Prix Première Plume 2025
En lice pour le Grand prix du Roman de l’Académie française 2025
En lice pour le Prix Renaudot des Lycéens
En deux mots
Salmane, 36 ans, vit en banlieue parisienne, aux côté de son père Hédi et de sa mère Amani. C’est là qu’un soir, il découvre que cette dernière est partie sans trop d’explications. Juste une date mystérieuse. Commence alors une quête qui va les mener jusqu’en Tunisie et bousculer tout ce qu’ils croyaient savoir de leur histoire familiale.
Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Quand la mère disparaît, le fils grandit
Ramsès Kefi signe un premier roman aussi touchant que drôle. Il y raconte l’histoire de Salmane, 36 ans, et de son père Hédi, tous deux désemparés quand Amani, la maman et l’épouse s’évapore dans la nature. Commence alors une quête émouvante autour des liens familiaux et des origines tues.
La scène d’ouverture donne le ton. Minuit. Hédi débarque en gabardine par-dessus son pyjama rose, béret bouloché sur la tête, dans le parking désaffecté où Salmane traîne avec sa bande. « Ta mère a fugué », lâche-t-il. Deux minutes seize secondes d’appel à 20 heures. Amani a parlé calmement, dit qu’elle partait parce qu’elle en avait besoin, qu’elle reviendrait quand elle se sentirait prête. Puis elle a raccroché. Les affaires d’Amani n’ont pas bougé dans l’armoire. Sa réserve de liquide, mille euros, dort toujours sous la machine à laver. Ses rares bijoux sont dans leur coffret. Pourtant elle est partie. Sans valise. Sans explication autre que ce mot glissé derrière le coussin de Salmane : « Je dois partir, vraiment. Mais je reviendrai. Tu comprendras. Je t’aime. À bientôt, fils. »
Leur quotidien avait dérivé vers une routine coupable. Cette année, père et fils ont oublié l’anniversaire d’Amani. Et surtout, ils sont restés indifférents quand le chat n’est pas rentré et qu’elle l’a cherché des jours en vain. Deux hommes englués dans leurs habitudes, incapables de voir la détresse silencieuse d’une femme qui s’efface. La fuite d’Amani les force à ouvrir les yeux.
Salmane arpente la Caverne, cette cité « mi-paysanne, mi-banlieusarde », puis Paris, interroge amis et famille. Il va découvrir bien des secrets sur ses parents. Car Salmane sait vaguement qu’Amani et Hédi se sont rencontrés très jeunes, orphelins, dans les montagnes d’Afrique du Nord. Mais ses parents lui ont surtout appris que sa véritable origine était en banlieue parisienne. Ils ne lui ont pas transmis leur langue maternelle, l’arabe. Ont travaillé comme ouvriers. Espéré pour leur fils qu’il fasse de bonnes études. « C’est ici, notre pays », lui avait dit Amani devant la fenêtre de la cuisine.
Salmane, meilleur de sa classe pendant toute sa scolarité, a obtenu un master d’histoire ancienne. Mais il a préféré travailler dans un restaurant du coin plutôt que de devenir professeur. Au regret de ses parents.
Il vit toujours dans sa chambre d’enfant, traîne au Parking avec sa bande. « C’est la première épreuve de ma vie. Je découvre, à trente-six ans, comment l’inquiétude peut torturer un corps. »
L’électrochoc survient quand Salmane apprend qu’Amani est partie en Tunisie, sur la montagne de son enfance. Une famille l’attend là-bas, qu’il ne connaît pas et devra affronter ce pays que ses parents ont fui. « La trouille de quitter la Caverne, de prendre un avion, de m’écraser, de mourir, de parler à des inconnus, de croiser un douanier, de retrouver ma mère, de rencontrer ma famille, de revenir à la Caverne. La trouille d’être amoureux. La trouille de foutre le nez dans ma vie et de me rendre compte que j’ai perdu du temps. »
Ce premier roman explore avec beaucoup de sensibilité les effets du déracinement. Avec le narrateur, on découvre la Tunisie et son passage à l’âge adulte, le tout servi par une écriture nerveuse, pleine d’humour et de détails savoureux. Hédi qui sort de la douche en s’essuyant à peine, laissant « des flaques d’eau » sur le carrelage. Amani qui cuisine chaque lundi « des pâtes piquantes, couleur terre battue » et se marre en regardant son mari les dévorer.
