Jean-François Dupont présente « De rares nuages » © Production Librairie Mollat
Les premières pages du livre
« On ne tiendra pas rigueur de cette approximation à la station météo locale. En réalité, le ciel est d’un bleu absolu ce matin-là. La gendarmerie ne recueillera aucune déposition sérieuse sur l’instant précis de la catastrophe. À croire que personne n’est ému par cette pureté au cœur de laquelle deux appareils vont se heurter en plein vol.
La collision paraît s’être produite à l’insu des Terriens, dans un impossible silence. Comme s’il n’avait pas eu lieu. Soudain, la déflagration a ébranlé la contrée, le ciel s’est déchiré, des milliers de particules se sont volatilisées, provoquant comme une éclipse au-dessus des collines et de leurs environs. Plus tard, Simon songera aux pilotes des deux avions, qui ont peut-être ressenti l’effroi de s’entrevoir un. millième de seconde dans cette clarté céleste. Des centaines de gens sont morts. Il paraît qu’un corps sanglé sur son siège a été retrouvé dans la piscine d’une villa.
Mais Simon ne sait encore rien de tout ça.
Simon patiente à l’aéroport. Il est arrivé en avance à SaintExupéry et s’est surpris à commander au bar une eau gazeuse. Peut-être parce qu’il ne se voyait pas demander une eau dite plate. C’est pourtant ce qu’il préfère. Boire de l’eau, juste de l’eau. Il suppose qu’il le fera jusqu’à la fin de ses jours. Comme une forme d’éthique, un signe de pureté qui le relie à son plus jeune âge. Il lui arrive encore de boire au robinet et ça fait rire ses enfants.
Il y a donc cet intervalle qu’il s’accorde, ce Perrier tranche, comme une petite fête de bulles, ces gens qui rient à côté de lui et puis le reste, le va-et-vient, le brouhaha policé des passagers dans un aéroport européen. On passera sur la première annonce et l’écran qui affiche un retard pour le vol en provenance de Stuttgart. Un retard, voilà, sans plus de précision.
Une heure au moins s’écoule avant que Simon ne descende se renseigner au niveau inférieur, guichet Lufthansa. Il n’est pas le seul. Désolé monsieur, les retards sont fréquents et pour l’instant, nous n’avons pas plus d’informations que vous. L’hôtesse qui le renseigne d’une manière évasive est d’une rare beauté et d’une blondeur si naturelle, semblable à celle de Beate. Ça le gêne même d’y être sensible. D’autant qu’après lui avoir largement souri, elle lui adresse un regard appuyé avant qu’il ne rougisse et s’en aille.
Pour le moment, les gens sont juste un peu contrariés, chacun semble avoir pris sur son temps pour venir un jeudi matin chercher un proche. Certains sont peut-être en Vacances, mais d’autres regardent leur smartphone ou leur montre un peu trop souvent. Une sorte de frémissement parcourt ces grappes humaines. Simon remonte au niveau supérieur. Son verre entamé est toujours là. Il prend son portable, considère de nouveau la photo que Beate lui à envoyée avant le décollage. Un selfie familial. Petra sourit comme une poseuse, Max esquisse une grimace, Beate fixe l’objectif avec application. Derrière, le hublot est flou.
Vient un moment où le volume sonore déborde. Les gens ne tiennent plus en place, parlent fort et se prennent à témoin. Les visages ne cessent de changer d’expression, les têtes, de pivoter. Sur l’écran des arrivées, toujours cette mention : Retard. C’est pas possible, on ne peut pas en savoir plus ? Les portes opaques glissent par instant. Des voyageurs continuent d’apparaître, insensibles à la tension qui règne. Des proches se retrouvent et s’étreignent. Bientôt, d’autres vols affichent un retard, sans qu’on en mentionne la durée.
Les portes glissent encore une fois et surgit un homme en costume bleu nuit, la quarantaine, un talkie-walkie grésillant à la main. On dirait une sorte de porte-parole. D’ailleurs, certains l’interpellent. En guise de réponse, il effectue de grands gestes très vagues, Simon se rapproche. L’homme jette un coup d’œil à sa montre. Très vite, il tourne le dos à tous ces gens et extirpe son portable. Il paraît acquiescer à son interlocuteur, et ce, de plus en plus lentement.
