99 Luftballons – nous replonge dans cette époque. Les références culturelles fusent : Michel Sardou en couverture de Télé 7 Jours, les céréales du petit-déjeuner, la mobylette 103 sport abandonnée au garage comme « une vieille dame à qui plus personne ne rend visite ». Fabrice Caro ancre son récit dans la mémoire collective, la nostalgie d’une époque révolue, en l’illustrant de faits d’arme inoubliables, comme cette soirée qui dégénère : « Renaud Delmas a vomi dans la bouche de Stéphanie Blondel, Olivier Garnier a pissé dans le ficus de entrée, Paul Féraut et Nassim Benameur ont passé des coups de fil au hasard en se faisant passer pour des flics dans le cadre d’un trafic international de vibromasseurs, Christel Bassoul et Hélène Pérez ont exécuté une chorégraphie impeccablement synchronisée sur U Can’t Touch This de MC Hammer pendant que Paul Abbes et Rémi Laporte les singeaient à côté, José Marini et sa copine qu’on ne connaissait pas se sont enfermés dans une des chambres pour baiser, deux ou trois curieux écoutaient, l’oreille collée à la porte, Vincent Guérin répétait en boucle Ils niquent ils niquent en faisant, incrédule, des allers-retours dans le couloir les mains sur la tête comme devant une occasion manquée dans un match de foot, Carole Lavigne fait tourner une fiole de poppers qu’elle avait rapportée de Barcelone, Nancy Barral a sniffé et a fait une crise de spasmophilie, je ne sais plus qui a essayé d’appeler le SAMU, il est tombé sur une vieille dame à moitié sourde qui a menacé d’appeler les flics, Marie Marceau hurlait à tue-tête… »
Mais ce qui reste le plus étonnant, c’est que la mort est très présente dans ce roman burlesque, rappelant que derrière les rires se cachent les premières grandes prises de conscience de l’âge adulte. Dès les premières pages, Nicolas Morin se tue en voiture. Puis viennent les obsèques de l’oncle et ce constat : « Les enterrements sont des moments où tout ressort, où le lien humain apparaît nu, à l’os ».
Fabrice Caro, qui s’est imposé comme l’un des romanciers les plus drôles de notre époque avec – pour ne citer que ses dernières œuvres – Journal d’un scénario et Fort Alamo, prouve une fois encore son talent pour croquer notre époque avec tendresse et dérision. Son roman nous embarque et nous enchante du début à la fin. La version audio, magnifiée par le comédien Jérémy Lopez, mérite une mention spéciale. Il rend avec une justesse de ton remarquable le caractère savoureux du texte, transformant chaque réplique en petit bijou d’humour.
Les derniers jours de l’apesanteur
Fabrice Caro
Éditions Gallimard Coll. Sygne
Roman
216 p., 20 €
EAN 9782073121493
Paru le 14/08/2025
Version audio

Les derniers jours de l’apesanteur lu par Jérémy Lopez
Où ?
Le roman est situé dans une ville de province.
Quand ?
L’action se déroule à la fin des années 80.
Ce qu’en dit l’éditeur
L’année du Bac, la meilleure période de notre vie en même temps que la pire.
« Je m’étais façonné un faux moi intégralement taillé pour lui plaire. Elle avait adoré Le cercle des poètes disparus ? C’est dingue, c’était mon film culte. Elle aimait Sting et surtout son dernier album en date … Nothing Like the Sun ? Je vénérais cet album, de manière inconditionnelle. Elle admirait le chanteur pour son implication dans la défense de la forêt amazonienne aux côtés du chef Raoni ? J’étais à deux doigts de venir au lycée le lendemain avec un plateau de terre cuite coincé dans la lèvre inférieure… »
Jonglant avec l’euphorie et la fébrilité de nos dix-huit ans, Fabrice Caro livre la chronique drolatique d’une année de terminale à la fin des années 80.
Les critiques
Babelio
France info Culture (Paul Ripert)
Cult.News (Julien Coquet)
L’éclaireur Fnac (Lisa Muratore)
Culture Tops (Rémy Dumoulin)
Actualitté (Nicolas Gary)
Benzine mag. (Jean-François Lahorgue)
CitaZine (Isabelle Mercier)
France Inter (La bande originale)
Destimed (Jean-Rémi Barland)
Radio Nova
Blog Culture 31 (Christian Authier)
Blog Les chroniques de Cliffhanger & Co.
