois cent mille habitants. Situé à l’est du golfe du Bengale, plus proche de la Birmanie que de la péninsule indienne, il est complètement isolé au beau milieu des flots qui le ceinturent : plusieurs jours de navigation le séparent du premier continent. Protégé tantôt par les mangroves, tantôt par des barrières de corail, il déploie son havre de nature en toute solitude.
Sur Google, les photos sont superbes. Des forêts imposantes se dressent devant la mer, peuplées de séquoias dont les cimes s’enchevêtrent. Des plages enchanteresses, surtout, recouvrent mon écran. Bordé de palmiers qui ploient sous le zénith, le sable est fin, il reflète telle quelle la couleur du soleil. Des vagues le lèchent, aussi turquoise que le ciel est limpide. Ces visions sont dignes d’une carte postale, mais celle-ci pourrait porter le cachet de n’importe quelle destination tropicale : les Seychelles ou les Caraïbes, peut-être même Bali, pourquoi pas l’île Maurice, voire le Mexique ou le Costa Rica. De l’exotisme de photocopieuse.
La seule différence, c’est qu’en effet l’activité touristique y semble insignifiante. Les îles Andaman attirent certes, à en croire Tripadvisor, des amateurs de dauphins et de plongée sous-marine ; toujours est-il que je ne trouve, sur Booking, aucun hôtel de luxe. Pire encore : l’archipel ne dispose même pas d’un aéroport international. À en croire Skyscanner, il faut faire entre deux et trois escales pour atteindre Port Blair, sa capitale administrative, périple qui représente un minimum de trente-quatre heures de vol et 1 400 euros. C’est sur ce point, en effet, que l’affaire devient intéressante : des îles édéniques au potentiel sous-exploité, ça ne court pas le globe. Mais justement, pourquoi Rohan Baylan veut-il construire un palace dans une région qui n’attire personne ? Et puis, pourquoi fait-il appel à notre groupe alors que nous ne sommes pas implantés en Inde ? Il y a décidément quelque chose qui ne tourne pas rond dans toute cette histoire.

En regagnant notre table, loin d’être désarçonné par ma réticence, Moranges balaie mes objections d’un revers de la main. Cet archipel méconnu, m’explique-t-il avec une ardeur de publicitaire, recèle quelque chose d’absolument unique : c’est l’un des derniers lieux au monde qui n’ait jamais changé depuis l’aube de l’Humanité. Un paradis tropical où la nature pousse à l’envi, sans pollution et sans mégapoles tentaculaires, semblable à ce qu’était la planète avant la révolution industrielle. Or, depuis quelques années, le Premier ministre Narendra Modi aimerait dynamiser le territoire. L’ouvrir aux voyageurs, aux investisseurs étrangers, aux meilleurs architectes du globe – pour, à terme, en faire un nouvel Hong Kong. Une Singapour indienne. Et Baylan, associé à ce projet gouvernemental, aimerait qu’Arcadie soit une pièce maîtresse de l’aventure : nous pourrions y construire l’hôtel du futur. Un palace écolo à l’abri d’une crique, qui se dresserait comme un immense hommage à Prithvi Mata, la déesse de la Terre.
– C’est un projet magnifique, qui a vraiment du sens. Des occasions aussi belles, c’est tellement rare ; on en rencontre au grand maximum une fois tous les vingt ans dans le secteur de l’hôtellerie. Et j’ai pensé à vous pour la superviser…

