Le bel obscur

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

(deuxième sélection)
En lice pour le Prix Décembre 2025

En deux mots
Une femme explore son arbre généalogique et découvre un ancêtre dont on a voulu effacer toute trace. Sa quête coïncide avec la révélation de son mari Vincent : il est attiré par les hommes. S’ensuit une vie conjugale hors norme où se succèdent les amants masculins au domicile familial. Pendant trente ans, le couple persiste, chacun cherchant sa place dans cette configuration inédite.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Une famille très singulière

Caroline Lamarche signe un roman aussi troublant qu’original dans lequel elle tisse un fil entre deux destins séparés par plus d’un siècle. : celui d’Edmond, ancêtre du XIXe siècle, et celui de Vincent, son mari qui se découvre homosexuel. Un récit intime et courageux qui explore un territoire rarement défriché.

En explorant son arbre généalogique, la narratrice découvre une branche oubliée, celle d’un certain Edmond (1834-1865) qui l’intrigue au plus haut point. « Je me suis précipitée sur cette voie de traverse dans l’espoir de faciliter le chemin vers l’élucidation de mon propre destin. » Dans un dossier, elle découvre deux photos, dont celle du bandeau du livre. Thomas, son grand-cousin, lui confie : « C’est une photo plus grande, où il est travesti. » Un homme mystérieux que la narratrice qualifie joliment de « bel obscur ».
Des informations parcellaires qu’elle entend combler en ayant recours à la graphologie puis à un médium chargé de faire parler les morts et enfin à une astrologue qui finira par lui confier qu’Edmond et elle sont des « jumeaux astrologiques ».
« J’en conclus que je puis être pour lui à la fois une sœur et une mère. Sœur d’âme par la proximité de nos configurations astrales ; mère adoptive par mon désir de le réintégrer dans la famille. Mais peut-on à ce point s’emparer d’un mort ? Et d’un mort qui n’aimait pas les femmes ? » Cette dernière question explique sans doute l’intérêt de la narratrice pour cet ancêtre au moment où elle découvre que Vincent, son mari, est attiré par les hommes.
Dans le couple – ils sont mariés et parents de deux filles – le quotidien est bouleversé, car soudain un nouvel homme s’installe dans la maison. Brian, le premier amant, se révèle prévenant envers cette épouse qui accepte la situation. Il lui offre des livres. Au fil des mois puis des ans, ce ménage à trois prend un caractère « ordinaire ». Chacun est désormais libre de sa sexualité. « Et puis se séparer pour quoi ? Que deviendraient notre entente, nos filles, notre maison si nous faisions comme tout le monde ? Il ne voulait pas me perdre, moi non plus. » La narratrice ajoute, lucide : « Vincent était l’élément solaire du couple, admiré par mes amies, ma famille, nos voisines et ses collègues de travail. Moi, entre le soin aux enfants et un mi-temps professionnel, je menais une existence discrète, presque grise. » Les magazines féminins et leurs recettes pour « maman solo » ne font que « réinventer à notre usage le supplice de Sisyphe ».
Pourtant, lorsqu’elle est invitée à suivre mari et amant dans les clubs gay, une impression persistante de ne pas être à sa place se développe. En fait, elle fait vite le constat d’une asymétrie troublante dans leur arrangement. Il ne fonctionne que dans un sens, car elle refuse la présence de son propre amant, l’homme de l’eau rencontré à la piscine, au sein de son foyer.
Notons à ce propos que l’élément aquatique traverse tout le roman. Edmond en nageur courageux qui « le 21 mars 1862, a sauvé deux jeunes gens qui se noyaient dans la Meuse », comme le précise le diplôme décerné par la Ville de Liège. La narratrice pratique la natation puis l’apnée, où elle rencontre justement son futur amant. Comme si l’eau symbolisait à la fois le danger et la renaissance, la noyade et le sauvetage.
Voulant mieux comprendre sa situation, elle lit Virginia Woolf, Marguerite Duras, Vita Sackville-West, Oscar Wilde et cherche des ouvrages consacrés aux femmes d’homosexuels et découvre un territoire largement inexploré. Cette place à part dans l’histoire des genres et des sexualités, demeure invisible dans les études.
Caroline Lamarche examine cette situation qui conteste les standards établis avec une clarté d’esprit. Son style, à la fois minimaliste et chargé, parvient à exprimer l’indicible sans jamais tomber dans le voyeurisme. Elle termine par cette pensée splendide : « Si je m’interroge sur la finalité de l’écriture de ces pages, il me semble que j’ai cherché à décrire la marche de deux êtres qui défrichent un champ commun à la manière des bœufs ou des chevaux reliés par le front. Sauf qu’il n’est pas besoin de joug taillé dans le bois pour des époux dont chacun a son propre territoire. Une main donnée dans le sommeil, s’enlacer quand on marche, les fils invisibles qui vous lient par le front, je veux dire par la pensée et le rêve, voilà qui constitue ce lien inflexible mais léger qui résiste à la séparation. »
Figure majeure de la littérature belge francophone. Caroline Lamarche démontre son habileté à traiter des thèmes délicats avec sensibilité et signe là l’un des textes les plus singuliers de cette rentrée littéraire. Le jury du Prix Goncourt ne s’y est pas trompé en incluant le roman dans sa sélection.