Blog Mes p’tits lus
Blog Baz’Art
Blog Aude bouquine
Fabrice Caro s’entretient avec Sonia Déchamps à propos des « derniers jours de l’apesanteur » © Production Maison de la poésie
Les premières pages du livre
« Une photo de Michel Sardou ornait la couverture du Télé 7 Jours, accompagnée de la légende Sardou au tournant de sa vie, 23 ans d’amour, de colères et de passion, il fait le point. Je la regardais vaguement en buvant mon chocolat au lait. Mon frère à côté faisait un bruit monstre en mâchant ses corn flakes, absorbé par l’illustration figurant sur le paquet. Il était dans sa période hard-rock, en phase pousse de cheveux, une sorte de mulet mal ajusté, à mi-chemin entre le chauffeur routier et le gardien de but allemand. Ma mère, tout en servant le café à mon père, s’est tournée vers moi.
— Au fait, j’ai croisé madame Rigaux qui m’a demandé si tu voudrais bien donner des cours particuliers de maths à sa fille Béatrice, deux ou trois fois par semaine, c’est son année de brevet et elle a quelques lacunes.
Mon frère est intervenu, lapidaire, sans quitter son paquet de corn flakes des yeux, Ah ouais, Rigaux, elle est dans ma classe. Ma mère a ajouté Elle propose de te payer cinquante francs de l’heure si ça te va. La perspective de donner des cours particuliers plusieurs fois par semaine ne m’enchantait guère. Je disposais d’un alibi imparable : j’avais le bac à la fin de l’année. Toutefois, un rapide calcul m’a fait entrevoir un revenu d’argent de poche mensuel non négligeable. J’ai demandé à mon frère à quoi ressemblait cette Béatrice Rigaux, je n’avais aucune envie, même pour cinquante francs de l’heure, de m’encombrer d’une chipie deux fois par semaine. Il m’a dit Je sais pas, elle est invisible, elle parle pas, on l’entend jamais, je connais même pas le son de sa voix. Mon père, tout en lisant son journal, répétait cinquante francs de l’heure, c’est une somme.
Quand je suis arrivé au lycée, une rumeur bruissait aux quatre coins de la cour, des petites grappes d’élèves bourdonnaient çà et là du même son : Nicolas Morin s’était tué samedi soir dans un accident de la route en revenant de boîte. Ils étaient quatre dans la voiture, seul Nicolas Morin était décédé, les trois autres se trouvaient dans un état critique. Nicolas Morin était en terminale G2, je ne l’avais jamais vraiment fréquenté mais, dans notre petit lycée de province, tout le monde se connaissait au moins de vue et, comme tout le monde, j’ai aussitôt affecté un masque de douleur insurmontable. Nicolas Morin, non, ça n’était pas possible, pas lui putain, pas lui. Ce matin, chacun avait une anecdote en lien avec Nicolas Morin, c’était à celui qui serait le plus concerné par le drame, à celui qui serait le plus proche de la mort, tentant de s’attribuer un rôle, si infime soit-il. On entendait des Et dire que je devais aller en boîte avec lui, voire des et dire que je devais être dans leur voiture, j’ai pas pu y aller au dernier moment – témoignage ultime, on ne pouvait trouver meilleur premier rôle.
Et puis il y avait ceux qui frôlaient le hors-sujet, Ils se sont plantés en revenant du Matchico, c’est dingue, j’y étais le week-end d’avant… Je m’attendais à tout moment à des rapprochements tels que Une Ford Escort, c’est dingue, mon oncle a une Ford Fiesta… La phrase revenant le plus souvent était Dire que samedi encore j’étais au téléphone avec lui… Et c’était incroyable le nombre de gens qui, le jour de sa mort, l’avaient eu au bout du fil. À croire que Nicolas Morin avait passé cette journée-là au téléphone. Si l’on multipliait le nombre de témoignages de ce type par la durée moyenne d’une conversation téléphonique, on dépassait aisément les vingt-quatre heures. C’en était statistiquement troublant. Il faut se méfier des journées où l’on téléphone beaucoup, ce sont souvent les dernières.