Extraits
« Les îles Andaman attirent certes, à en croire Tripadvisor, des amateurs de dauphins et de plongée sous-marine; toujours est-il que je ne trouve, sur Booking, aucun hôtel de luxe. Pire encore : l’archipel ne dispose même pas d’un aéroport international. À en croire Skyscanner, il faut faire entre deux et trois escales pour atteindre Port Blair, sa capitale administrative, périple qui représente un minimum de trente-quatre heures de vol et 1400 euros. C’est sur ce point, en effet, que l’affaire devient intéressante : des îles édéniques au potentiel sous-exploité, ça ne court pas le globe. Mais justement, pourquoi Rohan Baylan veut-il construire un palace dans une région qui n’attire personne? Et puis, pourquoi fait-il appel à notre groupe alors que nous ne sommes pas implantés en Inde ? Il y a décidément quelque qui ne tourne pas rond dans toute cette histoire.
En regagnant notre table, loin d’être désarçonné par ma réticence, Moranges balaie mes objections d’un revers de la main. Cet archipel méconnu, m’explique-t-il avec une ardeur de publicitaire, recèle quelque chose d’absolument unique : c’est l’un des derniers lieux au monde qui n’ait jamais changé depuis l’aube de l’Humanité. Un paradis tropical où la nature pousse à l’envi, sans pollution et sans mégapoles tentaculaires, semblable à ce qu’était la planète avant la révolution industrielle. p. 36

Il a voulu, explique-t-il en nous guidant à travers son domaine, que son palais constitue à lui seul une véritable Exposition universelle : un musée géant où se mélangent toutes les nations possibles, de sorte qu’on fasse le tour du globe en parcourant ses ailes. De fait, la visite guidée n’est pas sans rappeler l’attraction «It’s a small world » des parcs Disneyland. Elle commence par la traversée d’un portail crénelé de style néobabylonien, dont les briques écarlates sont ornées de lions ventripotents. I] s’ouvre sur un vaste péristyle aux dalles tellement glissantes qu’il faut s’accrocher aux meubles pour éviter de se péter la gueule. Puis, allez savoir pourquoi, vous entrez en guise d’antichambre dans une pyramide égyptienne, décorée de hiéroglyphes en or, elle mème suivie par la fameuse galerie des Glaces qu’il m’avait montrée sur sa tablette.
Mais ce grand périple syncrétique n’est qu’un amusebouche comparé au clou du spectacle : une réplique kitchissime du Parthénon faisant office de salle de réception. Surmontant l’esplanade, tout en cristal de roche et jaspé à foison, son fronton majestueux fait face à une piscine à débordement jouxtant un kiosque vert doté d’une table de mixage et de boules à facettes. Autour d’un escalier en marbre, descendant en gradins jusqu’à la plage privée, le jardin se déploie comme une immense fresque. Entre les terrasses de grès, les miroirs d’eaux et les pergolas fleuries, Baylan a érigé ici une pagode chinoise, là un riad oriental, R encore une villa gothico-vénitienne, un patio espagnol ou un faux McDonald’s : les chambres de ses invités. p. 171

Curriculum vitae : Jade Elmire Fasquin, 1 mètre 72, née le 16 octobre 1987 à Paris. Après une classe préparatoire littéraire, elle s’inscrit à l’EDHEC grâce à un concours d’admission parallèle. Recrutée chez Arcadie à l’âge de vingt-cinq ans, elle intègre le groupe par le bas : un stage sous la direction de Jean-Christophe Moranges. À force de travailler comme un robot corporatiste, elle gravit les échelons jusqu’à la direction des partenariats en Europe et au Moyen-Orient.
Mais, ne faisant pas le deuil de ses ambitions artistiques, elle ambitionne de rédiger « La Spirale», un roman raté sur le mal-être des riches. C’est dans ce contexte qu’elle contracte un burn-out sévère, dont elle guérit en se persuadant qu’elle est une autrice au talent étouffé par son environnement médiocre. Pour le fuir, elle se passionne pour une île habitée par un peuple ancestral. Désireuse d’écrire un chef-d’œuvre à leur sujet, elle réussit surtout à accomplir le génocide le plus abouti qui ait jamais eu lieu. C’est tout naturellement que son futur actionnaire majoritaire la récompense de sa barbarie en la nommant PDG, un poste rémunéré à hauteur de trois millions d’euros net par an. p. 272

À propos de l’auteur

Nathan Devers © Photo Pascale Ito

Nathan Devers est né en 1997 et vit à Paris. Normalien, Docteur en philosophie, éditeur de la revue La règle du Jeu, journaliste (notamment pour C ce soir sur France 5), il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont deux chez Albin Michel, qui ont connu un grand succès : Les liens artificiels (2022) et Penser contre soi-même (2023). (Source : Éditions Albin Michel)

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