En lice pour le Prix Wepler 2025
En deux mots
En retrouvant des photos de son enfance, le narrateur retrouve aussi son douloureux passé. C’était les années 80, quand son père a détruit la famille en signant un crédit après l’autre. Il raconte sa chute et dir sa colère en s’aidant de références cinématographiques.
Ma note
★★★ (bien aimé)
Ma chronique
L’épris à la consommation
Pour son premier roman, Damien Peynaud a choisi de faire revivre les années 1980 à travers le douloureux souvenir de son père, entraînant la chute de leur famille en souscrivant un crédit après l’autre. Un texte tranchant qui mêle mémoire intime, critique sociale et digressions cinématographiques.
Tout commence par une photo. Une image floue, découverte un soir de Noël dans le tiroir d’un bahut. Deux enfants debout devant un arbre gigantesque. L’un dans l’ombre, l’autre dans la lumière. « Mon frère doit avoir neuf ans, moi, cinq. C’est une journée d’hiver ensoleillée. »
Retour dans ces années 1980 où tout a basculé. Quand son père découvre le crédit à la consommation, une invention diabolique qui promet l’abondance sans attendre. « Un crédit plus un crédit plus un crédit plus un crédit plus un crédit égale les crédits. »
Le père accumule. Téléviseur, magnétoscope, voiture. Les objets s’entassent comme des preuves d’une réussite factice. Damien Peynaud décrit cette boulimie consumériste avec une précision chirurgicale. Le père, qui ressemble à Gérard Jugnot, devient l’incarnation même de cette génération piégée par l’illusion de la possession. Une addiction qui ne dit pas son nom, une maladie moderne qui va causer la ruine de toute la famille.
Autour de ce père la famille se décompose. La mère, le narrateur, son frère. Tous subissent. Tous se taisent. « Autour de la table, ils sont désormais tous les trois sans visage. » Leur honte s’infiltre partout, détruisant les relations, les rêves, l’avenir même.
On assiste à un effondrement social vécu à hauteur d’enfant. Un déclin qu’on ne peut nommer mais qu’on ressent dans chaque objet acheté, dans chaque tension au moment du courrier. Les deux fils subissent, presque résignés, ce naufrage. Avant que la colère ne monte, amplifiée par les références cinématographiques nées de la ressemblance de ce père avec Gérard Jugnot, l’interprète d’Une époque formidable. Comme leur père, cet homme ordinaire va sombrer. Et si l’identification avec l’acteur est troublante, elle se poursuivra avec d’autres films qui enrichissent le propos. On y découvre le rapport maladif à l’argent avec Louis de Funès dans L’Avare, la déchéance sociale dans Les Raisins de la colère, l’adaptation du roman de Steinbeck par John Ford.
Le père devient archétype. Sa chute n’est plus seulement personnelle mais collective devant ces miroirs de son propre drame.
On l’aura compris, l’auteur joue sur plusieurs registres dans ce premier roman qui tient aussi de l’autobiographie, de l’essai de réflexion sociale ou encore de l’exploration d’une filmographie thématique et éclairante.
Avec l’enfant qui grandit, on découvre petit à petit l’ampleur du problème jusqu’à ce mot qui apparaît à la fin des années 1980, le surendettement. Il révèle un système économique qui broie les plus fragiles, car on prêtait sans limites à ceux qui ne pourraient jamais rembourser, avant que le législateur ne s’empare enfin du problème et ne trouve le moyen d’encadrer cette dérive avec la loi Neiertz de 1989.
Avec une écriture tranchante, Damien Peynaud s’interroge et nous interroge sur notre rapport à l’argent, à la possession, aux illusions du bonheur matériel.
Les crédits
Damien Peynaud
Éditions Noir sur Blanc
Premier roman
272 p., 21 €
EAN 9782889831326
Paru le 21/08/2025
Où ?
Le roman est situé principalement à M., sans davantage de précisions.
Quand ?
L’action se déroule dans les années 1980.
Ce qu’en dit l’éditeur
« Avoir un crédit, avoir des crédits.
Cet avoir est un mensonge.
Combien mon père en avait-il ?
Des mensonges et des crédits. »
Ce livre n’est ni une autofiction ni un témoignage ni un récit.
