L’Armée des frontières

En deux mots
Ïssa Walther, fils d’un officier nazi et d’une mère algérienne, est agent double de la BND. Sous couverture de répétiteur coranique à Béchar, il aide le FLN à faire déserter des légionnaires. Entre psalmodie des sourates, missions périlleuses et amour impossible avec Ouzia, une institutrice au passé trouble, Ïssa traverse la violence d’une guerre secrète où s’entremêlent spiritualité et conflits d’identité.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’espion qui commentait le coran

À travers le destin d’Ïssa Walther, agent dormant qui officie comme répétiteur coranique à la mosquée de Colomb-Béchar, Paul de Brancion retrace un épisode méconnu de la guerre d’Algérie, l’exfiltration de plus de quatre mille légionnaires par les services secrets allemands.

C’est l’histoire d’un répétiteur coranique à la mosquée de Colomb-Béchar. Sa mission est d’enseigner et de commenter les sourates du Coran aux enfants. Et il s’en sort plutôt bien, lui qui n’avait pas suivi de réelle formation pour cette mission. Et pour cause.
Il est un agent des services secrets au profil idéal. Ïssa Walther est né à Sidi-Ferruch d’une mère algérienne et d’un père allemand qu’il n’a jamais connu – un officier nazi réfugié en Argentine. Il a été adopté par un légionnaire allemand, formé en théologie à Heidelberg et se définit comme un « Arabe occidental ».
Sa mission consiste à infiltrer le réseau FLN à Béchar et à faciliter la désertion des légionnaires. Dans les premiers temps, « en dehors des quelques leçons aux enfants et l’organisation du départ des déserteurs », il ne risque pas grand-chose. Puis le soldat de l’ombre est envoyé au Maroc inspecter une usine d’armement avant d’être ramené à Béchar une fois son rapport transmis.
Là, entre les actions violentes et les exactions vengeresses de l’armée française, il finit par éprouver plus de satisfactions à son métier de répétiteur auprès de la mosquée qu’à sa mission première. Ses cours deviennent des moments de grâce littéraire où résonnent les questions métaphysiques : « Maître, pourquoi on ne peut brûler les morts c’est parce qu’alors ils ne pourraient pas ressusciter ? » Les dialogues avec les enfants, Abdul, Lalla, Aziza, offrent une respiration contemplative au milieu de la violence.
Mais ses supérieurs savent combien l’oisiveté peut être néfaste et décident de l’envoyer au front, de l’engager dans une action sanglante. Il échappera de peu à la mort. « Je ressens une violente douleur à la jambe, je suis touché, je tiens le coup. Une grenade offensive explose, je ne vois plus rien. Aveuglé, je m’écroule. » Son long séjour à l’hôpital de fortune de Kenadsa devient une méditation sur la douleur et l’absence, où la morphine dialogue avec les mystiques musulmans. Après une convalescence plutôt agréable, il retrouve la mosquée et ses enfants, mais aussi la dure réalité de cette guerre et notamment les essais nucléaires français à Reggane. Par la voix du lieutenant Ténèbres, Brancion révèle l’usage de prisonniers condamnés à mort comme cobayes, « ligotés à des poteaux, volatilisés pour les plus proches ; brûlés par la déflagration et défigurés pour les plus éloignés ». Ce pan méconnu de l’histoire française résonne comme un cri d’alarme.
Au café Vignaud, lieu de rencontre des légionnaires et des agents, Ïssa tisse sa toile. Il y croise Ivanov, poète déserteur de la Wehrmacht devenu capitaine de l’ALN, Schwartz, ancien SS torturé par ses démons, Tran Duc, légionnaire vietnamien agent double. Chacun porte ses blessures, ses loyautés contradictoires. « Dans la légion on n’a qu’une patrie : la légion, enfin en principe », ironise l’un d’eux.
Mais c’est avec Ouzia Nesrine, institutrice et fille de l’imam, que se noue la relation la plus troublante. Leur passion se vit dans l’urgence, au bord de l’oued : « Nos mains se joignent, nous nous allongeons cette fois oubliant le repas, le thé, et toutes les friandises. » Pourtant, Ouzia est liée à Boussouf, chef redoutable du renseignement algérien. Lors de l’attentat qui vise le général de Chénérailles pendant la remise de décoration de Simon Benattal, Ïssa aperçoit un fil au sol avant l’explosion. Ouzia était-elle dans le coup ? « Le général de Chénérailles hausse les épaules : « Si c’était l’œuvre du FLN, nous serions morts. » »
La force du roman réside dans cette tension permanente entre contemplation et action. Ïssa cultive une « sieste éveillée », un détachement qui lui permet de supporter l’horreur : « Tenter d’inventer une issue qui n’est pas tracée. C’est cela rendre son dû. » Il lit le Livre des Haltes d’Abd el-Kader, dialogue avec les gnostiques musulmans, cherche dans la spiritualité un refuge contre la violence.
L’écriture de Brancion alterne moments de violence brute et méditations poétiques. Les sourates scandent le récit comme une litanie : « Lorsque le soleil s’éteindra / Que les étoiles s’obscurciront / Que les chamelles pleines seront laissées à l’abandon. » Cette polyphonie donne au roman une dimension chorale où résonnent les voix des enfants, des soldats, des déserteurs.
La postface révèle l’ampleur de la documentation : archives de Foccart, témoignages sur les essais nucléaires, lecture des sourates et des écrits d’Abd el-Kader. Brancion s’est inspiré de figures réelles comme Wilhelm Schulz-Lesum ou Winfried Müller, devenu Si Mustapha dans l’ALN. Le réseau a existé, orchestré par Franz Vechta, et 4111 légionnaires ont déserté avec l’aide du FLN.
Ce matériel donne sa densité à ce roman où se mêle spiritualité et la violence. Quand les frontières – géographiques, identitaires, morales – se brouillent, la voie de la résistance face à l’absurdité de la guerre est bien difficile à trouver.

L’armée des frontières
Paul de Brancion
Éditions Maurice Nadeau
Roman
188 p., 19 €
EAN 9782862316307
Paru le 2/09/2025

Où ?
Le roman est situé en Algérie, principalement à Colomb-Béchar et au Maroc, au Danemark, à Copenhague, en Allemagne, notamment à Hambourg et Heidelberg, en Autriche et en France, à Paris.

Quand ?
L’action se déroule de 1958 à 1962.

Ce qu’en dit l’éditeur
Ïssa Walther, de mère algérienne et de père officier nazi, est recruté en 1958 par un réseau allemand de soutien au FLN, pour organiser et structurer la désertion des légionnaires. Agent sous couverture, il partage son temps entre l’enseignement du Coran aux enfants de Béchar et des opérations d’exfiltration à la frontière marocaine. Soldat rigoureux et entraîné, il est aussi un être spirituel et sensible.
L’histoire de L’Armée des frontières évoque un épisode méconnu de la guerre d’Algérie dans un récit d’action où la vision poétique domine.

Les critiques
Babelio 
Collateral (Christiane Chaulet Achour) 
K-Libre (Laurent Greusard) 
Le Monde libertaire (Francis Pian) 
Le Provincial (Aly D.) 
Blog Daily Passions 


Paul de Brancion présente « L’Armée des frontières » © Production Éditions Maurice Nadeau

