Géographie de l’oubli

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Les premières pages du livre
Fausse route
Je grandis dans une famille sans histoire.
Une famille où l’oubli introduit pudique‑ment des voiles et des écrans de toutes formes et de toutes tailles. Des petits et des gros secrets, des mots pour d’autres, des glissades de sens qui se transmettent sous le manteau de génération en génération, d’une langue à l’autre.
J’hérite de bouts de phrases qui surgissent soudain à la table où nous sommes réunis pour célébrer des fêtes aux allures de conseils de famille. C’est à la sortie de l’hiver, on remonte les assiettes et les couverts de la cave pour l’occasion. Le plus petit pose quatre questions sans réponse, le grand‑père montre du doigt un par un les mets symboliques posés sur le plateau : un os (le sacrifice), des herbes amères (la dure vie de nos ancêtres en esclavage), un bol de pommes râpées aux noix et au vin (le mortier des briques qu’ils portent), de l’eau salée (le goût de leurs larmes), un œuf dur, une petite racine de raifort, amère elle aussi. On mâche tout cela pour incorporer dès l’enfance l’histoire dramatique d’ancêtres bibliques, à laquelle se superpose l’histoire d’ancêtres réels, sans cesse réactualisée au fil des générations.
On lit notre histoire, on la chante, on en discute, on l’avale. On l’inscrit dans le corps par des gestes. On s’accoude pour boire, on trempe le petit doigt dans un verre de vin et on dépose dix gouttes rouges sur une assiette au fur et à mesure qu’on récite les dix plaies qu’un dieu vengeur et libérateur fait pleuvoir sur un pharaon esclavagiste au cœur endurci. On suit une à une les prescriptions sur un petit livre de récits et de prières maculé de taches de vin et de jus de raisin qui remontent parfois à l’enfance. Certains savent lire, d’autres, non. Les enfants rient bruyamment. On leur dit chut. Ils continuent à rire. On revient aux prières et les murmures reprennent.
On ferme le petit livre et on commence à manger. Juste avant la soupe, une voix s’élève, pleine de reproches. Mon grand‑père l’éteint avec le fusil de son regard. Là, au cœur du silence, les bouts de phrases surgissent.J’ai risqué ma vie (ils sont morts) ; j’aurais pu mourir (eux sont morts).

Ce que mon grand‑père dit, je me le représente après toutes ces années en mettant mes mots d’adulte dans sa bouche à lui : Je suis mort et je suis là, à cette table, à vous raconter comment, réchappant à la mort, je suis passé par elle. Il fait taire la voix et les reproches se transforment en pleurs. Un silence de mort se met à tourner autour de la table, comme la colonne de fumée d’un feu invisible. Des braises de culpabilité consument les rires des plus petits et la légèreté des plus grands. Tout devient grave et noir. L’atmosphère, irrespirable.
Ma grand‑mère est là, elle ne dit rien.
J’écris, je me relis. Une durée de plusieurs années est enfermée dans la virgule qui sépare « J’écris » de « Je me relis ». Les paroles du grand‑père sentent le fabriqué, le silence de la grand‑mère, la convention.
Chaque fois que je couche par écrit le surgissement de la parole de ce grand‑père taiseux (et dans les profondeurs le sous-gissement du non‑dit), je me prends les pieds dans les filets de la fiction. J’ai appris à considérer la fiction comme un piège, à me méfier de ses tours et à en repérer les coutures. Elle permet de dire et d’écrire n’importe quoi, me suis‑je dit longtemps. Cette pensée se structure un premier temps autour de La vie est belle de Roberto Benigni. Je suis en plein milieu de l’adolescence quand le film sort en salle et je me range, bien décidé, du haut de mes quinze ans, aux côtés de ceux qui le dénoncent pour son inconscience. Je hurle aussi avec ceux qui hurlent en apercevant de l’eau sortir des douches dans La Liste de Schindler alors que je ne vois même pas le film de Steven Spielberg. Je ne peux pas avaler les clowneries de Benigni ni l’irresponsabilité de Spielberg. On ne fictionne pas avec les camps et l’extermination. Dans ses War Memories, Susan Suleiman note de façon laconique : « Je suis incapable de lire des romans à propos des camps — ce que je veux, ce dont j’ai besoin, ce sont des événements dont on se souvient, même s’ils sont déformés ou flous1. » Oui, mieux vaut un souvenir approximatif qu’un roman bien construit. La fiction détruit la solidité du monde des choses que je parcours à la recherche d’indices, si minces soient‑ils, pour ancrer une généalogie imprécise.
Le doute m’assaille dès que je couche l’histoire familiale sur le papier. Je doute de pouvoir écrire quoi que ce soit à ce sujet. C’est toujours trop écrit, les mots figent les corps et les postures. Les verbes au passé statufient les scènes, les forcent dans un cadre qui sent le roman. Il y a une tension insoutenable entre l’expérience inimaginable des grands‑parents et l’inévitabilité de l’image à l’écrit. Impossible d’écrire en échappant au régime de la représentation. Il me faut un lexique, il me faut une grammaire pour éviter de construire des images fausses, forcément fausses.
La première fois que j’écris cette scène de repas, je la mets au passé composé. Puis, me relisant, je me débarrasse du passé pour couler les bribes de souvenirs dans un présent chaud et malléable. Je veux donner l’impression et l’intensité du moment vécu.
J’efface : J’ai grandi dans une famille sans histoire.
J’écris : Je grandis dans une famille sans histoire.
Mais ça ne fonctionne toujours pas, la fiction grésille toujours et encore, pas moyen de s’en dégager.
Pourtant j’ai vécu cette scène de repas. J’ai aussi vécu toutes sortes de repas que cette scène condense. Je l’ai aussi lue dans les livres et j’y ai sûrement ajouté encore d’autres scènes qui s’y rapportent de loin, venues je ne sais d’où. Ce repas de famille devient un fantasme, nourri des rêves et des fantasmes d’autres.
J’ai vécu cette scène, mais cette scène, une fois écrite, est invivable. Elle est trop écrite pour être vécue. Elle ouvre un livre que je veux écrire et le livre ne veut pas venir. Il reste bloqué quelque part entre le ventre et la gorge.

1. « I am unable to read novels about the camps—what I want, and need, are events that are remembered even if distorted or blurred», Susan Suleiman, « War Memories », Risking Who One Is, Harvard University Press, 1994, p. 205. (Toutes les notes sont de l’auteur.)

Extraits
« J’ai vécu cette scène, mais cette scène, une fois écrite, est invivable. Elle est trop écrite pour être vécue. Elle ouvre un livre que je veux écrire et le livre ne veut pas venir. Il reste bloqué quelque part entre le ventre et la gorge. » p. 16

« Dans ma famille, ce devoir de mémoire ressemble davantage à un devoir d’oubli. Il a fallu oublier pour pouvoir continuer à vivre. Oublier d’un oubli d’un autre type que celui qui atteint ma grand-mère à la fin de sa vie. Un oubli occultant, épais, obstiné comme le silence qu’évoque Friedländer. L’oubli du survivant qui se tait pour ne pas avoir à porter et faire porter le poids du trauma. » p. 37

« Ma grand-mère n’est pas morte gazée à Auschwitz comme la mère de Georges Perec, elle n’est pas allée « là-bas » comme la mère de Chantal Akerman. Je n’ai pas hérité du silence dont Perec a hérité ni du silence dont Akerman a hérité. Les silences dont ils ont hérité m’aident à sonder celui que j’ai reçu en héritage. J’ai recueilli les dispositifs qu’ils ont construits tout au long de leurs œuvres et de leurs vies et qui m’aident à écrire et à vivre. À mettre des mots et des images là où il n’y en avait pas. » p. 50

« Je me donne pour règle d’écrire mon livre sans archive, sans faire la part du fantasme et de la réalité, depuis une géographie de l’oubli, pour pouvoir remonter à la source de la mémoire et de son travail. Y a-t-il un principe de construction de l’histoire qui ne soit celui du faussaire ? Quitte à fausser l’histoire, autant le faire avec sincérité. Je ne trahis rien de ce qui ne m’appartient qu’à moitié. Eux racontent un peu leur enfance, leur adolescence, leur réussite. Elles, rien. Comme si elles n’avaient pas eu de vie. » p. 63

À propos de l’auteur

Raphaël Sigal © Photo Laetitia d’Aboville

Après une enfance à Paris et des études de littérature à Paris 3, Raphaël Sigal part faire un doctorat à New York University. Il a entrepris la rédaction de Géographie de l’oubli il y a dix ans, alors qu’il finissait une thèse consacrée à la magie dans l’œuvre d’Antonin Artaud. (Source : Éditions Robert Laffont)

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