Son amplitude dépasse celle du cas personnel : à partir d’une exploration de l’intime et des souvenirs, ce texte inclassable interroge nos tribulations dans le monde matériel, notre poursuite du bonheur et la fragilité de nos images à l’ombre de l’industrie et de la finance. Pour ce faire, Gérard Jugnot, John Steinbeck, Sergio Leone, Louis de Funès, la Banque de France et le Tribunal judiciaire de M. nous accompagneront dans notre déambulation.
Les critiques
Babelio
Benzine mag (Benoît Richard)
France culture (Le regard culturel)
Damien Peynaud présente « Les crédits » © Production Librairie Mollat
Les premières pages du livre
« Il n’y a pas de cadeaux. Il n’y a jamais eu d’argent. Il ne faut s’attendre à rien. Je ne suis pas là pour ça. Nous quatre. Ma mère, mon père, mon frère et moi. Le plat de mes mains rencontre le plat de la table. Nous sommes sur un plan égal, dans la salle à manger où l’on ne mange jamais. Le repas est fini, le réveillon de Noël bouscule nos habitudes. Qui a proposé de regarder les vieilles photos? Je n’en regarde plus aucune depuis des années. Je ne me retourne plus. Je prends une image, elle reste dans l’appareil. Je la transfère sur un disque dur. Je ne la regarde pas sur un écran. Je ne l’imprime pas. Je ne la glisse pas avec précaution sous le papier de soie ou le film plastique translucide d’un album à la reliure en toc. Je ne fais pas ça.
À quel âge me suis-je désintéressé de l’avant?Comme d’autres enfants, je feuilletais les pages rigides d’un ensemble de grands livres sans verbes dispersés dans notre appartement, le salon de la grand-mère, celui des grands-parents, chez les tantes. Sans me lasser, je tournais les mêmes pans de l’histoire familiale, je plongeais dans les profondeurs de vieilles boîtes à biscuits remplies de petits formats noir et blanc aux bords dentelés, en quête de souvenirs inédits. Voir le visage de mes parents enfants. Ne pas les reconnaître immédiatement, avoir un doute, demander confirmation. Être surpris que ce soit vraiment eux. Je répétais les mêmes recherches et feignais la surprise des mêmes découvertes. Je posais des questions. Je voulais des commentaires. Je demandais à m’élever au niveau des adultes, à incorporer un volume de passé suffisant pour les comprendre.
BERTHIER
Mon père ouvre le tiroir du vieux bahut où sont entassées nos images. Le meuble épais, vermoulu, recouvert de plusieurs couches de lasure trop sombre, a dû voir naître bon nombre de mes ancêtres, d’une branche ou d’une autre, que je ne connais pas et dont personne ne parle. Il ne subsiste d’eux que quelques bribes de traits de caractère, des traces d’anecdotes. Les noms sont oubliés. Aucune silhouette. Les photos du tiroir se bornent aux deux générations précédant celle de mes parents. L’impression des visages sur le papier a pallié la paresse de la mémoire orale. Ici, chez moi, le souvenir commence dès lors qu’il figure sur un support.Le bahut craque de toutes parts, mais il tient encore. Il craque aussi dans le silence et la nuit. Tout ce qui est rangé derrière le battant du bas est inutile. Le bahut ne vaut que pour le tiroir du haut, qui glisse très mal. Son poids est incalculable. J’aurais pu donner des conseils à mon père sur la meilleure façon de l’ouvrir: il faut le soulever légèrement pour y parvenir, après quoi il s’affaisse brusquement. Surtout ne pas le tirer complètement. Nous ne l’avons jamais vidé pour chercher les raisons de son mauvais fonctionnement et tenter de le réparer. Sur quelle pièce repose-t-il pour glisser? Je n’en connais pas le nom. Est-elle faite d’un bois brut plus dur que le reste du meuble pour porter depuis si longtemps une telle masse? J’imagine, en fermant les paupières, la multitude d’allers et retours qui la creuse patiemment. Mais je m’arrête avant la rupture. Personne ne se risque à aller jusqu’au bout. Quand nous voulons accéder à ce qui se trouve au fond du tiroir, nous baissons la tête, tendons le bras, et cherchons de la main. Mais ce soir, mon père n’a pas besoin de fouiller si loin.