Bon, il est où ce zinc ? peste un papy. Simon ne peut s’empêcher de circuler au milieu de cette agitation. Il capte des mots, avance au hasard, fait comme s’il n’était pas concerné. Un homme grisonnant vient d’émerger d’un local de service.
Pas que ça l’enchante, ça se voit. Le costume gris, la chemise parme. Son sérieux ne sent pas bon. On se presse aussitôt autour de lui. Deux personnes qu’on qualifierait de techniciens s’affairent autour d’un micro et de ses enceintes. Ça crachote. L’homme grisonnant sort à son tour son portable, compose un numéro, parle. Hoche la tête nombre de fois. Ça ne crachote plus. C’est bon. Mesdames, messieurs… Le contact avec le vol LH 764 en provenance de Stuttgart a été rompu. Nous faisons tout pour le rétablir. En attendant, nous vous invitons à rejoindre dans un premier temps le comptoir Lufthansa afin…
Simon s’est frayé un passage à travers la cohue. Ce qu’on pourrait trouver étrange dans sa réaction, c’est son désir de fuite. Il fout le camp. Retrouve sa voiture et branche la radio qui en sait autant que l’homme à la chemise parme. Il emprunte la bretelle de sortie. Dans sa tête de boussole, il envisage des trajectoires. Mais à quoi bon ? Stuttgart ou ailleurs, c’est pareil. Depuis, le ciel est moins bleu, presque blanchâtre. Une poignée de kilomètres plus loin, la Lancia de Simon glisse sur le parking qui surplombe les pistes de l’aéroport.
Il y a toujours des fondus qui scrutent le va-et-vient des avions et notent leurs immatriculations dans des carnets. Simon se dirige vers l’un d’eux, lequel ne cesse de plonger dans sa voiture, où bourdonne une radio, et de s’en extraire. Un petit brun avec une moustache très fine. Avant même qu’il ne le salue, l’autre lui fait signe de la fermer. Il écoute. Des voix en anglais, en français, langage technique, numéros, aéroports. Sans doute des échanges du contrôle aérien. ll y a le normal, les vols qui se posent et décollent, et il y a l’affolement. Une des voix semble dérailler. Son vol a disparu. Il est où, putain ?
Cette voix, ces dialogues, ce charivari sonore, Simon ne retient que peu de mots. Le petit brun finit par lui demander ce qu’il veut. Simon dit : Rien. C’est l’avion de Stuttgart, c’est ça ? D’autres appareils atterrissent encore. Feulements des fuselages. Si près sous leurs yeux. Affirmatif, clame un type à côté. Sa voix de métal semble désormais s’adresser à tout le parking. Comme s’il tenait un scoop. Y’a un avion qui s’est cassé la gueule. J’ai des potes, là, qui confirment.
Et Simon écoute. Ça s’excite beaucoup d’un habitacle à l’autre. Yes, yes. Il paraît que. Zone crash confirmée. Simon rôde autour des voitures voisines. Comme si le monde continuait de tourner, un homme vêtu d’une espèce de blouson d’aviateur continue d’observer tranquillement les atterrissages avec ses jumelles.
Autre appareil impliqué. Ouais. Provenance Genève, on dit. Quel type d’appareil ? Non identifié. Over. Personne ne prête attention à la présence de Simon. Ces types jubilent de lâcher des infos dans leur jargon. Crachotements. Repeat. Parasites. Over. Quand il part, il sait des choses. Deux avions se sont heurtés au-dessus du Bugey, à la verticale de la commune de Vaux. Il voit à peu près où c’est.