Les premières pages du livre
« TOUT LE MONDE DOIT MOURIR
J’étais répétiteur coranique à la mosquée de Béchar. J’enseignais aux enfants à psalmodier les sourates du Coran, ils posaient des questions sur Dieu, la vie, la mort,
j’y répondais du mieux possible. J’apprenais beaucoup et trouvais là une véritable satisfaction.
Me revient cet échange que j’ai eu avec eux.
— Maître, Maître, j’ai compris pourquoi on ne peut brûler les morts c’est parce qu’alors ils ne pourraient pas ressusciter, ça serait trop compliqué.
— Tu as raison, et justement, aujourd’hui, nous allons parler du service des morts.
— C’est quoi le service des morts, Maître ?
— C’est la toilette que l’on doit au défunt, comment il faut le vêtir, le tenir, le porter en terre. C’est un dernier adieu. Il y a aussi la prière que je vous réciterai.
— Oh ! Je l’ai déjà entendue pour mon grand-père, dit un garçon.
— Eh bien tu m’aideras à la prononcer si tu veux bien.
— Oui, dit l’enfant les yeux brillants de fierté. Oui.
Pour parler de tout cela j’ai travaillé sur le précis des pratiques coraniques de la bibliothèque de la mosquée mais aussi rassemblé mes souvenirs d’enfance. J’ai réuni10 L’armée des frontières la classe des filles et celle des garçons en obtenant l’accord
extraordinaire de Cheik Mekhtoub.
— À condition de les maintenir chacun d’un côté, les filles à droite, les garçons à gauche.
— Comme dans les écoles talmudiques, ai-je répondu en riant. Mekhtoub n’a rien dit. Dans un silence religieux, je commence.
— Comme vous le savez tout le monde doit mourir. Les hommes, les femmes, les enfants, les animaux, les insectes. Tout le monde meurt un jour parce que tout le monde naît
un jour.
Sur ce sujet très grave, vous pouvez me poser des questions. Je vous ai réunis ensemble, ce qui n’est pas l’habitude, justement parce que l’homme et la femme ont un même destin mortel.
Un enfant lève la main.
— Maître le Prophète est mort lui aussi ?
— Oui, à l’âge de 63 ans en l’an 10 de l’Hégire, en 632 à Médine. Il n’a laissé derrière lui que quelques biens, aucune fortune, aucun trésor, pas le moindre dinar.
— Alors il est mort misérable ?
— Non pas misérable mais dans le dépouillement. Je vais vous parler maintenant des rituels. En général on sait que nous allons mourir mais il est difficile d’y croire pour soi parce que nous sommes en vie : la mort c’est l’affaire des autres. Tout le monde est unanime sur le fait que l’on va mourir mais peu s’y préparent.
— Mon papa il dit qu’on doit travailler comme si on allait vivre éternellement et vivre comme si on allait mourir le lendemain dit une fille en rougissant.
— Ton papa me semble sage nous ne savons pas, Inch Allah ! ce que nous réserve la vie, à chaque instant une partie de nous disparaît.
— Oui Maître, ajouta-t-elle, mais chaque jour apporte aussi du nouveau…
— Bon, je reviens à mon sujet, si vous voulez bien.
Quand quelqu’un meurt il faut l’enterrer dans les 48 heures selon la règle. En effet, le corps se gâte et pourrit surtout s’il fait chaud. La fosse doit être profonde pour qu’il n’empeste plus et ne puisse pas être déterré par des animaux sauvages ou des chiens. Elle doit être large pour que ceux qui y descendent le mort et l’installent ne soient pas trop à l’étroit.
— Oui, lorsque mon grand-père est passé dans l’autre monde, eh bien mon père et mon oncle ont eu toutes les peines du monde à creuser une fosse assez profonde : le sol du terrain était très caillouteux, il a fallu casser le rocher.
— Vous voyez ! La fosse doit avoir la hauteur d’un homme de taille moyenne, moins s’il s’agit d’un enfant, alors quatre coudées et demie suffisent. Le corps est enterré à même la terre, jamais dans un cercueil ni dans un caveau. Le mieux est de le déposer dans une niche latérale qu’on a préalablement creusée, ainsi les humeurs du corps s’écoulent
plus facilement. Il y a quelques petites exclamations de dégoût.
— Mais maître avant d’enterrer le mort, on ne le prépare pas ?
— Si bien sûr, on lave le mort, on le parfume. Le mari lave sa femme, l’épouse lave son mari.
— Et si le mari ou la femme sont trop vieux, ou déjà morts ?
— Alors le fils lave son père, la fille lave sa mère, ou le petit-fils ou la petite-fille. Ça dépend des circonstances. Il faut en tout cas manipuler le corps du défunt avec douceur, comme s’il était encore vivant. On le lave pour le débarrasser de ses impuretés. Avec un gant de toilette, de l’eau pure, on peut ajouter un peu de lotus, de jujubier ou du camphre mais pas de parfum, sauf si on n’a rien d’autre sous la main. Il faut une table pour permettre l’écoulement de l’eau, une douchette, une serviette large pour cacher la nudité du mort que l’on doit respecter.
— Cela ne doit pas être facile parce que quand on se lave on est tout nu ! dit un enfant. Les autres rient.
— Tu as raison mais le but est de cacher les défauts du défunt, de préserver son honneur. Alors on découvre la partie du corps qu’on lave, puis on l’essuie et le recouvre avant de passer à un autre endroit. Pour les parties intimes, on les lave sans les découvrir.
— Comme ça, c’est moins gênant, dit une fille.
— Oui, c’est vrai. Il est par ailleurs interdit de coucher le mort sur le ventre durant les ablutions, il doit rester tout le temps sur le dos.
— Alors, il faut le soulever, dit un autre enfant.
— Oui, et avec précaution : on le soulève pour lui laver le dos et on le repose, puis on fait pareil pour les jambes et le reste du corps sans jamais le retourner. Il est aussi interdit de porter le mort sur les épaules, on doit utiliser une civière pour le déplacer.
— C’est très compliqué, tout ça, Maître, disent-ils. En plus on doit être triste, certains doivent perdre courage.
— Bien sûr que ce n’est pas facile. Mais les rites funéraires sont justement là pour nous aider à nous ressaisir, à ne pas rester les bras ballants dans notre malheur. D’ailleurs, le Saint Coran dit qu’Allah pardonnera quarante fautes à celui qui lave le mort, habillera d’or celui qui met le linceul et enlèvera deux montagnes de péchés à celui qui l’enterre.
— Parce qu’il aura déplacé des montagnes de terre et de rochers pour creuser une tombe, fait remarquer celui dont le père a eu toutes les peines du monde pour enterrer le grand-
père.
— Ton oncle et ton père peuvent faire un gros tas de bêtises maintenant, lance un des enfants !
— Allons, allons, du calme. Après avoir lavé le mort il reste à le déposer dans son linceul sans montrer la hawa, la nudité, ce n’est pas aisé. Alors seulement on peut enterrer le mort et commencer la cérémonie. On l’emmène sur une civière et l’installe près de la fosse, puis l’imam ou, à défaut, un membre de la famille, généralement le chef de famille, prononce les prières takbir à voix basse. Suivant qui l’on enterre, l’officiant se tient à la tête s’il s’agit d’un homme et au milieu du corps pour une femme.
— Et pourquoi on ne brûle pas les défunts ? Ce serait plus simple, plus propre.
— Non le Coran l’interdit. Il ne s’agit pas de simplicité car la mort n’est pas simple.
— Pardon maître, dit l’enfant.
— Ce n’est pas grave !
— Maintenant il est temps de psalmodier la prière pour le mort comme nous le faisons souvent. Certains d’entre vous la connaissent déjà.
« Nous sommes venus pour t’implorer en intercédant en sa faveur. O Allah s’il était bienfaiteur accorde-lui plus de bienfait, s’il était malfaisant accorde-lui ta clémence, ta miséricorde. Préserve-le des troubles de la tombe et de son supplice, élargis pour lui l’espace sacré de sa tombe, écarte la terre de ses côtés accorde-lui Ta miséricorde le salut de ton châtiment jusqu’à ce que tu le ressuscites en paix pour ton Paradis. »
Les enfants psalmodient deux fois la prière et c’est la fin du cours. Mais l’un d’eux, celui qui s’interrogeait sur l’incinération, revient à la charge :
— Tu dois avoir raison, Maître, il ne faut pas brûler les morts, comme ça, ils peuvent ressusciter, enfin, peut-être. Alors, je pose sa main sur la tête de l’enfant et lui dis en
souriant :
— Allez, file !
Le téléphone retentit :
— M. Walther, votre femme vient d’avoir un accident elle est morte, sa voiture s’est encastrée dans un arbre. Elle se trouve à la morgue du Statshospital. Pourrez-vous venir
l’identifier ? Journée grise, Aarhus, royaume de Danemark.
Autopsie, analyse de sang. Elle souffrait de la maladie de Charcot.
— Son véhicule n’a tué qu’elle.
Prévenir ses parents.
Se souvenir d’elle déjà au passé.
Je disais toujours, « je suis un Arabe occidental », elle riait sans répondre. Elle savait peu de choses sur mon passé sinon que j’étais franco-allemand, d’origine algérienne. On s’est rencontrés dans un bar. Elle était rousse j’étais brun, elle avait les yeux bleus alors que les miens étaient presque violets. Birthe travaillait à l’Institut de physique nucléaire de l’université de Copenhague, dans les sous-sols où Niels Bohr avait jadis déambulé avec sa pipe, ses belles vestes à chevron, ses manies. J’avais été engagé comme lecteur au Romansk Institut et assistant à l’Institut d’études politiques de l’université d’Aarhus. Trois jours par semaine, Birthe prenait le ferry pour Copenhague. Elle ignorait mon vrai nom et ce qui m’avait mené jusqu’au Danemark.
Après la cérémonie de crémation à Mols, ses cendres ont été dispersées dans la mer. Maintenant, je suis seul dans l’appartement silencieux. Je vois le haut des arbres de la forêt de Riiskov et songe. Est-ce que les morts disparaissent purement et simplement ? Quelque chose subsiste-t-il ?
Je suis Ïssa Walther, né à Sidi-Ferruch, mère algérienne, Asrar Toufik, et père officier allemand, Aloïs von Reuss, attaché militaire au consulat d’Alger. Lors d’une soirée, il a le coup de coup de foudre pour elle qui ne tarde pas à tomber enceinte mais il l’abandonne et rentre à Berlin pour la plus grande gloire du Reich. Elle ne le reverra jamais.
Plus tard, ma mère épouse Heinrich Walther, sous-officier dans un régiment d’élite de la légion étrangère. Il m’adopte lorsque j’ai deux ans, je n’aurai pas à me plaindre de ce père-là. Ferme mais juste, souvent absent, il m’apprend sa langue et le sens du silence.
Il a croisé Aloïs von Reuss avec déplaisir.
— Il était déjà nazi quand il a connu ta mère, me dit-il une fois d’un ton agacé. Elle ne parlait jamais de lui, j’ai toujours respecté sa réserve.
À douze ans, nous quittons l’Algérie pour Paris. J’entame mes études secondaires, ma mère reprend sa médecine. Son diplôme en poche, elle m’emmène Outre-Rhin, d’abord à Hambourg, puis, au gré de ses affectations dans divers hôpitaux militaires d’autres villes de la nouvelle République Fédérale d’Allemagne. Je poursuis des études de droit, de politique et d’histoire des idées à l’université de Heidelberg. C’est là que les services de renseignement de la RFA, la BND ou Bundesnachrichtendienst me recrutent dans l’idée de m’envoyer en Algérie… comme agent dormant. Je donnerai des renseignements à la BND et aiderai le réseau FLN à retourner des légionnaires français.

MÉTAMORPHOSE
Durant quatre années, sous l’identité d’Ïssa Walther, je participe discrètement à la lutte contre le colonialisme français aux côtés du FLN. Comme agent double des services secrets allemands infiltré, ma mission est de faire du renseignement et d’aider le réseau FLN à repérer les soldats français susceptibles de déserter.
Quand la BND me propose de me rendre en Algérie, j’accepte. C’est le pays de mon enfance. Mourir ne me fait pas peur, vivre en vaincu, si. Je suis une tête brûlée, j’ai soif d’action. Je me dis que la lumière sera au bout du chemin.
Ça tombe à pic.
Je suis une formation militaire : tir, exercices de self-défense, maniement des explosifs. Certains de mes instructeurs sont d’anciens SS. Mes analyses psychologiques sont excellentes. Mes performances militaires aussi. J’amortis bien les chocs et traumatismes. Pour la BND, ma jeunesse n’est pas un handicap. Je parle parfaitement l’arabe, le français et l’allemand.
Mes supérieurs ont le sentiment d’avoir mis la main sur une recrue de premier ordre.
Mes rapports avec les autres agents de la BND sont distanciés. À leurs yeux, je suis à peine un Allemand… plutôt un Arabe.
Envoyé au Maroc j’y rejoins d’autres agents, dans un réseau de soutien allemand au FLN Algérien.
À Tétouan je suis accueilli par Wilhelm, ingénieur aux tempes grisonnantes.
— Ce que nous faisons est dangereux, me dit-il, les Français nous ont dans le collimateur. Ils n’aiment ni les Allemands, ni les Arabes et sont très arrogants, ils pensent que les autres sont moins intelligents qu’eux.
Je le regarde avec un sourire amusé.
Je sais bien que pour les Français « l’indigène nord-africain est un être primitif au cortex peu évolué et à la vie végétative », comme le dit Antoine Porot, de l’École de psychiatrie d’Alger. Je n’aime pas les Français pour les connaître trop.
— Ta mission est d’écouter et de repérer les légionnaires susceptibles de déserter. Tu ne seras pas dans l’action, tu resteras en retrait la plupart du temps.
— Mais, comment les contacter ? Ils se sont engagés, ils ont signé un contrat. Se défiler, en temps de guerre, c’est risqué. L’article 408 du code de justice militaire français prévoit dix à vingt ans de réclusion criminelle pour désertion.
— Ce ne sera pas ton rôle, Dieter le chef du réseau s’en chargera toi tu seras là en appui au cas où. Nombre de légionnaires méprisent l’armée française qui torture ses prisonniers, bafoue les lois de la guerre, s’attaque aux plus faibles. Pour eux elle est devenue une force de maintien de l’ordre dangereuse et sournoise. Ce sont justement ces gars-là qu’il faut faire revenir im Deutschland.
Les services de Franz Vechta, alias Mustapha, auquel tu auras l’honneur d’appartenir sont assaillis de demandes d’Allemands et d’Autrichiens, candidats au retour vers la mère patrie. Ta mission est de faciliter et d’organiser, poursuivre et intensifier ce mouvement.
Nous quittons Tétouan pour Oujda où je pourrai rencontrer certains membres du réseau. En regardant le paysage défiler, je pense à mon père adoptif, Heinrich Walther. Je sais que les légionnaires sont des types qui aiment l’aventure, pas la vie normale et ils ont un passé compliqué. Ils font corps avec la légion, c’est elle qui leur a appris à être des hommes courageux, solidaires, pugnaces. Ils n’ont pas peur de mourir et vendent
chèrement leur peau. Cela ne fait pas forcément d’eux des génies. Tous ont du caractère. Mais il ne faut pas exagérer, comme partout il y a parmi eux des petites frappes, des connards et des assassins. Cela dit, ce doit être un déchirement de déserter. Nous traversons les grandes plaines autour de la ville.
Et passons la nuit à Fès.
Je marche dans les rues, regarde les fours banaux qui dispensent une lumière rouge sang. Tout autour cela sent bon le pain.
Nous partons très tôt le lendemain.
Pendant la suite du voyage nous parlons peu. J’en profite pour dormir. Arrivons dans la nuit à Oujda. Installation rue Berge au siège de la délégation du consulat allemand.
— J’ai été condamné à mort par les Français !
Par cette phrase laconique, Wilhem m’accueille au matin. Il m’annonce que Franz Vechta, responsable du programme de désertion, nous invite à dîner. Je suis inquiet à l’idée de rencontrer « ce maître déserteur ». Je marche, m’arrête dans un café, bois du thé, tente de faire silence en moi-même et de patienter.
J’ai quitté l’Algérie très jeune, je me sens plus Français qu’Algérien et plus Allemand que Français, alors cette histoire de faire déserter les légionnaires ne me concerne pas directement.
Je préférerais me battre, cacher des armes, organiser des raids.
Les hommes autour de moi dans le café fument et parlent tranquillement. De toute façon je ne sais pas à quoi consacrer ma vie. Je suis Ïssa Walther, agent dormant au service du FLN.