D’autres versaient sans nuances dans le mélodrame, comme Valérie Berger, secouée de sanglots qui résonnaient dans la cour entière, des sanglots trop tapageurs pour être honnêtes, exhibant son désespoir infini, la tête enfouie contre l’épaule de Stéphanie Lefèvre qui elle aussi pleurait, mais moins fort, ce qui rendait sa peine plus crédible – Less is more, comme aimait nous le répéter monsieur Rédon, notre professeur d’anglais.
Valérie Berger et Nicolas Morin avaient eu une aventure l’année précédente, durant deux mois. Pendant cette période, on les voyait souvent assis sur un banc de la cour, ayant l’air de ne rien avoir à se dire, lui son bras autour de ses épaules, rigolant avec ses copains à sa gauche, elle discutant avec ses copines à sa droite.
À dix-sept heures, à la sortie des cours, il lui roulait une pelle expéditive devant le portail du lycée et chacun s’en allait prendre son bus. L’amour de sa vie.
La cour frémissait de Tu as su pour Nicolas Morin ? Ou Tu as su pour Nico ? selon le cercle auquel on appartenait, en fonction de notre classement dans le Top Souffrance. Celui qui parvenait à l’apprendre à quelqu’un qui ne le savait pas encore gagnait aussitôt des points d’aura. Plus on le savait tôt, mieux on était classé.
Les jours suivants, la disparition tragique de Nicolas Morin servirait d’alibi dans toutes sortes d’occasions. Un professeur réprimandant un élève pour un devoir non rendu se verrait répondre : Pardon, j’ai perdu un ami le week-end dernier. Le professeur, au courant de la tragédie, se décomposerait, son expression se teinterait de tristesse et de culpabilité.
Quel monstre était-il donc pour se soucier d’une copie non rendue à l’aune du décès d’un ami ? Oui, bien sûr, je comprends. En une semaine, les amis intimes de Nicolas Morin se multiplieraient comme une poignée de Gremlins sous la pluie.
J’ai rejoint Marc et Justin sur le banc du fond de la cour. Justin a dégainé le premier.
— T’as su pour Morin ?
— Ouais…
Voilà. Nous avions fait le tour de la question. Aucun de nous ne l’avait eu au téléphone le jour de sa mort, n’avait failli être dans sa voiture, n’avait de cousin DJ au Matchico. Nous n’avions pas l’énergie de nous construire un lien. De l’autre côté de la cour nous parvenait encore l’écho suraigu du chagrin de Valérie Berger. Justin s’est fendu d’un On dirait du Yoko Ono.
Je me concentrais pour garder mon sérieux, ça n’était pas un jour à rire, Nicolas Morin venait de mourir, notre ami Nicolas Morin.
En allant au cours d’espagnol, je me suis trouvé dans le couloir nez à nez avec Cathy Mourier. Nous avons échangé un bref regard avant de baisser les yeux en même temps, chorégraphie parfaitement synchronisée, ballet d’un passé révolu. Cathy Mourier et moi avions vécu une belle histoire d’amour qui avait duré quelques mois (deux mois et dix-sept jours exactement) au début de l’année scolaire avant qu’elle n’ait un coup de foudre inexplicable pour Gilles Rouquet du jour au lendemain. Elle s’était excusée, elle était désolée, elle était sûre que je trouverais quelqu’un de bien, je méritais d’être heureux. Je pensais pourtant qu’entre nous c’était du sérieux. Je l’avais même présentée à mes parents. Durant notre idylle, elle était venue chez moi à plusieurs reprises. Le samedi après-midi, nous montions dans ma chambre pour échanger de chastes baisers. Baisers qui ne faisaient pas long feu, ma mère avait un sens très particulier du timing : au moment même où nos visages se rapprochaient, elle entrait pour ranger du linge dans mon placard. Nous nous écartions alors l’un de l’autre comme pris en faute. Ma mère se lançait dans son rangement l’air de rien, comme si nous n’étions pas, Cathy Mourier et moi, assis sur le lit. Elle ne disait pas un mot, elle venait ranger du linge dans la chambre de son fils, quoi de plus normal ? Qu’aurait-elle bien pu interrompre ? Continuez à jouer, les enfants, je range du linge. Le rituel du linge se reproduisait chaque fois que Cathy Mourier et moi étions dans ma chambre. Je soupçonnais ma mère de stocker du linge tout le reste de la semaine pour venir le ranger le samedi, qui plus est, fait troublant, pile au moment du baiser. Nous nagions en plein phénomène paranormal – plus probablement ma mère se tenait-elle derrière la porte, guettant le moindre silence pour bondir. Quant à aller plus loin qu’un baiser, c’était inenvisageable. Ma mère aurait débarqué avec le linge de tout le quartier. M’apparaissait ce constat aussi déprimant que surréaliste : je devais ma virginité tardive à un tas de linge propre.