Du contenu de ce tiroir, je connais la forme: quatre ou cinq albums empilés au fond à gauche; à droite, les photos de classe de mon frère et moi dans leurs chemises cartonnées de tailles inégales; à l’avant, dans les espaces encore vacants, quelques boîtes de diapositives, de nombreux paquets de photos, surtout, avec leurs négatifs dans des pochettes dépareillées. Les pochettes sont tassées et alignées les unes contre les autres, tels des petits pains, debout sur leur tranche. C’est l’unique méthode de classement. Pour en connaître le contenu, il faut desserrer l’étau d’une main pour saisir l’une des pochettes de l’autre, l’ouvrir et éplucher alors les photos comme un jeu de cartes. Je dois ensuite faire appel à ma mémoire pour apprécier ce que je vois, puisque rien n’est indiqué au dos des clichés –mis à part les logos aux couleurs criardes des multinationales de l’industrie photo-graphique, Fujifilm, Agfa, Kodak. Ni lieu, ni date, ni légende.
Pour qui découvrirait l’ensemble des contenus dans les contenants du tiroir, il serait facile de deviner la lassitude qui a gagné mes parents au fil du temps. Les photos du début, de fiançailles, de mariage, de naissance, de baptême, des premiers anniversaires, des premières vacances d’été, des premières promenades, sont soigneusement collées, classées et annotées dans des albums. Celles de l’après, majoritaires en nombre, sont restées dans leurs pochettes, et semblent tout juste sorties de la boutique. Mes parents ont poursuivi année après année leur effort d’acheter des pellicules vierges ou des appareils photo jetables pour chaque grande occasion, ils ont pris le temps d’aller déposer le matériel chez le photographe, d’y revenir chercher les photos développées après leur journée de travail, de payer et de rentrer, pochettes en main, à l’appartement les regarder avec mon frère et moi pendant le repas du soir. Ils ont continué de photographier nos vies sans plus prendre le soin d’archiver et de construire notre mémoire comme auparavant. Ces souvenirs-là avaient-ils moins d’importance? À partir de quand le désir de célébrer leur foyer s’est-il évanoui?
Les photos filent sur la table et se superposent. Ça commence à irriter ma mère. Elle demande à mon père de ne pas en sortir davantage. C’est assez selon elle. Mon frère regarde les images sans curiosité apparente. Ma mère et mon père ont un drôle d’air. Autour de la table, ils sont désormais tous les trois sans visage. Ils l’ignorent, mais ils se sont dispersés, éparpillés dans le temps et l’espace pour un temps que seul je déterminerai. Ma mère, mon père, mon frère vivront sans visage jusqu’à ce que je puisse revoir ceux d’aujourd’hui.
Apparaît cette photo inconnue de mon frère et moi. Je ne me souviens ni d’elle ni du moment vécu dont elle a pris la place. Je croyais tout connaître du tiroir, je pensais qu’il ne recelait que des secrets éventés. Je suis seul à la voir.
Les photos de ce type sont un peu incurvées. J’imagine le morceau découpé d’un grand rouleau d’images. Je la retourne. This paper manufactured by Kodak imprimé de biais, répété à intervalles réguliers dans un gris d’imitation de filigrane sur fond blanc satiné. Mon bras s’actionne. Approcher, reculer. Je la pèse dans ma main, la tords légèrement entre le pouce et l’index pour tester sa résistance. J’enfonce les coins très pointus du papier dans la pulpe molle de mes doigts. Peut-on utiliser le mot «papier» pour évoquer la matière d’une photographie? La surface de l’image est finement granuleuse. Elle brille avec discrétion. De la chimie au service de la poésie. La photo s’impose au milieu des autres. Elle les écrase de façon définitive, elle les avale. Les réduit à sa propre essence. J’ai soudain le pressentiment qu’elle dit tout du présent et du passé, peut-être même de l’avenir.
La hauteur dépasse la largeur. Le format portrait classique de la photo domestique, 10 × 15, sans marge. L’image est resserrée sur un centre, les éléments qui la composent s’y réfèrent pour entrer dans le cadre. Mon frère à gauche, moi à droite avec une tête de moins que lui. Nous sommes loin. Nous sommes petits. La paire de lunettes rondes en plastique blanc transparent que j’ai sur le nez correspond à celle de mes photos de classe de maternelle. Nous sommes donc aux alentours de l’année 1987. C’est une information très importante.