Le bel obscur
Caroline Lamarche
Éditions du Seuil
Roman
240 p., 20 €
EAN 9782021603439
Paru le 22/08/2025

Où ?
Le roman est situé en Belgique, principalement à Liège et Bruxelles. On y évoque aussi Freiberg, près de Dresde, Orléans. On y évoque aussi des voyages en Espagne, du côté d’Aix-en-Provence, des gorges du Verdon, à Douvres et Londres, en Tunisie

Quand ?
L’action se déroule tout au long des trente dernières années.

Ce qu’en dit l’éditeur
Alors qu’elle tente d’élucider le destin d’un ancêtre banni par sa famille, une femme reprend l’histoire de sa propre vie. Des années auparavant, son mari, son premier et grand amour, lui a révélé être homosexuel. Du bouleversement que ce fut dans leur existence comme des péripéties de leur émancipation respective, rien n’est tu. Ce roman lumineux nous offre une leçon de courage, de tolérance, de curiosité aussi. Car jamais cette femme libre n’aura cessé de se réinventer, d’affirmer la puissance de ses rêves contre les conventions sociales, avec une fantaisie et une délicatesse infinie.

Les critiques
Babelio
Transfuge (Damien Aubel)
En Attendant Nadeau (Gabrielle Napoli)
Le Carnet et les instants (Laure Delaye)
La Règle du jeu (Robin Josserand)
Le Pavillon de la littérature (Apolline Elter)
Tageblatt.lu (Corinne Le Brun)
RTBF (L’invitée culture)
Blog fflo la dilettante


Bande-annonce du roman © Production Éditions du Seuil
Caroline Lamarche présente « Le bel obscur » © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« 1
J’arracherai le buddleia. Sa beauté trompeuse a régné trop longtemps. Malgré son parfum et l’éclat de ses fleurs, ses feuilles renferment une molécule toxique pour les chenilles, il prend la place d’autres espèces, bref, c’est une plante invasive. Il est vrai que ce qui fut autrefois notre jardin, à Vincent et moi, est à ce point délaissé que la vigueur du buddleia constitue une prouesse. Longtemps je me suis réjouie de sa résistance là où les autres plantes sont envahies de liserons ou servent de banquet aux limaces. Ses fleurs en cierges, de ce violet splendide dont on décorait autrefois les églises en carême, me saluent du printemps à l’automne. Son surnom d’arbre à papillons a colonisé mon imaginaire. Dans mon enfance, les papillons étaient innombrables. Je virevoltais tout l’été en robe fleurie, mon filet à la main, les attrapant, les relâchant, les paons de jour, les piérides, les vulcains, les citrons, l’argus bleu nacré, le machaon, parfois les endormant à jamais dans un bocal où j’avais déposé un coton imbibé d’éther. Il ne me semblait pas que je leur faisais du mal, cette créature vit si peu de jours, moi-même j’aimerais mourir de la sorte, capturée par Dieu ou ses anges et posée sur un nuage merveilleusement odorant. Je n’étais pas collectionneuse, j’en usais des papillons comme je le ferais plus tard de mes amoureux : passionnément élus, objet de poursuites et de jeux, adorés le temps d’une saison puis momifiés dans la cage de verre de ma mémoire. Au fil des ans tout cela a presque entièrement disparu. Aussi l’idée que le jardin pourrait devenir un havre de biodiversité par la grâce d’un seul arbuste m’a-t-elle un temps consolée. Ses branches molles et ligneuses m’irritent, mais ses fleurs violines que fréquente une petite société virevoltante rachètent ce manque de tenue. Ce que j’ignorais, et dont je m’aperçois en ce jour où il devient clair que tout cela est un leurre, un piège, une arnaque, c’est que les racines du buddleia sont aussi tenaces que sournoises. J’emprunte à ma sœur une scie, une hache, une bêche, je fais tomber une branche après l’autre, réduis l’arbuste à un moignon infâme, tente d’attaquer le tronc. Je m’attendais à une moindre résistance. La hache ne sert à rien, la bêche bute contre des duretés invisibles. Je tourne autour, sciant, hachant, tranchant, furieuse et faible. Il me faudrait une force d’homme, Vincent, Nikolaï, ou les deux à la fois. J’aspire aux conseils du premier, que j’ai si longtemps appelé «mon cher mari », «mon amour », et à la vigueur du second, vingt-huit ans de moins. À nous trois nous pourrions venir à bout de cet ersatz d’arbre. Pourquoi suis-je toujours en colère toute seule ?