À la suite de notre rupture, j’avais passé des heures allongé sur mon lit, les yeux au plafond, à écouter en boucle Quelque chose dans mon cœur d’Elsa, morceau dont nous nous étions secrètement avoué qu’il nous émouvait. Nous étions liés à vie par cet aveu honteux. Je me laissais ainsi mourir tous les jours sur la douce voix d’Elsa jusqu’aux heures de repas.
Force était de constater que je n’avais pas encore cicatrisé. La voir au lycée me serrait chaque fois le cœur, en général j’évitais de la croiser – a fortiori quand elle était avec Gilles Rouquet. Il m’arrivait de me dire que, si elle n’avait pas croisé sa route, nous serions probablement encore ensemble et cette pensée me faisait aussitôt dégringoler à deux et demi sur l’échelle d’Elsa.
J’ai ouvert mon cahier de textes et suis tombé sur la colombe derrière les barreaux.
Avant que Cathy Mourier et moi sortions ensemble, j’étais prêt à n’importe quoi pour exister à ses yeux.
Je ne semais qu’illusion pour récolter attention. Je m’étais façonné un faux moi intégralement taillé pour lui plaire. Elle avait adoré Le cercle des poètes disparus ? C’est dingue, c’était mon film culte. Elle aimait Sting et surtout son dernier album en date … Nothing Like the Sun ? Je vénérais cet album, de manière inconditionnelle. Elle admirait le chanteur pour son implication dans la défense de la forêt amazonienne aux côtés du chef Raoni ? J’étais à deux doigts de venir au lycée le lendemain avec un plateau de terre cuite coincé dans la lèvre inférieure. Elle était habitée par une fibre militante et la ségrégation la révoltait ? Je vouais une passion sans limites à Mandela. Pour attirer son attention, j’avais écrit Free Nelson Mandela en gros sur la première page de mon cahier de textes, avec au-dessous un dessin de colombe, branche d’olivier dans le bec, derrière des barreaux. C’était un message puissant et risqué, certes, mais le sujet me touchait au plus profond. Je n’en étais pas à mon coup d’essai : deux ans auparavant, en seconde, j’avais déjà lutté contre l’apartheid en écoutant Johnny Clegg et Graceland de Paul Simon vêtu de shorts à carreaux fluorescents jaunes et roses. Mon combat ne datait pas d’hier.
Quand nous nous retrouvions en salle d’études, Cathy Mourier et moi, côte à côte, je prenais bien soin d’ouvrir mon cahier de textes à la page Mandela et restais ainsi immobile jusqu’à ce qu’elle me découvre absorbé par mon dessin, inquiet et bouleversé par le calvaire du leader africain.