Ramsès Kefi signe l’une des belles découvertes de cette rentrée en racontant l’amour familial, la fidélité mais aussi le courage qu’il faut pour affronter son passé. J’ai beaucoup aimé suivre Salmane dans sa quête et je crois que vous aussi, serez conquis par sa verve et ses maladresses, sa quête et ses tonnes d’amour à donner.
Quatre jours sans ma mère
Ramsès Kefi
Éditions Philippe Rey
Premier roman
208 p., 20 €
EAN 9782384822492
Paru le 20/08/2025
Livre audio lu par Mounir Margoum

Où ?
Le roman est situé principalement en banlieue parisienne. On y évoque aussi un voyage en Tunisie et Paris.
Quand ?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Un soir, Amani, soixante-sept ans, femme de ménage à la retraite dans une cité HLM paisible en bordure de forêt, s’en va. Pas de dispute, pas se cris, pas de valise non plus. Juste une casserole de pâtes piquantes laissée sur la cuisinière et un mot griffonné à la hâte : « Je dois partir, vraiment. Mais je reviendrai. » Son mari Hédi, ancien maçon bougon, chancelle. Son fils Salmane s’effondre. À trente-six ans, il vit encore chez ses parents, travaille dans un fast-food, fuit l’amour et gaspille ses nuits sur un parking avec son meilleur ami, Archie, et d’autres copains cabossés.
Père et fils tentent de comprendre ce qui a poussé le pilier de leur famille à disparaître. Alors que Hédi réagit vivement, réaménage l’appartement, enlève son alliance, Salmane met tout en œuvre pour retrouver sa mère. Son enquête commence avec de maigres indices – une lettre, un chat tigré, une clé rouillée –, et remue un nombre incalculable de regrets. Il pressent que ce départ est lié à l’histoire de ses parents, orphelins émigrés de Tunisie. Il devine aussi que l’événement va tous les transformer, surtout lui, Salmane, qui voit enfin advenir son passage à l’âge adulte.
Dans ce premier roman plein de verve et de sensibilité, Ramsès Kefi compose une fresque intime et sociale, où le quartier ouvrier de la Caverne est à lui seul un personnage, avec ses habitants pudiques, son PMU d’antan, ses reproductions de bisons sur les murs… Ce texte est un chant d’amour aux mères qui portent le poids de leur famille, sans bruit et sans reconnaissance, aux hommes fragiles, impétueux mais débordant de tendresse, à ceux qui ont le courage d’aller chercher dans le passé les remèdes aux maux du présent.
Les critiques
Babelio
Actualitté (Victor De Sepausy)
France Inter (Nouvelles têtes)
Le courrier de l’Atlas (Nadir Dendoune)
CitaZine (Isabelle Mercier)
Le Pavillon de la littérature
RFI (Chemins d’écriture)
RFI (De vive(s) voix)
Blog Mémo Émoi
Blog Just a Word (Nicolas Winter)
Blog À l’ombre du noyer
Blog Vagabondage autour de soi
Blog Tête de lecture
Ramsès Kéfi présente « Quatre jours sans ma mère » © Production Librairie Mollat
Les premières pages du livre
« Quatre heures se sont écoulées entre le moment où Hédi a raccroché et celui où il est venu m’avertir du coup de téléphone, vers minuit. Mon père sait où me trouver. Après le turbin, je m’amuse au même endroit lugubre, dernière escale avant la forêt. Sa peau couleur pain d’épice a viré blanc, comme si un fantôme scandinave le possédait. La surprise réchauffe mon corps. Lui ? Ici ? Mes fesses sont aplaties sur le capot d’une voiture déglinguée, dont le toit sert de comptoir. Café, jus d’orange, Coca, vodka. Hédi s’approche, mais pas trop. Avec sa paume, il m’ordonne de me redresser. Des noix de cajou m’échappent des mains. J’essuie mes doigts salés sur mon jean et ma veste en cuir qui ne se ferme plus.