UN MAÎTRE ESPION
C’est une maison simple avec des volets bleus. Elle donne dans une impasse.
Nous sommes accueillis par Franz Vechta. Grand, lèvres charnues, front large, il porte une saharienne blanche avec des épaulettes. Il me regarde droit dans les yeux « salam aleikum » et me questionne sur mon enfance algérienne, ma vie en Allemagne. Il s’adresse à moi en français, il a un très léger accent allemand, avec des intonations autrichiennes.
Nous causerons, seul à seul, après le café, au jardin puis dans son bureau. On entend les grillons, il fait chaud. Il émane de la douceur de cet homme, il a de belles mains.
— Tu peux me tutoyer. Nous sommes camarades, susceptibles de nous faire descendre par les services secrets français ou par le SDECE. Et si le vent tourne, par les services allemands. L’Allemagne joue un jeu double assez dangereux. Le plus important est d’avoir une ligne claire, en soi-même.
— Je n’ai pas les idées claires.
— Tu as le mérite d’être franc, répond Franz Vechta en riant. Tu veux savoir si je suis un homme de principe. C’est logique. J’appartiens au peuple algérien, je veux le défendre.
Je suis un ennemi du colonialisme français, je veux l’abattre. Au surplus, les Français se comportent comme des brutes.
— Si je peux me permettre, Monsieur, il n’existe pas de conflits qui opposent des gentils aux gentils.
— Nous sommes face à des horreurs inacceptables mais utiles, car elles démoralisent ceux des Français qui sont restés droits. De notre côté aussi il y a des atrocités. La violence appelle la violence. Toi, tu n’as aucune révolte en toi ?
— Quelque chose comme une sorte d’indifférence.
— Ennui, peut-être ?
Je ne réponds pas.
Les fenêtres sont ouvertes sur le jardin, Vechta se met à parler.
— T u connais la mentalité de nos cibles. J’ai étudié ton dossier, ton histoire personnelle est complexe. Je sais sans doute à ton sujet plus de choses que toi-même.
Quant à moi, je suis un déserteur de l’armée allemande. Enfant, j’ai vécu dans la montagne autrichienne, au Tyrol, à cette époque les gens avaient le sens des valeurs, de la terre et de Dieu mais n’étaient pas favorables aux nazis. Pourtant, ma mère m’avait appelé Siegfried pour se faire bien voir.
Elle avait quitté mon père qui avait eu des problèmes avec la Gestapo.
Je m’ennuyais à la maison, j’écoutais la BBC. Ma mère ne pensait qu’à danser. Moi, je faisais de longues randonnées dans la montagne. De retour au village je traçais des inscriptions antinazies sur les murs. J’ai été dénoncé. Ils m’ont mis leurs grosses chaussures sur la tête, ont dit « si tu nous dis avec qui tu as fait cela, on te relâche ». Je n’avais rien à dénoncer, ils m’ont enfermé trois jours et trois nuits dans un cagibi sans lumière puis ils m’ont enrôlé de force dans la Wehrmacht, sur les bords de la mer Baltique. J’ai tenu trois ans avant de trouver le moyen de filer pendant une mission d’attaque en Pologne. Je me suis enfui et j’ai fini par rejoindre l’armée Rouge.
À la fin de la guerre ils m’ont envoyé faire mes classes en Allemagne de l’Est, à Kleinmarnau, école du KGB, qui forme les cadres politiques des services secrets de l’Allemagne communiste.
L’endoctrinement idéologique et leurs méthodes m’ont déplu. J’ai déguerpi vers l’Ouest. La possibilité de passer de l’autre côté existait encore. J’ai cherché du travail en RFA mais j’ai fait chou blanc. J’errais sans but et sans argent. Je suis parti pour la France, j’y ai commencé des études de journaliste. Avec dans ma besace, mon passé et mes convictions.
C’est à Paris que j’ai rejoint le FLN grâce à Reimar Holzinger. J’ai rencontré l’Islam, y ai vu une vision du monde capable de m’aider dans le combat contre le colonialisme.