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J’y suis enfin parvenue. En sueur, ma tendinite martyrisée, moulue au point de laisser là, en désordre, les reliefs du massacre, je file m’allonger sur le divan d’autrefois, aujourd’hui recouvert d’un jeté de coton bigarré déniché en brocante. J’ai l’art des agencements ingénieux. Je me suis constitué, depuis quelque temps, un intérieur libéré de ces compromis qui règlent la déco d’un lieu dit conjugal. Le moindre objet je l’ai placé au prix de réflexions d’autant plus interminables que je suis incapable de planter un clou qui tienne ou de raccorder un fil électrique, autrement dit j’ai avec l’inanimé un rapport hautement méditatif et maladroit. Pour le reste, je verrais bien le métier de bûcheron comme complément idéal à ce qui occupe mes Journées, quelque chose de plus consistant, musculairement, que de percuter un clavier. Mais voilà, dans le monde où Je suis née, les hommes bûcheronnent, pas les femmes. Toujours cette question de moindre force et d’enfants à garder. En attendant, rétamée jusqu’à l’os par cet effort énorme, abasourdie par ma victoire, je lis, l’ayant ouvert au hasard, Les Alchimistes grecs.

Ce livre, dont la couverture jaune d’or m’a tiré l’œil à la brocante du vendredi, me fascine tandis que je commence à réfléchir à l’histoire effacée d’’Edmond. Depuis que j’ai découvert son existence dans une des malles qui contiennent les archives de mes métallurgistes d’ancêtres, je me suis lancée dans la lecture d’ouvrages techniques relatifs à la transformation des métaux. Les Alchimistes grecs, sorte de traité des arts et métiers datant de l’Antiquité, me semble empreint d’une haute poésie. Le chapitre sur lequel je suis tombée en l’ouvrant au hasard s’intitule « Trempe du fer indien » et débute de la sorte : « Prenez du fer mou, quatre livres, coupez en petits morceaux, prenez de l’écorce du fruit rouge qui s’appelle elileg chez les Arabes, et de la magnésie de verrier supérieure féminine, pilez le tout ensemble, pas très fin, mêlez à quatre livres de fer et mettez au creuset. Ensuite après cela, ajoutez du charbon et avivez le creuset jusqu’à ce que le fer soit dissous et que les espèces s’unifient avec lui. Telle est la méthode première et royale avec laquelle on produit les étonnantes épées. »