Le lampadaire éclaire sa dégaine en vrac. Il a enfilé sa gabardine classe par-dessus le pyjama rose. Ses cheveux gris, toujours coiffés quand il sort, sont cachés par un béret bouloché. Les quatre gars avec moi se figent. Lui ? Ici ? Archie, mon binôme de toujours, lâche un petit cri aigu. On dirait la première scène d’un film d’épouvante. À cette heure-là, personne ne s’aventure dans ce désert de béton, où se dressait jadis l’ancien centre commercial. La nuit, son parking en plein air est la chasse gardée d’une poignée de galériens et de nostalgiques. Des types, qui dilapident leur temps comme s’ils avaient deux vies et une promesse de résurrection. On fume, on boit, on tchatche, on s’embrouille, on rit d’un walou. Et, sans trop savoir pourquoi, on se disperse quand le premier bus de la journée, à 5 h 14, escalade bruyamment son premier dos-d’âne.
Ma voix caillouteuse retombe illico en enfance :
– Papa ?
– Viens voir…
Je trottine vers lui. Nos nez se frôlent. On chuchote.
– Y se passe quoi ?
– Pourquoi tu ne réponds pas à ton téléphone ?
Du menton, mon père m’indique la direction de la zone industrielle, à trois cents mètres. En me retournant, je vois ma bande me fixer comme si je venais d’être capturé. Aucun d’entre eux ne bouge. Mon sac, avec mon uniforme du boulot, est calé contre le lampadaire. Je l’abandonne là-bas. C’est trop tard. Sur le chemin, Hédi refuse de répondre à mes Vas-y, parle. Seulement des Chut en rafale et le bruit de ses claquettes sur le bitume. On marche à même la route bouffée par les nids-de-poule, entre les cartons de pizza. Avec sa semelle, mon père écarte un hérisson immobile. Une douce touche, pour le secouer. Et il allonge sa foulée. Je m’accroche à sa manche, tel un toxico. Arrivé devant un abribus, il m’empoigne l’épaule.
– Ta mère a fugué.
– Comment ça fugué ?
– Je ne sais pas… Elle est partie.
– Comment ça tu ne sais pas ? Papa, tu rigoles, là ? T’as fait quoi ?
Il mime un coup de fil. Amani l’a appelé à 20 heures, pile quand il rentrait des courses. L’appel a duré deux minutes et seize secondes. Ma mère a reporté ses explications à plus tard. Elle est partie parce qu’elle en avait besoin et reviendra quand elle se sentira prête. Hédi n’a pas compris ce qui se passait. La voix d’Amani lui a paru tranquille, ce qui, de son propre aveu, l’a terrifié. Elle a parlé ; il s’est tu ; elle a raccroché. Depuis, il se cogne sur son répondeur. Il me demande si elle est devenue folle. Ou bien, si c’est lui. Notre ping-pong de questions usuelles est vain. Elle ne t’a pas causé d’un endroit ? Elle était préoccupée ? Y a eu une embrouille ? Est-ce qu’elle serait capable de faire une blague de ce genre-là ? Non à tout. Ses affaires dans l’armoire n’ont pas bougé. Elle serait donc partie sans rien ? Mes postillons arrosent Hédi.
– Raconte l’histoire depuis le début. S’il te plaît, recommence.
Il répète, en saupoudrant de détails supplémentaires. Amani était allongée sur le canapé quand il est sorti, vers 16 heures. Elle lui a filé une liste de courses – œufs, yaourts, liquide vaisselle. Il s’est posé au café, où il a joué à la belote jusqu’à 19 heures avec ses amis, avant de se rendre au supermarché. Quand il a poussé la porte, vers 20 heures, l’appartement était vide. Ma vessie se compresse très fort. La sensation d’accueillir toute l’urine du monde. Mon père lève les mains au ciel.