Mon frère doit avoir neuf ans, moi, cinq. C’est une journée d’hiver ensoleillée. Il n’y a pas d’oiseaux. Rien ne chante. Le ciel n’a pas de couleur. Il est saturé d’un fatras de végétation décharnée. Les lignes de la forêt tissent une toile de fond dépourvue d’horizon. J’ai beau scruter avec minutie, je n’arrive pas à trouver le point, l’image est plongée dans un flou infime. Nos visages, les branches d’arbres, les brindilles, les troncs, le lierre, les feuilles mortes, la mousse, l’écorce, nos vêtements colorés, nos mains, l’obscur des ombres étalées, le gris clair jauni par les rayons du soleil, aucun détail n’est complètement net. Un enchevêtrement de strates se détache d’une profondeur vague.
Mon frère et moi sommes debout devant le gigantesque tronc d’un arbre. Un vieux roi de la forêt sans doute. Sa circonférence mythique recouvre presque la largeur de l’image. La photo le coupe, me cache ses branches déployées. Je vois seulement les plus basses, les plus récentes, les plus fines longueurs de tentacules secs se faufiler autour de nous. Le tronc est menaçant, il surgit de derrière pour nous engloutir. Nous engloutit. Les rides de son écorce se creusent profondément. Tortueux, tordu, plein de gros nœuds, de moignons et de boursouflures, il a été amputé à plusieurs reprises. Une de ses branches, sans doute la plus massive, son bras droit, gît à terre entre mon frère et moi. J’aperçois un peu de la blessure du tronc d’où elle provient, les lambeaux de fibres arrachées qui pendent. Elle est au sol depuis longtemps si l’on en croit la mousse et le lierre qui la recouvrent, on pourrait la confondre avec une des racines géantes qui émergent çà et là. Elle entre dans la photo par le premier plan et serpente jusqu’à l’endroit où nous posons, croît progressivement pour former entre nous deux un rempart. Son épaisseur nous éloigne. Elle s’extirpe du dessous d’un tapis de feuilles mortes froissées, de mousses filandreuses, de lierres indélébiles. Nos pieds sont cachés. Nous sortons de terre, raides, droit plantés, parallèles, face à celui qui prend la photo. Face à vous. Nous sommes alignés sur le tronc d’arbre et la branche, tous les quatre sur le même axe. La branche morte est dans l’ombre, le tronc est dans la lumière. Je suis dans l’ombre, mon frère est dans la lumière. »
Extrait
« Chez elle, lors de l’entretien, la Banque a prononcé un mot que je connais bien. Deux syllabes. Contrairement aux objets, je n’ai pas vu entrer le mot, il a toujours été là. Je ne l’ai pas vu apparaître. Le mot est entré au pluriel dans notre appartement. Crédits. Les. Un mot au pluriel est-il une somme de mots ?
Un crédit
plus un crédit
plus un crédit
plus un crédit
plus un crédit
égale
les crédits.
Le mot est forcément apparu un jour pour la première fois, à un instant précis. Il est probable que le mot ait pointé ses deux syllabes dès 1987 au fil des premières années de vol, par la répétition. par les pleurs, les cris. les angoisses, les incompréhensions. Par la peur, le manque, la pauvreté, la honte, le secret, les mensonges, l’isolement. Crédit avec un s au pluriel ne va jamais sans l’article les qui le précède. Les deux mots pourraient n’en constituer qu’un seul. Les crédits sont un mot compliqué, une invention d’adulte. Les enfants comme moi sur la photo n’ont pas besoin de ce mot pour vivre, alors qu’il a rempli la vie de chaque adulte autour de nous et qu’il en déborde parfois et souvent. » p. 68-69
À propos de l’auteur
Damien Peynaud © Photo James Weston
Damien Peynaud a grandi dans le sud-ouest de la France. Il a longtemps exercé le métier d’opérateur projectionniste, puis celui de directeur de cinéma après un passage par la Femis. Diplômé en création littéraire à Paris VIII, il mène désormais une recherche-création au sein de cette université. Les Crédits est son premier roman. (Source : Éditions Noir sur Blanc)
Compte Instagram de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur
Tags
#LesCredits #DamienPeynaud #Notabilia #editionsNoirSurBlanc #surendettement #annees80 #premierroman #recitautobiographique #consommation #critiquesociale #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2025 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #lundiLecture #LundiBlogs #primoroman #RentreeLitteraire25#rentreelitteraire #rentree2025 #RL2025 #lecture2025 #livre #lecture #books #blog #parlerdeslivres #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie