« Ces lignes qui tracent mon corps » est l’un des romans graphiques les plus marquants parus depuis le début de l’année. Cette bande dessinée coup de poing montre de manière aussi glaçante qu’élégante ce que signifie naître et grandir en tant que femme en Iran. A travers son expérience personnelle, Mansoureh Kamari témoigne au nom de toutes celles qui ont subi et subissent encore l’oppression patriarcale du régime iranien. Après avoir grandi à Téhéran, Mansoureh Kamari a fui son pays natal et est arrivée en France en 2011, où elle a étudié le cinéma d’animation aux Gobelins à Paris. Depuis 2015, elle travaille pour différents studios d’animation en tant que dessinatrice de personnages, en France et à l’étranger. « Ces lignes qui tracent mon corps » est son premier album de bande dessinée.
Vous signez un premier album très fort. Qu’est-ce qui vous a amenée à la bande dessinée, après avoir travaillé longtemps dans le cinéma d’animation?
Je voulais vraiment devenir quelqu’un qui raconte des histoires, un peu comme une réalisatrice de cinéma. Mais dans l’animation, c’est difficile, parce qu’il y a toujours des limites au niveau du budget ou du style. Et puis surtout, vous n’avez pas le contrôle sur tout. Par contre, j’ai compris qu’en optant pour le format d’une bande dessinée, je pouvais être ma propre cheffe. Je pouvais être à la fois la réalisatrice, la dessinatrice et la scénariste. En plus, j’avais déjà une histoire en tête. Je voulais raconter mon passé un peu sombre, même si cela fait des années que j’essaie de l’oublier.
Avez-vous toujours été fan de bandes dessinées? Vous en lisiez quand vous étiez enfant?
J’en lis beaucoup aujourd’hui. Mais malheureusement, quand j’étais enfant, je n’avais pas accès aux bandes dessinées. Ce n’est pas qu’on n’en trouvait pas du tout en Iran, mais les BD d’aujourd’hui ne sont tout simplement plus publiées dans mon pays. Il y a beaucoup de familles plus modernes, notamment celles de la génération d’avant la révolution, qui ont conservé des bandes dessinées dans leurs bibliothèques. Mais chez moi, nous n’en avions pas. Je crois que j’ai découvert la bande dessinée de Marjane Satrapi quand j’avais déjà 20 ans, parce qu’elle est arrivée jusqu’en Iran grâce à la contrebande, morceau par morceau. C’est seulement quand j’ai déménagé en Malaisie que j’ai pu aller plus souvent dans des librairies. Et la première BD que j’y ai trouvée, c’était « Le Chat du rabbin » de Joann Sfar. Je n’en avais jamais entendu parler, mais je l’ai achetée. Et j’ai beaucoup aimé.
Vos premières vraies rencontres avec la BD, c’étaient donc Marjane Satrapi et Joann Sfar?
Non, en réalité mon premier contact avec la BD s’est fait via mon mari, qui était probablement la seule personne en Iran à faire de la bande dessinée. La première BD que j’ai lue de ma vie, c’était la sienne. C’était une BD un peu politique, drôle, étrange. On pouvait aussi lire des strips dans les journaux, mais il ne s’agissait pas de bandes dessinées avec une vraie histoire.
Une fois que vous avez décidé de raconter cette histoire personnelle dans un livre, comment avez-vous procédé?
Pour être honnête, j’ai lu énormément de bandes dessinées pour m’en inspirer, et au départ c’était très confus dans mon esprit, parce que tout cela était nouveau pour moi. Puis j’ai réalisé que je pouvais envisager l’écriture d’un scénario de BD comme un storyboard de film. C’est pour ça que j’ai opté pour des cadres au format paysage, un peu comme des plans de cinéma. Je raconte ça aujourd’hui comme si cela avait été simple, mais en réalité, ça a été un vrai défi d’écrire ce scénario. À l’époque, j’avais deux choix possibles: soit continuer à travailler dans l’animation, sans grand espoir que quelqu’un investisse un jour dans mes histoires, soit tenter ce nouveau médium et raconter ma propre histoire. Finalement, je suis très heureuse d’avoir fait le choix de la BD, parce que j’y ai pris énormément de plaisir.
Est-ce que vous avez travaillé sur ce livre les soirs et les week-ends?
Non, cela n’a pas été nécessaire, parce que j’ai quitté mon emploi à plein temps dans l’animation. J’ai eu une période où j’étais indemnisée par Pôle emploi, et puis j’ai eu la chance de signer mon contrat avec les éditions Casterman. À ce moment-là, j’avais déjà fait 40 pages de l’album, que j’ai envoyées à plusieurs éditeurs. Heureusement, mon projet a été accepté, ce qui m’a permis de recevoir une avance. En parallèle, je continuais également à donner quelques cours dans une école. J’ai vécu modestement, mais au moins cela m’a permis de me consacrer entièrement à ce livre.
Y a-t-il eu beaucoup de versions du scénario? Vous disiez qu’il n’avait pas été simple à construire…
Comme c’était mon premier scénario, j’ai lu beaucoup de livres pour comprendre comment écrire une histoire. Et j’ai réalisé que je n’avais pas forcément besoin d’écrire toute la narration visuelle à l’avance. J’ai préféré me concentrer sur la structure de mon récit et sur ses différents épisodes, du début jusqu’à la fin. À partir de cette base concrète, j’ai pu commencer à visualiser, à développer, à explorer, à tester plusieurs styles graphiques. C’était vraiment la partie la plus amusante, même si l’histoire est très triste et que j’ai beaucoup pleuré en la faisant, parce que j’y ai mis beaucoup de mes émotions. Faire une bande dessinée est un processus fascinant, parce qu’on devient une sorte de Dieu.
Et cette idée du flashback, du modèle qui repense à son enfance tout en posant, d’où vient-elle?
Elle est tout simplement tirée d’un fait réel. J’ai moi-même posé nue, exactement comme mon personnage dans le livre. J’étais allongée sur le sol, je regardais par la fenêtre, et je trouvais cela tellement apaisant, presque thérapeutique. C’est quand ce souvenir m’est revenu que je me suis dit que cette séance de modèle vivant était en réalité une idée très forte pour un scénario de bande dessinée. Je trouvais intéressant le contraste entre la liberté de pouvoir poser nue et les souvenirs très sombres qui reviennent dans l’esprit de la jeune femme au même moment. Ce silence entre deux poses, marqué seulement par le bip du minuteur, me semblait être un espace parfait pour faire surgir les flashbacks. C’est de là qu’est née toute la structure du livre.
Le thème central du livre, c’est la liberté. Diriez-vous que c’est un livre politique?
Oui. Je pense que dès qu’on parle des femmes dans des sociétés où elles sont opprimées, tout devient politique, parce que nos droits sont tellement limités. En Iran, par exemple, le fait de chanter est interdit pour une femme. Quand on décide malgré tout de chanter, c’est donc forcément un acte politique.
Pensez-vous que votre livre sera lu en Iran?
Je l’espère.
Avez-vous déjà eu des réactions de lecteurs iraniens?
Non, c’est encore trop tôt. Il n’est sorti que depuis quelques semaines, et il est paru seulement en français. Il n’y a pas beaucoup de texte dans le livre, donc j’espère que les lecteurs iraniens pourront malgré tout le comprendre. Mais pour le ramener en Iran, il faudra une nouvelle fois recourir à la contrebande; cela risque donc de prendre du temps. Cela dit, beaucoup d’amis me le réclament déjà, donc je suis curieuse de découvrir quelle sera leur réaction.
Est-ce que la parution de ce livre va vous empêcher de retourner en Iran?
Je ne peux déjà plus y retourner, donc je n’ai rien à perdre. Je suis une réfugiée politique.
La situation des femmes en Iran que vous décrivez est terrible. Pensez-vous que cela pourrait évoluer dans le bon sens dans un futur pas trop lointain?
Je crois que la mentalité de la nouvelle génération de femmes iraniennes a déjà beaucoup changé. C’est comme ça qu’est né le mouvement « Femme, Vie, Liberté ». Cela a commencé grâce à l’apparition d’Internet, grâce à l’accès à ce qui se passe ailleurs dans le monde. Les jeunes voient la vie des autres jeunes et refusent leur situation. Donc oui, je pense qu’il y a beaucoup d’espoir. Il y a encore énormément de chemin à parcourir, mais j’y crois.
Dans une séquence de votre BD où vous êtes filmée par une réalisatrice de documentaires, vous avez peur qu’elle montre « les clichés habituels des Occidentaux » sur les Iraniennes. Est-ce que ce livre est aussi une manière de montrer votre propre réalité de l’Iran, au-delà du regard européen?