– Je te jure, tout était normal. Tu as pu voir quand tu es parti travailler, elle était bien.
– C’est impossible, il s’est forcément passé un truc… Ou alors elle doit être rentrée maintenant, j’en suis sûr.
Sur le chemin de la maison, on accélère. Je lui reproche les quatre heures de battement. Pourquoi n’est-il pas venu me trouver directement au boulot ? Pourquoi ne m’a-t-il pas appelé avant ? C’est son épouse, mais c’est aussi ma mère. Sans me regarder, il crache par terre et réplique que, dans ces cas-là, on ne réfléchit pas. Il avait couru dehors et démarré la Clio pour partir à sa recherche, rodé, inspecté les trois gares, les quatre hôtels et les deux hôpitaux les plus proches de la cité. Rien. Après ça, les vertiges qui le handicapent depuis sa retraite l’ont coincé. Il est rentré s’asseoir dans son fauteuil, boire une aspirine, chercher des indices et prendre une douche. À la moindre contrariété (une ampoule qui pète, le vent qui claque les volets, un verre renversé), Hédi transpire à mort.
Je propose de donner l’alerte, par texto, par Snapchat, par n’importe quoi. Quel snapchatte ? C’est quoi ça, encore ? La Caverne, notre terroir, est un quartier populaire comme un autre, où des hiboux aux fenêtres surveillent qui va et vient toute la sainte journée. Hédi pose un cadenas sur l’idée – on aurait pu en entendre le bruit. Sa hiérarchie est immuable : Dieu au septième ciel et, au huitième, la réputation de sa famille.
– On n’a même pas encore compris ce qui se passe et tu veux déjà ramener tous les autres ? C’est une affaire entre nous. Si quelqu’un avait remarqué quelque chose avec ta mère, on m’aurait appelé, tu le sais bien.
Mon portable dans ma poche vibre en continu. Au Parking, ils s’inquiètent. Archie a déjà pigé. Tata Amani va bien ? Mon père insiste, en tapotant sa tempe de son index. On la ferme. Il a trouvé un bobard pour ceux qui nous auraient aperçus dehors, lui et moi, à cette heure tardive. Nos toilettes débordent. Le Vieux anticipe le jour d’après. La fuite d’une Mama alimenterait rumeurs et cancans jusqu’au siècle prochain. Il ne se produit plus rien d’exceptionnel à la Caverne. Les récits de nos conteurs les plus doués surexploitent le passé. Ils ont le goût du chewing-gum mâchouillé. Et puis, il y a les codes tacites. Ici, une femme ne se barre pas en laissant un homme à la maison. Elle doit rester, quoi qu’il en coûte, quitte à se bousiller elle-même. Ce sont les mâles qui ont le droit de prendre la tangente et de recommencer leur vie s’ils le souhaitent. Parfois sur un autre continent, parfois à l’autre bout de la ville.
Mon père colle son front sur les boîtes aux lettres de notre immeuble, il manque de glisser sur un prospectus. Ses yeux noir cuir s’éclaircissent. Ils ont une couleur zébrée. Pour un roc tel que Hédi Gammoudi, ça équivaut à un pack de larmes. Dans l’ascenseur, je m’accroche à une certitude : ma mère est revenue. Elle est trop casanière pour l’aventure. Depuis un an, elle n’a plus mis un pied à la gare. La position du paillasson ruine mes espoirs. Elle ne l’aurait jamais laissé comme ça, en biais. Amani a ses superstitions.
Hédi avait oublié de verrouiller la porte de l’appartement et d’éteindre les lumières. Sur le carrelage du salon, des flaques d’eau racontent sa fâcheuse tendance à se comporter en monstre marin – il sort de la douche en s’essuyant à peine. Un charnier de plastique et de métal tapisse la cuisine. Le poste radio, trente ans d’âge, est en morceaux. Mes parents l’utilisent pour leurs vieilles cassettes, où survivent des chansons rares d’un autre temps. Hédi l’a pulvérisé, Dieu seul sait comment. Sur la gazinière, une marmite est stationnée comme un train au dépôt. Amani n’a rien changé à ses habitudes. Le lundi elle cuisine des pâtes piquantes, couleur terre battue, sur lesquelles trônent trois morceaux d’agneau. Et chaque lundi soir, elle se marre en regardant Hédi les dévorer avec du pain italien et la moitié d’un gruyère.
On improvise une perquisition aux environs de 1 h 30 du matin. Mon père a déjà retourné l’appartement, mais dans la panique il a peut-être oublié quelque chose. Je soulève des objets sans réfléchir et feuillette des répertoires posés sur la table basse du salon. Amani a l’habitude d’y noter des trucs, machinalement. Peut-être a-t-elle laissé un indice. Las ! Que des broutilles et des listes de choses à faire – renouveler sa carte de bibliothèque ou acheter de la colle forte pour réparer un tiroir. Nous n’avons même pas le luxe de contacter des complices potentiels. Ma mère est une solitaire zélée et comblée. Les amitiés ne l’intéressent plus.
Hédi, pieds nus, tourne en rond. Dans sa barbe, il marmonne des jurons sans destinataires – des malédictions contre X. En près de cinquante ans de mariage, il n’a jamais passé une nuit loin d’elle. Ils ne se quittent pas. Le matin, ils se chamaillent tendrement, mieux que des gosses. Le jeudi, ils vont boire un kawa au village d’à côté. Le soir, ils s’affalent devant la télé, blottis sur le canapé. Les derniers relevés de compte d’Amani ne révèlent aucune bizarrerie. Ses rares bijoux sont dans leur coffret et sa réserve de liquide, mille euros, est dans son enveloppe, dissimulée sous la machine à laver. Aucun numéro étrange sur sa facture téléphonique, ni de site louche sur son ordinateur, qu’elle n’utilise jamais quasiment. J’inspecte ma chambre en dernier. Comme je le pressens, Amani ne pouvait s’en aller sans m’avertir. Elle m’aime. Je l’aime aussi. Parfois elle me le dit. Hédi avait mal fouillé. Derrière mon coussin bleu, ma mère a glissé une feuille à petits carreaux, griffonnée au feutre.
Dans mon dos, mon père m’ordonne de lire à haute voix.
Je dois partir, vraiment. Mais je reviendrai. Tu comprendras. Je t’aime. À bientôt, fils.
Au recto, une date est soulignée et entourée en rouge. 23 novembre 2020.
– Relis ! »
J’enlève mes chaussettes et mon jean effrité à l’entrejambe à cause de mes cuisses épaisses, qui frottent comme des silex. Je renifle mon coussin, qui garde encore un peu du parfum mandarine de ma mère. Elle est où ? Si elle ne revient pas, qu’est-ce qu’on deviendra ? Je remonte mon col roulé jusqu’au front. Et je pleure, accroupi au pied du lit. C’est la première épreuve de ma vie. Je découvre, à trente-six ans, comment l’inquiétude peut torturer un corps. La boule au ventre, qui étrangle et soumet l’estomac. La tête devenue si lourde qu’on aimerait la dévisser. Les muscles qui se glacent. Pleurer. Avant cette nuit, je n’avais jamais goûté à ça de l’intérieur. Aucun deuil, aucune maladie, pas d’accident. J’ai déjà compati pour des copains de la Caverne ensevelis sous les emmerdes, mais je n’ai jamais porté de fardeau qui me donne envie de vomir mon cœur. Jusqu’à cette nuit, le Malheur avait sauté une génération de Gammoudi et je n’y voyais que justice. Le destin les avait fait casquer au-delà des montants raisonnables.
J’avais cinq ans quand Amani et Hédi m’ont raconté leur enfance dans un orphelinat niché sur une montagne d’Afrique du Nord. Le plus souvent, ils résumaient leur trajectoire sans virgule, pour ne rien détailler. La misère sévère au bled et l’exil très tôt pour la fuir. Le taudis à Marseille, la chambre de bonne à Paris et la renaissance dans un quartier HLM à onze stations de train de la capitale. Du pays ils n’ont rien ramené, hormis des « R » roulés (quand ils se fâchent), un amour inconditionnel pour la neige (ils la matent de la fenêtre avec des jumelles), une culture religieuse (les bases, mais rien de plus) et une addiction génétique au piment (quasiment tous les plats sont rouges).
Ils sont arrivés sans valises à la Caverne le 14 juin 1978, au huitième étage de la tour Hirondelle, huit ans avant ma naissance. Amani a tout de suite aimé la vue sur la forêt et Hédi, la grande baignoire dans laquelle il peut encore passer des heures. Une photo posée sur la télé immortalise leur emménagement. Ma mère, fine et pâle, porte une longue jupe bleue sous le soleil, devant le bloc. Avec ses yeux vert sauterelle, elle tire la langue vers Hédi. Mon père, moustachu à l’époque, se tient droit, à côté d’une mobylette. Il est souriant, dans un bleu de travail qui moule son torse rectangulaire et sa bedaine octogonale. Tous les deux ont mené une honorable carrière d’ouvriers. Amani a oscillé entre les ménages chez les riches dames, dans les usines puantes ou les bureaux proprets. Hédi, de cinq ans son aîné, a écumé les chantiers aux quatre coins de la région. Il acceptait souvent du boulot en plus les week-ends. Ici, il retapait un carrelage et repeignait une maison de campagne. Là, il construisait une mezzanine et refaisait la plomberie d’un appartement. Si bien que tout le monde à la cité pensait que le Vieux économisait, comme d’autres voisins, pour acheter un pavillon. C’était ça le rêve ouvrier, non ? Trimer fort, mais avoir un chez-soi à la fin, sans quittances de loyer dans sa boîte aux lettres. Ils se trompaient tous. Mes parents n’ont jamais envisagé de quitter la Caverne, où ils avaient trouvé la paix. Si bien qu’à l’école, lorsque la maîtresse nous avait demandé un exercice sur nos racines, Amani m’avait collé devant la fenêtre de la cuisine. Celle-ci, avant des plans immobiliers sans âme, donnait sur des fermes et champs à perte de vue.
– C’est ici, notre pays. Tu peux lui dire que tu es de la Caverne, à ta maîtresse. Et s’il y a un problème, je lui dirai moi-même.
Notre cité, ma mère l’avait connue flambant neuve, quand tous les appartements n’étaient pas encore pourvus. Quarante-cinq ans après, elle reste une exception parmi les grands ensembles du coin. Elle ne s’est pas vraiment dégradée et ne souffre d’aucun mal incurable. Quelques truands, mais pas de gros voyous. Pas de pauvreté extrême, ni de rivalités avec des cités voisines. Notre réputation à l’extérieur n’a pas évolué avec le temps. Nous sommes des métis (mi-paysans, mi- banlieusards), plus proches des bois que des centres-villes, ce qui explique nos intonations (on abuse des onomatopées), notre façon de nous saluer (en levant le poing) et nos peintures. Nos sept tours sont décorées de références à la Préhistoire, œuvres de Caverniens inspirés par le nom de leur quartier. Les murs de nos immeubles, de nos halls et de nos caves sont tagués d’aurochs, de bisons et de mammouths. Nous sommes les HLM de Lascaux. »
Extraits
« À la Caverne, il y a trois numéros à connaître. Fakhri « MacGyver » (spécialiste des IPTV et des réparations informatiques), Anita « La Chineuse » (capable de tout revendre et de tout dégoter très vite et pas cher, du costume pour un entretien d’embauche au lustre pour le salon) et Archie « L’Antillais » (la Némésis de tous les garagistes du département). Le deal, lui, a déménagé, a quitté les murs du quartier pour s’installer derrière la boulangerie, sous trois arbres. Les anciens voyous de la Caverne ont prévenu Jean-Baptiste, le Parrain du coin. Pour vendre ce qui se fume, aucun souci. Après tout, certains de ces quinquas seraient perdus sans leurs calumets quotidiens. Mais ils ont posé leur veto pour le reste. Dans les années 80, la drogue dure a buté sept jeunes Caverniens par overdose. Un par tour, comme une tueuse en série méthodique. » p. 49
« Il y a un an, j’ai rencontré Mimi au restaurant où je bosse. Très vite, on l’a surnommée « Verveine »: tous les soirs, à 19 heures tapantes, elle s’installe devant le comptoir pour boire une tisane, la jambe gauche en transe — sa tremblote se déclenche quand elle trempe son sachet dans son gobelet. Mimi a le sourire facile, une chevelure blonde interminable et des ongles rongés qui racontent les misères de son boulot: assistante sociale dans un bahut délabré. Là-bas, plus rien ne tient, et les profs se bagarrent les jours de pluie pour une salle de cours étanche.