Ce qui me charme dans ces lignes rédigées comme une recette de haute cuisine, c’est l’hétérogénéité des ingrédients et les qualificatifs ambigus servant à les définir. Qu’est-ce que du fer mou ? De la magnésie féminine ? Ces choses me troublent, j’y pressens une fusion des genres en proportions mystérieuses. C’est un rêve. Un rêve précis comme le sont souvent les miens, mais dont le sens échappe.
À l’âge de vingt ans, alors que j’explorais passionnément l’œuvre de Carl Gustav Jung, j’avais noté que le mot alchimie dérivait du grec ancien khémeia, signifiant l’« art de fondre et d’allier les métaux », mais j’ignorais alors que mes ancêtres étaient maîtres de forges et que mon père s’était plongé dans leur histoire. Je réservais mon intérêt aux songes dont mes nuits étaient peuplées, les notant dans un cahier Clairefontaine qui ne quittait pas mon chevet. C’était au temps où mon inconscient n’arrêtait pas de bourgeonner et fleurir, je n’avais plus besoin des prêtres, je fuyais les adeptes, alors proliférant, du New Age. L’âge du Verseau je m’en fichais, j’avais à ma disposition une cosmogonie riche en messages qui m’étaient personnellement adressés, jour après jour je me nourrissais de mes nuits.

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Malgré l’attrait de son titre et l’éclat de sa couverture, j’étais, en l’achetant, persuadée que Les Alchimistes grecs m’ennuierait. Ce soupçon, la beauté de la traduction l’a balayé d’emblée. J’ai d’autres lectures en cours que je scrute dans l’espoir d’éclaircir pour moi-même mes trente ans d’amour comme rêve durable — expression surgie à l’instant et qui me paraît idéale pour désigner ce qui n’a cessé d’obséder les humains. « L’amour / comm” rêve / durable », c’est trois fois deux syllabes, soit un rythme identique à celui de « la trempe / du fer / indien ». Voilà qui me ramène aux alchimistes grecs et à leur produit fini, les éfonnantes épées. En les qualifiant de la sorte, le texte les érige en objets aussi spirituels que matériels : je les vois dressées dans leur pâle et dure nudité comme les sept épées de « La chanson du mal-aimé ».

Outre les poèmes d’Apollinaire, mes mantras en temps de crise, j’écume divers essais traitant du couple, des textes de philosophes, de sociologues, de psychologues, et je dévore des romans. Les contemporains n’instruisant guère l’excentricité de ma propre existence, j’en relis de plus anciens, La Femme changée en renard de David Garnett ou encore L’Histoire de ma femme de Milän Füst, ce qui ne m’empêche pas d’avancer à l’aveugle comme dans un rêve confus. Vincent, lui, depuis qu’il est avec Nikolaï, semble marcher en pleine lumière, guidé par l’obsession commune : le couple, toujours le couple, ses querelles, ses réconciliations, l’usure ou les reprises, le chiffre deux érigé en inusable idéal du vieillir-ensemble, ce qui, étant donné leur écart d’âge, s’annonce pour lui comme une sorte d’ultime plan de carrière. Ce repli, après la vie que nous avons menée, me surprend et m’irrite. Non que je sois particulièrement étonnée d’avoir été écartée au profit d’une jeunesse — issue assez banale pour une femme de mon âge — mais je suis persuadée que, sans le trois, le deux s’effondre. Deux tours de clé verrouillent les portes, un troisième force le mécanisme, pulvérise les serrures, laisse entrer la tempête, les monstres, la beauté et la joie, tout ce qui marchait de concert au temps des expériences risquées, des aveux transparents, des rétablissements acrobatiques. Le temps d’avant la Grande Simplification.

J’avance de nuit en écrivant ces lignes, errant comme autrefois sans les visions d’autrefois. Mais soudain, au terme de mon effort pour arracher jusqu’au souvenir du buddleia, la lecture des Alchimistes grecs me réveille tel un coup d’épée. Jusque-là abandonné au milieu d’autres, le petit ouvrage jaune vif devient mon livre de chevet. J’explore sans les comprendre, dans une pure griserie, les recettes des métallurgistes de l’Antiquité, trouvant dans leur grâce sèche un antidote à l’envahissante sentimentalité de notre époque. De manière plus personnelle, je puise dans la recette de la frempe du fer indien énergie pour mener à bien ma méditation sur un motif tenu secret pendant cent soixante ans pour Edmond, trente années pour moi-même.

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Quand j’ai découvert l’existence d’Edmond, je me suis précipitée sur cette voie de traverse dans l’espoir de faciliter le chemin vers l’élucidation de mon propre destin. Les détours m’ont toujours servi. Tout ne commence-t-il pas à la faveur d’une découverte fortuite, la conquête de l’ Amérique comme les bêtises de Cambrai ? De même, je n’aurais jamais eu connaissance d’Edmond sans ma sœur qui, occupée à faire place nette après la mort de nos parents, m’a signalé, dans un recoin oublié de la cave, un coffre de bois rongé d’humidité. Quelques semaines plus tôt, j’avais mis un point final, croyais-je, à l’inventaire des archives familiales, les replaçant avec soulagement là où notre père avait cru bon de les entreposer, armoires à l’étage, malles métalliques au grenier. Et voilà que ma sœur, alors que nous nous apprêtions à déjeuner tranquillement, me signalait ce coffre au fond pourri, me priant de l’en libérer. Je me suis sentie vaguement accablée, même si la beauté des documents anciens, leurs encres résistantes, leur délicatesse soyeuse m’avaient émerveillée avant que je les rende à leur sommeil d’archives.

J’ai soulevé le couvercle au bois gonflé et sorti une pile de documents. La plupart, qui s’effritaient, n’offraient aucun intérêt. Seule une enveloppe de réemploi en carton orange, marquée du sigle Agfa-Gevaert, m’a semblé intéressante par sa robustesse autant que par l’étiquette sur laquelle je retrouvais l’écriture fluide et fine de mon père : « Un diplôme, deux photos et deux lettres d’“Edmond”. Demandé le 9/12/1994 à Thomas : Est-ce le même ? »

Curieuse question. La date de 1994 correspond à l’année où 1l mettait la dernière main à un ouvrage de généalogie relatif à la famille de ma mère, dont Thomas est le dernier représentant de sexe masculin. Mes ancêtres maternels furent des pionniers de la métallurgie liégeoise. À l’aube de la révolution industrielle, le fer de leurs fonderies, issu de procédés plus récents que la frempe du fer indien, servait à tout, y compris à fabriquer des armes, escopettes gros calibre, mousquets de parade, pistolets de combat ou à poignée de perle, fusils damasquinés pour les chasses de l’élite ou fusils simples, dits de traite, exportés dans les colonies pour l’usage qu’on devine.

De l’enveloppe orange j’ai retiré tout d’abord une photo. Celle d’un jeune homme à la barbiche en pointe et aux moustaches en crocs, à l’impériale, selon la mode lancée par Napoléon III. Il se tient si raide que son visage semble artificiellement collé au corps. L’expression, le regard surtout, reflète une timidité juvénile que compense la raideur corporelle. Visiblement « Edmond » a pris la pose, ce que confirme sa tenue. Un uniforme de cadet, ai-je pensé, sans savoir exactement ce qu’était un cadet : un militaire ? un étudiant ? Pantalon immaculé, veste à col officier de teinte foncée, épaulettes à franges, deux rangées verticales de boutons rutilants. À sa droite, sur un guéridon, est déposé son couvre-chef, un shako d’apparat orné d’un motif de marteau et de burin entrecroisés. L’attitude est convenue, la main droite introduite sous la veste, la gauche posée sur une rapière à la garde ouvragée qui tient moins des étonnantes épées que d’un accessoire d’opérette ou de duel factice.

La seconde photo manque. Si je me réfère à la question de mon père à son cousin par alliance, elle devait être très différente.

Quant aux documents, me frappe d’abord leur disparité. Le premier dont je me saisis consiste en une lettre envoyée par Edmond à « Mon cher et bon papa ». Elle est datée du 25 mai 1856 et écrite depuis Freiberg, qui se trouve près de Dresde. La graphie en est organisée et sage, les majuscules ornées. Le Jeune homme, visiblement étudiant, remercie son père pour l’argent envoyé — « 54 thalers » — et se réjouit de la fin des cours qui le ramènera à Liège pour retrouver « Schlemyl qui n’est pas méchant mais fougueux et impatient, choses qui ne sont ni mauvaises ni désagréables », ajoutant qu’il montera bientôt son cheval « avec de bons éperons et une cravache solide ». La lettre se clôture par ces mots : « comme Je dois encore écrire à maman, Je terminerai ici ma missive en t’embrassant de tout cœur ».

Un autre document, papier fort, grand format, déploie, encadré d’une guirlande de feuillage et surmonté de l’écusson de la ville, ce texte, paraphé par le bourgmestre :

Ville de Liège
COURAGE, DÉVOUEMENT, HUMANITÉ
Par délibération du Conseil Communal de Liège du 7 août 1863, une mention honorable a été décernée à Mr Edmond H. demeurant à Liège pour le fait suivant :
Le 21 mars 1862, il a sauvé deux jeunes gens qui se novaient dans la Meuse.

Mon père aimait les héros, lui à qui la vie ne donna aucune occasion particulière de bravoure. Géologue de formation, il n’avait rien de flamboyant mais un air modeste, souvent Joyeux, et une ironie qui passait sous les radars de l’agitation familiale. Je me souviens des cordes qu’il tendait entre deux arbres et sur lesquelles il nous faisait marcher, de la cible de paille plantée dans la pelouse et de l’arc trop grand qu’il plaçait entre nos mains, des esquifs qu’il nous taillait dans du balsa pour les lancer sur les ruisseaux. Je me souviens surtout de la manière dont il me racontait des histoires dont les protagonistes étaient souvent victimes d’un acte héroïque qui avait mal tourné. Il a vécu longtemps et tranquillement mais il s’intéressait aux vies intenses et brèves.

Le dernier document, une demi-feuille de papier gris couverte de phrases au crayon, est d’aspect chaotique, ce qui explique sans doute aussi la question « Est-ce le même ? ». Était-ce bien le même scripteur, passé d’une lettre filiale soignée à ce brouillon sans date ni signature ? Rien n’indiquait que ce füt là l’écriture de celui qui s’adressait ailleurs à « Mon cher et bon papa », sinon la présence de ce feuillet dans le dossier visiblement constitué, avec la minutie qui caractérisait nos familles, des seuls documents relatifs à ce personnage. Pourquoi avoir conservé ce bout de papier grisâtre à la graphie négligée ? Que recelaient ces lignes embrumées par le temps ? Peut-être étaient-elles déjà difficilement lisibles quand on l’avait trouvé, le crayon en étant peu appuyé sinon sur deux passages vigoureusement barrés. Autant d’interrogations et de supputations qui durent être celles de mon père.

Avant de tenter de le déchiffrer, je me suis dit que toute existence ressemblait à un brouillon. Année après année nous transformons à tâtons le minerai de notre propre destin sans jamais parvenir à l’or rêvé. La voilà, notre vie, notre seule vie. Raison pour laquelle nous en raturons parfois des pans entiers avec violence. Néanmoins ils restent là, ces vestiges de nos essais et erreurs, illisibles mais bien présents. Songeant de la sorte, je suis allée chercher la loupe de mon père, un des objets laissés sur son bureau après sa mort, et je me suis placée sous une lumière vive.

… son âme gavée de douleur pleurait un fils chéri, les larmes formaient deux ruisseaux sur ses joues amaigries par les veilles et les nuits d’insomnie qui avaient suivi le trépas de son fils, rien ne la liait plus à la vie [quelques mots barrés] quand un ange, le front ceint d’une auréole de charité, lui apparut glissant dans un rayon de soleil couchant, et d’une voix douce et mélodieuse dont le timbre allait à l’âme lui fit entendre ces mots : console-toi, parfaite mère chérie, le Créateur aura pitié de toi, il m’envoie du haut des cieux pour te conseiller. ton fils est heureux là-haut, le Seigneur lui sourit et il prie pour toi, jusqu’au jour où Dieu vous réunira pour toujours.
[Six lignes violemment barrées.]

Texte étrange, d’un lyrisme daté. Deux personnages, la mère et le fils mort, flanqués d’un ange messager dont on attend la suite, peut-être amorcée dans le passage illisible de la fin. Le début tâtonné d’une fiction ? Sa présence au sein d’archives si ténues sème la confusion.

Je replonge dans l’ouvrage rédigé par mon père. L’arbre généalogique officiel était lacunaire, signale-t-1l, Edmond en était absent. Sa trop brève existence tient en cinq dates. 30 octobre 1834 : naissance à Liège. 25 mai 1856 : il écrit à son père depuis Freiberg. 21 mars 1862 : il sauve deux jeunes gens tombés dans la Meuse. 7 août 1863 : il est distingué par la Ville de Liège pour son acte héroïque. 15 juin 1865 : il meurt à Orléans.