*
La réalité n’a pas atteint sa conscience. Simon roule et tente juste de se repérer à chaque échangeur. Il se trompe plusieurs fois et finit par s’arrêter sur la bande d’urgence. Pourquoi est-il là, bordel ? Il active la navigation routière et redémarre. Une voix féminine l’accompagne. Des hélicoptères traversent le ciel à basse altitude. Rouge, bleu, jaune. Simon est à plus de 150 kilomètres-heure quand un break du Samu le dépasse. Il se glisse dans son sillage, comme hypnotisé par le gyrophare. Genève 130 kilomètres, Milan 425 kilomètres. Ils ne sont jamais allés dans ces villes ensemble. Des images défilent trop vite. Des plages, des routes, d’autres villes.
Bientôt quarante minutes qu’il roule. Il allume Ia radio. La voix de l’homme à la chemise parme. « Je n’ai pas tous les éléments. Je ne peux m’avancer davantage. » Brouhaha, crépitements d’appareils photo. Il doit répondre à des journalistes. On a déjà changé de sujet. Simon n’entend plus que des bribes. L’indicatif musical annonce les sports. Il est question d’un match historique. La douleur surgit d’un coup et l’envahit. Il se cramponne au volant, le serre autant qu’il peut. Coupe la radio.
Peut-être qu’il aurait dû rester à l’aéroport. Avec les autres. Le doute ne dure pas. Son envie à lui, c’est juste d’être le plus proche des siens, c’est tout. Il n’est pas foudroyé par la douleur. Il est nulle part, ailleurs dans le temps. Simon ne s’appartient plus. La voiture jaune et bleue du Samu, le gyrophare, c’est tout. Soudain, il boxe du poing le tableau de bord.
Passé une dernière côte, l’autoroute amorce sa descente sur la plaine qui s’allonge loin, jusqu’aux collines du Bugey. D’ici, Simon distingue les hélicoptères qui voltigent sur les hauteurs. Des nuages de fumée s’élèvent par endroits. Éclats de lumière, Un radar vient de flasher la voiture du Samu puis la sienne. La voix artificielle lui annonce : « Empruntez la prochaine sortie dans sept kilomètres. »
Au péage, il perd de vue le véhicule du Samu. Une colonne d’ambulances et de camions rouges stationne sur le côté. Un groupe de pompiers semble écouter les consignes d’un gradé. Simon a soif. Il pense à son verre d’eau gazeuse à l’aéroport. Quelqu’un a dû finir par l’ôter du zinc. Il se dit que c’était avant. Sa femme et ses enfants étaient déjà morts, mais il ne le savait pas. C’est la première fois qu’il se dit qu’ils sont vraiment morts.
Un giratoire, puis un autre. Il contourne une petite ville par une sorte de voie rapide. Zone commerciale, fast-foods et bâtiments aussi moches qu’indistincts. Les collines sont juste là, de l’autre côté de cette cité. Il consulte son portable, Reste quatre kilomètres. Au rond-point suivant, il prend la direction de Vaux. Nouvelle colonne de véhicules de secours à l’arrêt sur le bas-côté. Vrombissements d’hélicoptères. Deux véhicules bleu nuit le dépassent, sirènes hurlantes, Simon accélère et les suit.
Ils empruntent une petite route en lacets en direction des fumées qui s’élèvent. La végétation et les arbres se font de plus en plus denses. Des camionnettes de gendarmerie stationnent dans les premiers virages et des hommes en treillis se disposent comme pour boucler le secteur. Soudain, sur la chaussée, une valise éclatée, un siège, un éclat de fuselage. Les voitures bleu nuit slaloment entre les objets qui jonchent le bitume. Sur la droite, un sapin décapité et dans le fossé un premier cadavre, peut-être un homme, à moitié dévêtu.
Une rangée de pompiers s’emploient à dégager la route encombrée. Ils le font avec précaution, tendant à leurs voisins des débris que d’autres déposent sur des tapis de plastique installés sur le bas-côté. Nouveau cadavre dans un arbre. Simon l’observe autant qu’il peut. Encore un homme, corps disloqué. Une colonne de gendarmes longe le bas-côté. Ils s’immobilisent au garde-à-vous pour saluer les voitures bleu nuit et la sienne. Sa Lancia noire en impose.