Mimi est à peine mieux lotie dans la zone pavillonnaire qu’elle habite, en lisière de centre-ville. Les rats circulent dans les jardins, crèchent dans les garages et mordent les proprios qui organisent, une fois par mois, une manif inutile devant la mairie, Elle vit dans les travaux permanents, entre ciment, Carrelage et peinture. Ça la rend folle. Son mari, un comptable, tient à faire les rénovations en solo. Il a tout cassé, mais n’a pas la main bricoleuse. Elle, un peu plus. Alors elle consacre ses samedis et ses dimanches aux truelles et aux enduits. Avant, Mimi, qui frôle la cinquantaine, fréquentait le restau occasionnellement pour bosser ses dossiers en retard. Notre bouffe est dégueulasse, mais nos tables sont larges et notre wi-fi puissant. Depuis deux mois elle se pointe quotidiennement, juste pour une tisane. » p. 61
« — Salmane, tu ne peux pas comprendre.
Il n’a pas prononcé mon prénom depuis le jour où j’ai arrêté la fac. Une décharge me traverse. Mes épaules se lèvent toutes seules. Ça signifie qu’on est réconciliés? J’hésite à me rapprocher de lui pour le consoler. Mais je ne sais pas faire avec mon père, dont le câlin suprême est une tape tendre sur La joue. Il se palpe, à la recherche de ses clopes. Il les a oubliées chez Jacquou. J’hésite à lui en filer une. Par pudeur, je ne fume jamais devant mes parents. Mais les circonstances sont exceptionnelles. Hédi Gammoudi pleure. Je n’ai pas le temps de dégainer mon paquet. Ta mère est en Tunisie, Salmane. » p. 83-84
« J’éteins mon téléphone comme si j’avais commis un crime fédéral. Et je croise les bras très fort (ça tire) pour que me tremblements s’arrêtent. Ma trombine sur ce fil d’actualités rend la chose réelle. J’ai une famille qui me connaît et qui m’attend. Dans moins de vingt-quatre heures je serai là-bas, sur la montagne. La trouille profite du moment pour prendre le contrôle. La trouille de quitter la Caverne, de prendre un avion, de m’écraser, de mourir, de parler à des inconnus, de croiser un douanier, de retrouver ma mère, de rencontrer ma famille, de revenir à la Caverne. La trouille d’être amoureux. La trouille de foutre le nez dans ma vie et de me rendre compte que j’ai perdu du temps. La trouille d’avoir bientôt quarante ans. Un type roux me tapote la main. Vous allez bien, monsieur? C’est le terminus. Je bégaie. » p. 128
À propos de l’auteur
Ramsès Kefi © Photo Philippe Matsas
Après des études d’histoire et une parenthèse dans la restauration, Ramsès Kefi aborde le journalisme par hasard, en envoyant un texte – sur le café – à diverses rédactions. Le Bondyblog le publie et Rue89, dans la foulée, lui propose un stage. Il y restera cinq ans, à un poste de reporter polyvalent. En 2016, il rejoint le service Société de Libération, où il se spécialise dans les périphéries. En 2022, il part pour la revue XXI avec qui il publie À la base, c’était lui le gentil, un livre sur les rixes adolescentes. Quatre jours sans ma mère est son premier roman. (Source : Éditions Philippe Rey)
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