Au départ, cette scène vient d’une vraie expérience: j’étais en séance de dessin, j’ai proposé de poser nue, et une autre étudiante, présente ce jour-là, a tout de suite été très excitée que je fasse ce choix alors que je viens d’un pays comme l’Iran. Elle m’a immédiatement vue comme un sujet de documentaire plutôt que comme une personne. Je ne la critique pas pour ça, mais honnêtement, je n’ai pas choisi de poser nue pour me sentir libre. En réalité, c’était avant tout un geste artistique plutôt qu’une quelconque revendication. Je trouve donc que réduire mon expérience de modèle à celle d’une femme iranienne opprimée qui se libère n’est pas totalement conforme à la réalité.
Et finalement, elle l’a fait ce documentaire?
Oui, elle l’a fait. Son documentaire n’était pas mauvais, d’ailleurs, mais je n’ai rien partagé de son film parce que je n’en avais pas envie. C’était un projet d’étudiante, à diffusion limitée. Je ne sais pas si on peut encore le voir quelque part aujourd’hui.
Votre livre est très beau, mais aussi très dur. C’était votre intention?
Oui, parce qu’il a été pour moi une sorte de thérapie. J’étais dans une période de grande colère au moment de sa réalisation, même si à l’époque je ressentais surtout de la dépression. C’était une période très sombre. Je ne voulais pas repenser à mon enfance et à mon adolescence, ni m’en souvenir. Mais en faisant ce livre, j’y suis forcément retournée. Et c’est pour ça que les scènes du passé sont en noir et blanc dans le livre: elles viennent directement de cette obscurité intérieure. Ce n’est pas le récit d’une femme apaisée racontant son passé, c’est la réminiscence brute d’une adolescente de 16 ans, avec ses émotions intactes.
Comment vous sentez-vous aujourd’hui? Vous sentez-vous mieux après la publication du livre?
Je ne dirais pas que je suis complètement guérie, mais si j’ai fait ce livre, c’est aussi parce que je ressentais beaucoup d’insécurité. Une partie de ce sentiment provenait bien sûr du régime iranien, avec toute son oppression, mais une autre partie venait de ma propre famille, dans laquelle je ne me sentais pas non plus en sécurité. Aujourd’hui encore, je n’ai pas vraiment cet endroit sûr où me réfugier, ce que la plupart des gens ont. J’ai mis toutes ces émotions dans mes dessins. Et le fait d’avoir fini ce livre, de l’avoir vu publié, m’a redonné confiance. Je vais mieux, même si c’est encore un combat.
Et pour l’avenir? Vous allez continuer dans la BD?
Oui, je viens de signer chez Casterman pour mon deuxième livre. Ce sera une nouvelle fois centré sur des personnages féminins, et il y aura une partie de moi dedans, mais cette fois ce sera une fiction. Je ne peux pas encore en dire beaucoup plus à ce stade, car le sujet doit rester secret.
Mais vous avez déjà commencé à y travailler?
Oui, le scénario a été accepté par l’éditeur, donc je peux commencer le dessin. Dès que la promotion de mon premier livre se calmera, je pourrai m’y consacrer à plein temps.
Et l’animation, vous continuez?
Non. Pour l’instant, j’enseigne à l’école des Gobelins et je me consacre à la bande dessinée. C’est déjà bien!
Comment êtes-vous arrivée aux Gobelins?
Tout simplement en passant le concours. Mais vous savez, j’ai beaucoup travaillé mon dessin depuis que j’ai quitté l’Iran. Quand j’habitais en Malaisie, j’étais déjà dans une école d’art. Elle n’était pas terrible, mais malgré tout, je n’ai jamais arrêté de dessiner.
Avant de venir en France, vous avez donc d’abord fui l’Iran pour la Malaisie?
Oui. Nous avons dû fuir parce que mon mari était caricaturiste politique. Il a été emprisonné, et quand il a été relâché temporairement, nous avons quitté le pays. Nous avons voyagé un peu partout, puis nous sommes restés presque cinq ans en Malaisie. Là-bas, j’ai étudié un an et demi, mais surtout, j’ai beaucoup dessiné pour moi-même. Ensuite, nous sommes venus en France, où j’ai passé le concours des Gobelins et où j’ai été acceptée. Je crois que le moment où je suis sortie de ma dépression, c’est justement quand j’ai quitté cette école en Malaisie, où on me répétait sans cesse que je ne pouvais rien faire. Quand j’ai enfin ressenti davantage de sécurité, j’ai pu me libérer pour créer. C’est à ce moment-là que j’ai eu la possibilité d’enfin raconter mon histoire.