Son portable se met à vibrer. Wimmer. Ce dernier a-t-il eu connaissance de l’accident ? Simon prend conscience qu’après avoir bouclé la visite du chantier, il est aussitôt parti à l’aéroport. En costume cravate. Son appareil a cessé de vibrer. Un pompier écarte un chariot à repas encore sur ses roulettes. Une canette jaune en chute et roule sur le goudron, Simon entrebâille sa glace pour mieux respirer. Il écoute le message de son collaborateur. Wimmer lui demande de le rappeler. Oh rien d’urgent. Une bricole à régler sur le projet Duguesclin. Allez… À demain, au bureau. Bises à ta p’tite famille.
La montée est de nouveau praticable. Plusieurs camions kaki le suivent désormais. Le convoi dont il fait partie contourne lentement les obstacles. Surtout des valises et des pièces d’avion. Une peluche. L’étui d’une guitare. Un sac à dos. Le poison de la douleur s’insinue en lui, au rythme d’une perfusion intraveineuse. Il ne sait d’ailleurs plus s’il est encore conscient. S’il est dans un rêve ou dans un film. Une nouvelle valise. Simon se souvient brutalement de sa visite d’Auschwitz. De cette espèce d’aquarium où l’on avait disposé les effets personnels des déportés. Beate avait éclaté en sanglots et s’était soudain mise à parler en allemand.
Ils débouchent sur une sorte de vaste plateau. Sur ce qui devait faire office de parking pour promeneurs, des hommes entament le montage de barnums médicaux. Un peu plus loin, d’autres sauveteurs débarquent du matériel d’un hélicoptère gros porteur. Autour et au-delà, la forêt, cisaillée et noircie par endroits, et des champs parsemés de décombres, notamment une partie de fuselage encore fumant et un empennage que Simon identifie comme étant celui de la Lufthansa.
Les deux voitures bleu nuit se sont arrêtées à la hauteur des installations en cours de montage. Devant sa propre hésitation, les camions ont dépassé Simon. Il fait demi-tour et se gare en lisière des bois. À cet endroit, c’est comme s’il n’était qu’un cueilleur de champignons. La nature y semble indemne. Il jette un œil dans son rétroviseur. Personne ne semble prêter attention à sa présence. D’autres camions rouges apparaissent.
Il sort de sa Lancia, le portable à l’oreille, l’air concentré et commence à se diriger vers l’épave de la Lufthansa. Il fait mine d’acquiescer au téléphone. L’hélicoptère gros porteur décolle dans un fracas qui lui semble épouvantable. Il s’estime assez loin pour détailler ce qui l’entoure. Simon a envie d’éclater en sanglots. Mais il s’efforce de dire oui dans le combiné. Oui, oui, oui.
*
Il croise un sauveteur en combinaison orange. L’homme le dévisage mais n’ose lui adresser la parole. Simon a du mal à progresser dans ses chaussures de ville. Un autre hélicoptère sillonne la zone comme pour délimiter le périmètre de la catastrophe. N’approchez pas, monsieur, il y a encore un risque d’explosion ! Il est à une dizaine de mètres de l’épave. Une série de hublots calcinés. On doit le prendre pour un officiel. Les vrais officiels, ceux des voitures bleu nuit, avancent dans sa direction.
Simon s’éloigne et emprunte un sentier qui paraît traverser ce champ de bataille. Il ne sait pas où il va. Il sait juste qu’il veut être avec eux, avec les siens. La déclivité du terrain le soustrait bientôt à tous les regards. Le téléphone toujours collé à l’oreille, il se met à zigzaguer entre les valises éclatées, les corps mutilés et les objets qui leur appartenaient. Ailleurs, on le prendrait pour un homme ivre.
*
Beate, Petra, Max. Ils sont là, quelque part, tous les trois, Tous les trois et lui. Pour la première fois, il imagine le choc des deux appareils. L’explosion au ralenti et la chute de ses proches dans le ciel trop bleu. Une chaussure de femme. Une trousse de toilette. Une casquette Adidas. Simon parvient à la hauteur d’une aile de l’avion. Plus loin, un réacteur achève de brûler.