Immergé dans mon rôle, j’étais allé jusqu’à reproduire le visage de Mandela sur la porte de ma chambre. J’avais repéré des peintures noires à son effigie sur certains murs de la ville et, après enquête, j’avais appris qu’il s’agissait de l’œuvre d’un professeur d’arts plastiques du lycée, militant à ses heures, à qui je m’étais empressé d’emprunter son pochoir. J’avais décidé dans un élan créatif irrépressible de le peindre à la bombe sur le blanc immaculé de la porte de ma chambre, au grand dam de mes parents. Tu es sûr que tu ne vas pas le regretter ? Regretter ? Enfin maman, comment peut-on regretter un jour d’avoir lutté contre l’apartheid ? Mais durant la manœuvre, le pochoir avait glissé progressivement et, après l’avoir retiré, j’avais découvert un visage qui n’avait rien à voir avec celui de Mandela, un visage étiré et distordu à la limite de l’abstraction, qui ne ressemblait à rien d’humain, à mille lieues des fresques héroïques qui ornaient les murs de la ville. Quand Justin l’avait découvert, il s’était fendu d’un goguenard Moi aussi j’adore Jean Lefebvre. Blague qui deviendrait récurrente, voire insistante (Alors ça en est où la libération de Jean Lefebvre ?). Le 11 février dernier, après plus de vingt-sept ans passés en détention dans les prisons de Robben Island et de Pollsmoor, Mandela a été libéré. Mon combat n’aura pas été vain. Ce jour-là, la première pensée qui m’a traversé a été : cet événement va forcément lui faire penser à moi. Le lundi matin, j’ai guetté la moindre réaction, mais rien, rien du tout. Gilles Rouquet, non content de me supplanter moi, avait aussi supplanté Mandela.
Les parents de Béatrice Rigaux vivaient dans une villa située sur les hauteurs, en bordure de la ville, je me demandais comment j’allais pouvoir m’y rendre. Je comptais passer mon permis l’été suivant, après le bac, en attendant j’étais à pied. Y aller en marchant me ferait perdre un temps fou. Je me situais pile au milieu de cette zone blanche du déplacement, trop jeune pour avoir le permis, trop vieux pour rouler à mobylette – plus encore pour me faire amener par mon père. J’avais délaissé ma mobylette l’année précédente, depuis elle dormait dans le garage. Mon 103 sport qui avait accompagné toute une partie de mon adolescence, le fidèle destrier qui ne m’avait jamais fait faux bond et que j’avais abandonné du jour au lendemain, sans raison précise. Je m’étais levé un matin, étais entré dans le garage, l’avais toisé de haut, et étais ressorti du garage comme j’y étais entré, animé par une sorte de brusque puberté de la locomotion, un constat triste et sans appel : j’avais passé l’âge. Je n’étais jamais revenu le voir.
J’ai ouvert la porte du garage, la mobylette m’a accueilli comme une vieille dame à qui plus personne ne rend visite, sa couverture sur les genoux, des photos de ses petits-enfants posées sur la commode près d’elle. Son phare implorant semblait me dire : Ah c’est toi, ça faisait longtemps, ça me fait plaisir de te voir, assieds-toi assieds-toi. J’osais à peine la regarder en face. La perspective de devoir enfourcher à dix-huit-ans la mobylette qui m’accompagnait depuis mes quatorze ans me mettait mal à l’aise. Je n’avais pas le recul nécessaire pour être nostalgique. Le passé était encore trop proche pour être émouvant, il n’était pour l’heure qu’embarrassant. Néanmoins, je ne voyais pas d’autre solution pour me rendre chez les Rigaux. Restait bien le vélo, moins spécifiquement ancré dans l’adolescence, plus intemporel, mais je ne pouvais pas prendre le risque d’arriver au cours en sueur, les aisselles auréolées par un effort inhabituel, une fragrance d’hormones recouvrant d’un nuage épais les équations du second degré.
Depuis quelque temps, Marc était obnubilé par Sandrine Moynot. Un simple coup de cœur qui tournait à l’obsession. Mais il sentait bien qu’elle était attirée par Thomas Mathieu et ce constat lui coupait les jambes et le rendait amer.
— En même temps, toutes les filles sont attirées par Thomas Mathieu. Surtout avec ses béquilles à la con là…
Un lundi matin, Thomas Mathieu avait débarqué au lycée avec des béquilles et un plâtre à la jambe gauche. Et c’était probablement la seule personne au monde que la marche avec des béquilles ne transformait pas en pingouin claudiquant. Au contraire. Elle le sublimait. Les béquilles lui conféraient une grâce supplémentaire, il semblait flotter au-dessus du sol comme une ballerine. Le regarder évoluer avec tant d’allure donnait des envies de fracture du pied.