Mon père s’est toujours efforcé d’aller chercher les invisibles. En quelques lignes il réintègre Edmond dans le continuum familial. Ses parents se nomment Alphonse et Adrienne. Il est l’aîné de quatre, une fille et trois garçons, et

le seul à avoir été effacé de l’arbre familial. Certes il arrive à des hommes sans descendance d’être rayés d’une page qui laisse peu de place aux branches stériles, pourtant son frère Antoine, resté célibataire, est bien là, sa sœur Céline également ainsi que son second frère, Henri, le seul qui fera souche. Rapprochant la mystérieuse absence d’Edmond de la question de mon père relative à son identité — « Est-ce le même ? » — je décide, autant par piété filiale que par curiosité, de tenter d’en savoir davantage.

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Je téléphone à Thomas, mon grand-cousin le plus âgé du côté maternel, à qui donc mon père a posé en 1994 sa question. Sa voix est grave et lente, il semble touché par mon appel, quoique me connaissant peu. Il se souvient que mon père l’avait interrogé en ces termes : l’Edmond écrivant depuis Freiberg était-il aussi celui qui avait rédigé le billet au crayon ?

J’ajoute dans la foulée ma propre question : « Où se trouve la deuxième photo mentionnée par mon père ? » « Je l’ai, je te la trouverai, me dit Thomas. C’est une photo plus grande, où il est travesti. » Travesti. Le mot m’’alerte. Pourquoi n’at-il pas dit déguisé ? « Ton père la trouvait belle. II me l’avait confiée après que je lui ai proposé de l’encadrer. Ce que Je n’ai pas fait, finalement. »

Quant au reste, Thomas se souvient avoir répondu à mon père que le brouillon ne lui semblait pas de la même main que la lettre. C’était du moins son avis à ce moment-là, un avis motivé par l’impossibilité de réconcilier la figure sobre de l’étudiant avec ce scripteur à la sentimentalité aussi grandiloquente que tragique. Mais un quart de siècle s’est écoulé depuis et, comme souvent, le regard d’une nouvelle génération apporte du neuf, a fortiori s’agissant de la première femme qui s’aventure sur le terrain de l’archive. Là où mon père et Thomas avaient traqué les vestiges d’une légende familiale éclatante et virile, j’ai constaté, en parcourant diverses correspondances, que les hommes de la famille conjuguaient la plus grande intelligence en affaires avec un surprenant sentimentalisme lorsqu’ils s’adressaient à leur épouse ou à leur mère.

Au téléphone, je le fais remarquer à Thomas qui se montre, dès lors, moins catégorique. « On pourrait poser la question à un graphologue », dit-il, pensivement. A-t-il une idée de la raison pour laquelle Edmond a été effacé de l’arbre généalogique ? « Chez nous on ne parlait jamais de lui. On disait simplement : il a fait beaucoup de chagrin à sa mère. » L’expression m’alerte, elle aussi. Sa portée victimaire. Associée à la figure de la mère, pilier de l’ordre moral en un siècle puritain, elle me fait immédiatement penser à la phrase qui conclut Le Procès de Kafka : « C’était comme si la honte devait lui survivre. »

Dans son livre, mon père a fait suivre le nom d’Edmond de la mention « ingénieur des Mines, Bergakademie, Freiberg ». Cette Bergakademie, l’École des mines la plus prestigieuse de l’époque, est située dans la ville de Saxe d’où a été envoyée la lettre à « Mon cher et bon papa ». « On ignore à peu près tout de son existence », résume mon père. Ce jeune homme courageux a donc été banni pour quelque obscure raison et dans des circonstances tout aussi mystérieuses. Pas étonnant qu’il ait intéressé mon père, qui adorait les héros malchanceux. À mon tour de scruter le moindre des indices à ma portée. Pourquoi a-t-il fini à Orléans alors que Liège regorgeait d’occasions pour un fils ingénieur issu d’une famille propriétaire de mines ? Et de quoi est-il mort à seulement trente ans ? Je calcule aussi que plonger dans la Meuse un 21 mars revient à se mettre brutalement en contact avec une eau à cinq degrés maximum et que sauver deux Jeunes gens signifie y plonger deux fois. Le maître du récalcitrant Schlemyl était donc aussi un nageur émérite. La photo à l’uniforme masque peut-être, sous une apparence timide et lisse, un tempérament de feu.