Il observe l’hélicoptère, dont la zone de survol a été peu à peu élargie. Un autre gros porteur est en train de se poser à plus d’un kilomètre. Des voix se font de plus en plus sonores derrière lui. Ces voix trop sûres d’elles. Simon se boucherait les oreilles. Préfet. Morts. Stockage. Il s’éloigne, tente de se rendre invisible.
Les quelques nuages se sont dissipés. Simon a soif. Enfant, il croyait que le ciel était un océan d’eau douce. Ce bleu l’hypnotisait et il rêvait de le boire. Les voix des officiels se sont évanouies. Il les entrevoit qui s’en retournent vers les tentes blanches. Il gravit une sorte de tertre pour mieux envisager la situation. Les sauveteurs sont nettement plus nombreux. Certains quadrillent la zone avec de la rubalise. D’autres avancent lentement, s’arrêtent parfois et posent un plot bicolore. Ce qu’on appelle dans son métier un cône de Lübeck. Il dérape sur le sol instable et manque tomber.
À un moment ou à un autre, quelqu’un va lui demander ce qu’il fait là. Simon s’enfonce dans le bois le plus proche. La semi-pénombre a un sale effet sur lui. Aussitôt, il a besoin de se raccrocher à quelque chose. Connecter son téléphone sur une radio. France Info. Une musique exotique accompagne le déroulé d’une recette culinaire. Il vient de heurter un truc. De la chair. Peut-être une jambe ? Il y a comme des puits de lumière provoqués par la chute des objets et des corps. Un biberon. Un magazine. Un collier de perles suspendu à une branche.
Flash info. On apprend que le second appareil impliqué dans la catastrophe était un Boeing cargo DHL avec, pour tout personnel, un commandant et son copilote. On apprend aussi que l’accident pourrait être dû à une erreur d’aiguillage, une erreur humaine. Mais l’enquête ne fait que commencer. Notes musicales. Il coupe la radio. On dirait que le vent s’est levé, produisant par intermittences de vagues courants d’air. D’un coup, c’est comme si ses oreilles s’étaient débouchées. Tout autour de lui chantent les oiseaux et bruissent les insectes.
Simon va n’importe où et ne fait qu’esquiver les éclats qui ont chuté du ciel. La forêt s’assombrit. Un téléphone sonne. Soudain, il entrevoit dans des branches le cadavre d’une fillette. Il s’approche, écarte le feuillage. Il pourrait la toucher. Elle est vêtue d’une jupe courte, d’un petit haut, les jambes blanches, le visage étonnamment intact. Seule la masse de ses cheveux roux semble fendue par une crevasse sanguinolente.
Des voix s’interpellent et semblent se rapprocher, lui s’éloigne de la petite morte. Un skateboard, une tablette et toutes ces valises éparpillées comme s’il en avait plu. Beate avait décidé de voyager léger, Chacun son petit bagage cabine. Simon se souvient de cet achat dans une grande surface. La rose | Je la veux ! Petra avait été la plus rapide. Mais les deux autres bagages ? Il est incapable de se rappeler leur couleur.
Les hélicoptères ont dû interrompre provisoirement leurs rotations. Pour la première fois, il prête attention au bruit de ses pas qui s’enfoncent dans le sol mou. Simon s’arrête pour pisser. Il hésite, fouille du regard avant de se soulager. C’est peu après qu’il perçoit comme des tintements métalliques. Une sorte de musique incohérente. Dis, papa, ça existe vraiment le royaume des morts ? lui avait un jour demandé sa fille. Voilà à quoi lui fait aussitôt songer cette rumeur. Des fantômes qui erreraient en secouant leurs chaînes.
Des filins d’acier s’agitent entre deux arbres et, par instants, s’entrechoquent. Simon reste pantois devant ce balancement dérisoire. Il ne sait plus ce qu’il embrasse du regard. Les filins dansants, les troncs couverts de mousse, l’infime trouée de ciel sombre. Soudain, un craquement dans son dos le fait sursauter. Des branches achèvent de se briser et laissent chuter dans un grand fracas une rangée de sièges vides.