D’autant que ça n’était pas n’importe quelle fracture : il avait eu un accident de moto pendant un week-end avec des amis à Aix. Ce qui signifiait que, un : il faisait de la moto. Deux : il allait, les week-ends, dans d’autres villes. Trois : dans ces autres villes, il avait d’autres amis, extérieurs au lycée. C’était proprement incroyable. Ce gars était l’aventure incarnée. Le souffle d’autres vents giflait son visage, un soleil d’autres cieux tannait sa peau cuivrée. La cause de sa fracture s’était répandue à bas mots comme une traînée de poudre, on pouvait entendre çà et là se chuchoter des moto, Aix, accident, comme autant de pépiements admiratifs.
Thomas Mathieu faisait partie de cette petite bourgeoisie provinciale qui obéissait à des codes vestimentaires très précis gravitant autour de marques comme Chevignon, Lacoste, Marithé + François Girbaud, quand nous nous contentions, nous, de contrefaçons premier prix, Chevignos, Lagoste, Maribelle et Fabien Gerbaud, ornées de logos à l’envers, que nous achetions vingt-cinq francs sur des draps dépliés à même le sol à des types qui les négociaient au kilo. La petite bourgeoisie considérait ces ersatz avec plus de mépris
encore. Ils préféraient des ploucs habillés en ploucs que des ploucs mal déguisés en bourgeois. Nous discréditions leur statut, salissions leurs marques, dévaluions leurs blasons. Qui étions-nous pour oser les singer ? Leurs regards semblaient nous dire : La bourgeoisie, ou tu en fais partie ou tu restes dehors, mais fais pas le cochon pendu sur la barrière d’entrée.
Habituellement, les béquilles faisaient plutôt leur apparition à la rentrée des vacances de février, suite à divers accidents de ski. Elles constituaient alors un signe manifeste d’appartenance de classe, au même titre que les marques de bronzage de lunettes. Oui, j’ai passé mes vacances au ski, bande de ploucs, j’ai les moyens d’aller au ski. Leurs béquilles et leur bronzage étaient un marqueur social. Nous autres, gueux, n’avions la marque de rien, notre seul lien à la neige était ce même teint pâle qu’avant les vacances.
Là, c’était autre chose : un accident de moto. De la béquille hors saison. La classe ultime. Le jour où il était arrivé en béquilles, les filles autour de lui s’étaient gentiment disputées pour porter son plateau à la cantine. Stéphanie Pasquier avait eu le privilège de commencer, intronisée ainsi première dauphine.
Elle vivait là son quart d’heure de célébrité. Une passion brûlante par plateau interposé. Jamais on n’avait vu quelqu’un aussi épanoui de porter un cordon bleu et un demi-pamplemousse. »
Extraits
« Fort de cette découverte, en cours d’histoire, il s’est lancé dans un schéma, le dessin grossier au stylo Bic d’une fille en plan de coupe agrémenté de cotes et de mesures en tous Sens comme un schéma de montage de meuble Ikea. Il semblait avoir passé des heures à étudier le problème, mais maintenant tout était limpide. À partir de dessins anatomiques glanés dans un livre de biologie, il avait effectué des calculs, s’appuyant sur une simple règle de trois qu’il m’expliquait en chuchotant (Regarde, tu mesures la fille sur le dessin, ensuite tu mesures la taille du sexe, mettons que la fille mesure un mètre soixante, hop, règle de trois, et tu as la taille réelle du vagin) pour évaluer si son sexe était en mesure d’atteindre ce fameux point, aux deux tiers en partant du bas donc. Et selon lui, Je cite, ça passait tranquille. Formule d’un romantisme fou qui résumait à ses yeux toute relation homme-femme. Ça passe tranquille. Je l’imaginais, le jour son mariage, à l’église, le prêtre lui demandant s’il acceptait de prendre pour épouse la demoiselle ici présente, répondre Oui oui C’est bon, j’ai calculé, ça passe tranquille. » p. 29
« Nos journées étaient une enfilade de moments perdus, un condensé de gâchis qu’on honorait sous prétexte qu’il allait nous ouvrir toutes les portes et nous permettrait d’avoir une bonne situation plus tard, quand nous serions chauves et fatigués. » p. 59
« — Oh… Béa, j’ai oublié le billet dans le tiroir de la cuisine, peux-tu aller me le chercher je te prie?