6
Schlemyl. Je me demande d’où vient ce nom, pour un cheeval. J’en cherche la signification en allemand, langue couramment pratiquée par Edmond et, de manière générale, par les industriels liégeois de l’époque. Je ne trouve que le terme yiddish schlemil. Il ne me faut pas investiguer bien loin pour découvrir que la communauté juive allemande »

Extraits
« Il y a, dans le même carton, quatre autres photographies légendées de prénoms. Adrienne, la mère, a le visage marqué par les soucis mais se contraint à sourire. Elle est sanglée dans un corsage noir omé d’un plastron de dentelle qui souligne son opulente poitrine. Ses cheveux sont ramenés en rouleaux symétriques, la raie médiane dissimulée par un petit bouquet de fleurs artificielles. Alphonse, le père, est photographié en pied, le torse bombé et un air de notable dont je détaille le regard sûr de lui. Henri, le deuxième fils, arbore moustache et barbichette et une allure solide : 1l se mariera, aura des enfants ; c’est la lignée de Thomas. Antoine, le troisième, embonpoint et calvitie précoce, ne peut, pas plus que les autres, prétendre au statut de personnage. Céline, ls sœur, est absente.
Ces quatre portraits de la bourgeoisie ordinaire jurent avec celui du jeune homme assis nonchalamment dans son costume étrange. Edmond comme un ovni. Un bel obscur. » p. 36

« Et puis se séparer pour quoi ? Que deviendraient notre entente, nos filles, notre maison si nous faisions comme tout le monde ? Il ne voulait pas me perdre, moi non plus. À cela s’aoutait une réflexion d’un pragmatisme que n’aurait pas désavoué ma mère : Vincent était l’élément solaire du couple, admiré par mes amies, ma famille, nos voisines et ss collègues de travail. Moi, entre le soin aux enfants et un mi-temps professionnel, je menais une existence discrète, presque grise. Je n’en étais pas naïve pour autant. Dans un milieu qui culpabilisait les femmes en cas de séparation, assurer mon indépendance financière, mes devoirs de mère et mon rebond social équivaudrait à gravir l’Everest sans guide ni équipement de base. Il me suffisait de parcourir des articles illustrant l’épuisement de l’espèce dite maman solo pour m’en convaincre. « Prépare-toi un breuvage réconfortant, fais-toi couler un bain chaud, prends le temps de te relaxer sans penser à rien si possible, ajoutes-y des activités de groupe, de grandes promenades en forêt et offre du temps de qualité à tes enfants », ces recettes déclinées par les magazines féminins ne servaient qu’à réinventer à notre usage le supplice de Sisyphe. » p. 73

« Ce que Je retiens des observations de Mme de Gondi c’est qu’Edmond et moi sommes des jumeaux astrologiques à un siècle et demi de distance. J’en conclus que je puis être pour lui à la fois une sœur et une mère. Sœur d’âme par la proximité de nos configurations astrales ; mère adoptive par mon désir de le réintégrer dans la famille. Mais peut-on à ce point s’emparer d’un mort ? Et d’un mort qui n’aimait pas les femmes ? » p. 110

« Si je m’interroge sur la finalité de l’écriture de ces pages, il me semble que j’ai cherché à décrire la marche de deux êtres qui défrichent un champ commun à la manière des bœufs ou des chevaux reliés par le front. Sauf qu’il n’est pas besoin de joug taillé dans | bois pour des époux dont chacun a son propre territoire. Une main donnée dans le sommeil, s’enlacer quand on marche, les fils invisibles qui vous lient par le front, je veux dire par la pensée et le rêve, voilà qui constitue ce lien inflexible mais léger qui résiste à la séparation. » p. 226

À propos de l’autrice

Caroline Lamarche © Photo Belgaimage

Caroline Lamarche est née à Liège. Son œuvre, qui comprend des romans, des nouvelles, des poèmes, des textes pour la radio, la scène et l’art, témoigne d’un éclectisme et d’une hardiesse renouvelés de livre en livre. Bénéficiant d’une reconnaissance critique et publique depuis Le Jour du chien (Les Éditions de Minuit), qui obtint le prix Rossel, elle a récemment été couronnée du Goncourt de la nouvelle pour Nous sommes à la lisière (Gallimard). (Source : Éditions du Seuil)

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