La lumière ne transperce bientôt plus le dôme de la forêt. Et Simon a la tête si vide qu’il continue à marcher, sans direction aucune. Il se contente d’esquiver les fourrés. Les feuillages lui giflent parfois le visage. Les hélicoptères ont cessé de survoler les lieux et les voix des sauveteurs se sont également dissoutes. Il bute sur une masse molle. La dépouille d’une bête que la pénombre rend effrayante. Un sanglier. La tête écrabouillée par ce qui semble être un chariot de cuisine.
Simon avance toujours dans la nuit. Il ne cherche pas à savoir l’heure. Le désir est grand de s’enfoncer sous la terre. Marcher dans les entrailles, ne plus penser à rien. Il ressasse cette image d’un tunnel sans fin. Les oiseaux ne chantent plus. Il foule un tapis de mousse et sa douceur le surprend.
*
Simon a la sensation de sortir du coma. Comment a-t-il pu s’affaler sur le sol et s’endormir comme ça ? La douleur le perfore aussitôt. Un téléphone sonne quelque part, pas très loin, dans les fourrés. Il extirpe le sien. 2 h 17. Hier, à cette heure, ils dormaient, bien vivants. Avec Beate, ils ne s’étaient pas appelés longtemps. Juste des détails pratiques. L’heure de l’avion. La vibration joyeuse derrière la voix de son épouse. Les enfants, les grands-parents. Tout le monde l’embrassait. Il s’imagine vu du ciel, étendu sur le ventre, le visage enfoui dans la mousse. Les pleurs viennent. Des pleurs sonores, des hurlements. Ses pensées filent, absurdes, vides, comme si lui-même n’existait plus. Seule sa gorge sèche lui rappelle à son corps. Et puis ses larmes qui reviennent par vagues folles. Il crie. De petites phrases. Comme des spasmes.
C’est pas possible. C’est pas juste. C’est pas vrai.
Simon se blottit sur la mousse. S’y roule comme son chien quand il était petit. Bobby. Ce nom qui surgit d’où ? Son rêve d’enfant, c’était que Bobby dorme dans sa chambre. Non, on t’a déjà dit non. Il dort dans son panier et c’est tout. Un soir, très tard, il s’était allongé dans le couloir pour rester avec Bobby. Le froid du carrelage le traverse encore. Son pyjama. Son oreiller. L’odeur unique de l’animal. Mettre le nez dans son pelage. L’entendre haleter.
Ses yeux se sont refermés et il replonge dans le sommeil. La mousse comme un oreiller. Simon se sent glisser avec lenteur. Le précipice de l’oubli.
Quand il reprend conscience, le sol lui semble râpeux sur son visage. Son corps comme recroquevillé autour d’un tronc. Il ne se rappelle pas avoir ôté ses chaussures. Ses mains et ses pieds le démangent. Il claque un moustique sur sa joue.
Lueur de crypte. Cinq heures dix à sa montre. L’aube. Comment a-t-il pu dormir si longtemps ? C’est tellement flou dans sa tête. Sa bouche est pareille à du papier mâché. Soudain, la voix de la radio lui revient. Une erreur d’aiguillage, une erreur humaine,
Une première fois, il tente de se relever. Tout s’efface sous lui et il s’affale. Simon se souvient d’avoir rêvé de Napoléon. Non, pas tout à fait. Plutôt à un champ de bataille où il errait lui-même à la recherche de l’empereur. Il voulait lui dire un truc, quelque chose d’important, mais quoi ?
Orphelin. Il est orphelin des siens. Ils sont là, tout près, mais morts. Hier à la même heure, ils dormaient, vivants. Il a du mal à fixer dans sa tête les visages de sa femme et de ses enfants. Les images flottent, s’envolent et se muent en sombres volatiles. Le cinglant claquement des pales le fait tressaillir. Comme sorti de nulle part, un hélicoptère vient de le survoler. Simon remet ses chaussures avec peine. Il se relève, s’adosse à un arbre. Ça le démange. Il s’est fait bouffer par les moustiques. Un téléphone sonne quelque part dans les fourrés. Peut-être le même que cette nuit.