Béatrice s’est levée et est sortie du salon. À peine avait-elle franchi la porte que madame Rigaux m’a attrapé la tête, l’a plongée entre ses seins, et l’a frénétiquement secouée dans tous les sens. J’avais le visage écrasé contre sa poitrine, manquant de perdre mon souffle. La scène n’a duré que quelques secondes mais m’a semblé interminable. Elle m’a relâché juste avant que Béatrice ne revienne dans le salon. » p. 62
« Au milieu de ces événements, je devais réviser le bac. C’était probablement les pires circonstances pour le faire, mais je doutais qu’il existât des circonstances exceptionnelles, joyeuses, optimales. Jamais je n’avais entendu quiconque dans mon entourage se targuer d’être dans une dynamique incroyablement positive, personne n’était jamais arrivé le matin en scandant Dis donc j’ai une de ces pêches moi pour ce bac ! » p. 81
« Et effectivement, à partir de là, tout est allé très vite.
Renaud Delmas a vomi dans la bouche de Stéphanie Blondel, Olivier Garnier a pissé dans le ficus de entrée, Paul Féraut et Nassim Benameur ont passé des coups de fil au hasard en se faisant passer pour des flics dans le cadre d’un trafic international de vibromasseurs, Christel Bassoul et Hélène Pérez ont exécuté une chorégraphie impeccablement synchronisée sur U Can’t Touch This de MC Hammer pendant que Paul Abbes et Rémi Laporte les singeaient à côté, José Marini et sa copine qu’on ne connaissait pas se sont enfermés dans une des chambres pour baiser, deux ou trois curieux écoutaient, l’oreille collée à la porte, Vincent Guérin répétait en boucle Ils niquent ils niquent en faisant, incrédule, des allers-retours dans le couloir les mains sur la tête comme devant une occasion manquée dans un match de foot, Carole Lavigne fait tourner une fiole de poppers qu’elle avait rapportée de Barcelone, Nancy Barral a sniffé et a fait une crise de spasmophilie, je ne sais plus qui a essayé d’appeler le SAMU, il est tombé sur une vieille dame à moitié sourde qui a menacé d’appeler les flics, Marie Marceau hurlait à tue-tête Il faut lui faire respirer son propre azote dans un sac en papier, Philippe Miguel et David Coston se sont brièvement battus pour une histoire de fille, Olivia Fabre avait trompé l’un avec l’autre mais je ne sais plus dans quel ordre, ils se sont réconciliés autour d’un concours de tequila paf, Justin et Claire s’embrassaient à pleine bouche assis par terre dans le couloir, … »
p. 95-96
« En sortant du cours, j’ai aperçu Claire Soulié à l’autre bout de la cour. J’ai demandé à Justin Tu vas pas la voir ?
— Ben je Sais pas.
— Comment ça tu sais pas? Vous êtes sortis ensemble samedi soir non ?
— Ouais, Mais on s’est pas dit pour la suite, du coup je sais pas, si ça se trouve pour elle on sort ensemble, mais si ça se trouve pas du tout. Imagine, je vais la voir et on sort pas ensemble…
On a laissé planer silence. La situation semblait en effet inextricable. » p. 103
« Justin lui-même en seconde s’était épris d’une Silke de passage, une blonde qui riait très fort à ses blagues. Le clou de son spectacle: il lui chantait en yaourt les deux seuls tubes allemands qu’il connaissait, 99 Luftballons et Der Kommissar (Caaalimbélo ho ho ho, élon dessabélo oh oh oh), et elle riait à s’en rouler par terre. Lui, voyant que le numéro fonctionnait, en rajoutait chaque fois une couche dans le yaourt approximatif. Et puis un jour elle était sortie avec Patrice Bonnet et Justin avait décrété, avec toute la nuance qui le caractérisait, que toutes les mêmes ces Allemandes et que ça ne l’étonnait pas qu’elles aient porté Hitler au pouvoir. » p. 158
À propos de l’auteur
Fabrice Caro © Photo Francesca Mantovani
Fabrice Caro a publié près de quarante bandes dessinées, dont le fameux Zaï zaï zaï zaï et les plus récents albums d’Astérix. Il est aussi l’auteur de six romans parus aux Éditions Gallimard : Figurec (2006), Le discours (2018), Broadway (2020), Samouraï (2022), Journal d’un scénario (2023) et Fort Alamo (2024). (Source : Éditions Gallimard, coll. Sygne)
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