Notre lutte est juste. Lutter contre le colonialisme, transporter des armes et des fonds est dangereux. On m’a exfiltré pour le Maroc, j’ai rejoint l’ALN, me suis battu contre les Français, particulièrement contre la légion. On a fait le coup de feu, des embuscades, des rezzous. Les légionnaires sont des adversaires redoutables. Ils n’ont pas peur de la mort, la recherchent presque. Pour les affaiblir j’ai eu l’idée de tenter d’infiltrer la légion. Les chefs de l’ALN trouvaient cela risqué, j’ai insisté. Ils m’ont donné le feu vert. J’ai tenté le
coup. Mais, je ne les ai pas convaincus. La légion ne voulait pas de moi, ça m’a vexé.
— Nous continuerons demain, dit Vechta, une chambre t’est réservée.
Par la fenêtre entrouverte j’entends les bruits de la ville. Des gardes font les cent pas dans le jardin. Je m’endors. À l’aube, au chant du muezzin, je pars à pied le long de
la route de Saidia puis reviens vers la gare. La vie bat son plein, les petits ânes surchargés trottinent avec leur fardeau.
Je prends un café à une terrasse, des hommes fument.
Je déjeune dans ma chambre, reçois la visite de la chatte de la maison. Elle se couche près de moi et ne bouge plus. Après le repas tout est plongé dans un grand silence. C’est l’heure de la sieste.
On frappe à ma porte.
— Si Monsieur Vechta vous attend.
Je jette un peu d’eau sur mon visage. Franz Vechta me reçoit en compagnie de Wilhelm.
— Une petite chatte s’était installée près de moi et je me suis endormi.
— Ah, c’est Maymi Alkasi, dit Vechta, « mimi paresse ».
Tu es tout excusé. Vous partez tous les deux demain pour Oran et là, plus de filet de sécurité. Vous traversez la frontière à pied, un passeur viendra vous chercher, prenez le train direction Colomb-Béchar, ta base d’opération. Durant le voyage en train Wilhelm t’expliquera comment procéder et te briefera sur les modes d’exfiltration ainsi que sur nos
liens avec les services du FLN. Fondamentalement tu seras là pour écouter, comprendre et donner des informations. Tu ne dormiras que d’un œil.
Pendant que Wilhelm est allé préparer notre départ, Vechta me retient pour évoquer ma future « couverture », répétiteur à l’école coranique de Béchar. Il sait que j’ai pratiqué l’œuvre de Louis Massignon, suivi, à Heidelberg, les séminaires de Henry Corbin en théologie, de Hans-Georg Gadamer et de Karl Löwith et que dans mon enfance j’ai fréquenté l’école coranique. Vechta ajoute qu’à Oran je rencontrerai le Colonel Abdellatif Boussouf chef du renseignement, des transmissions et des écoutes. C’est un homme redoutable et puissant que certains considèrent comme un meurtrier. Il fait partie de ces individus qui jouissent du pouvoir de supprimer la vie des autres et s’en arrangent fort bien.
— Il y a au sein du FLN et de l’ALN, des luttes pour le pouvoir qui peuvent déboucher sur un sommeil définitif.
— Une sieste éternelle ?
— Ça n’empêche pas de continuer à avancer. De toutes
les façons, ce sera ton métier de faire la sieste et écouter les enfants psalmodier.
Vechta me serre la main. Ça y est, ça commence. Le départ, demain, sera matinal.

À propos de l’auteur

Paul de Brancion © Photo DR

Paul de Brancion est poète et romancier. Il est aussi agriculteur bio, cavalier, dirigeant d’entreprise, producteur de radio. Il a publié Le Château des Étoiles, (2005), Ma Mor est morte (2011), Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre (2013), L’Ogre du Vaterland (2017), Black-out (2023). Il est rédacteur en chef de la revue Sarrazine et directeur du lieu culturel L’Ours et la Vieille grille, à Paris. Il participe à de nombreux festivals en France et à l’étranger. (Source : Éditions Maurice Nadeau)

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