Là, juste à ses pieds. Une gourde isotherme, rose. Il s’en empare, la secoue et goûte son contenu. De l’eau. De l’eau pure et encore fraîche. Il prend son temps. Petites gorgées. Petits gestes. Cette fraîcheur d’avant. Il laisse glisser les dernières gouttes sur sa langue,
La gourde porte un prénom. Monika. Il écarte l’objet à bout de bras et s’empresse de le déposer sur le sol. Il s’éloigne très vite. La forêt s’est réveillée. Simon s’enfonce dans des fourrés. Les ronces le fouettent, le repoussent, le griffent.
Il finit par plonger, les yeux clos, comme on se précipiterait dans un gouffre. »
Extraits
« Lundi de la rentrée scolaire de janvier. Ce jour-là, Simon s est éveillé avec la conviction d’accomplir une mission pour les siens. Plus que ça. Revivre à leurs côtés. Il s’est vêtu comme pour se rendre au bureau, jusqu’à choisir sa cravate. Dès la sortie de son immeuble, il a senti qu’il faisait corps avec celui qu’il avait été. Un voisin qui promenait son chien sur le quai l’avait même salué de loin. Le soleil transperçait le froid et le Rhône brumeux. Le roulement du tram, les voitures, les gens, tout paraissait si réel. C’est à l’approche de l’école, alors que parents et enfants se pressaient vers l’entrée qu’il est brusquement revenu au présent. Il est seul. Et personne n’a prêté attention à lui. » p. 59
« On ne voit que son crâne dégarni. Il se lève assez vivement, réajuste ses lunettes et détaille son visiteur. Son visage, son aspect, sa sacoche. La pièce s’est vidée derrière lui.
Houser est une silhouette filiforme et incertaine, du moins à contre-jour. Simon pourrait se saisir de son couteau de cuisine et, après avoir brièvement décliné son identité, poignarder cet homme. Peut-être croit-il s’accorder un répit en désignant la terrasse qui donne sur le jardin. On peut discuter cinq minutes tranquilles ? Houser secoue la tête comme incrédule. Vous êtes qui, en fait ?
Derrière la double porte vitrée qui les sépare de l’entrée, passe furtivement une ombre puis une autre. Houser a écouté le bref récit de Simon, qui s’en est tenu au pire. La disparition des siens dans le crash du vol LH764. Ils sont désormais assis l’un face à l’autre dans la partie salon. Si ce n’est ce léger tremblement qui traverse son corps, l’aiguilleur du ciel n’a esquissé aucun mouvement. Mais ses yeux n’ont jamais quitté ceux de Simon.
J’attendais quelqu’un comme vous. J’en éprouvais même un immense besoin. On m’a tellement protégé. Mon entreprise, ma famille… On dirait que tout le monde souhaite que j’aille mieux. On m’a mis en congé maladie longue durée. Congé maladie… Mais quelle maladie ? Pardonnez-moi de parler. Je devrais juste fermer ma gueule.
Simon est figé dans un silence qui pourrait durer… jusqu’à quand ? Le voilà arrivé au bout, en tête-à-tête avec celui qui a détruit sa vie. Il n’a même pas envie de lui poser des questions sur son véritable rôle dans la catastrophe aérienne. Ça ne lui servirait à rien. L’homme lui fournira des explications qu’il n’a pas envie d’écouter. Il est uniquement là pour le tuer. » p. 74
À propos de l’auteur
Jean-François Dupont © Photo DR
Jean-François Dupont est né en 1956 à Ambérieu-en-Bugey. Après avoir enseigné la littérature et le cinéma sur les bords de l’Ain, il consacre désormais son temps à l’écriture et au voyage. De rares nuages est son troisième roman publié chez Asphalte, après Villa Wexler et L’Échappée. (Source : Éditions Asphalte)
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