L’âme de fond

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

En lice pour le Prix Le Temps retrouvé 2025 !

En deux mots
Caroline, psychologue, voit ses patients manquer leurs rendez-vous. Certains meurent subitement, sans explication médicale. Elle pressent un danger invisible. Avec Daniel, son collègue psychiatre, et Michel, ministre de la Santé, elle découvre une vérité terrifiante : la dissonance entre nos vies rêvées et nos existences réelles peut tuer.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Vers une nouvelle épidémie ?

Julia Clavel signe un premier roman qui interroge notre rapport à la santé mentale. En mettant en scène une psychologue confrontée à des décès de patients qui s’enchaînent, elle nous entraîne dans une sorte de thriller psychologique glaçant.

Caroline est psychologue. Elle exerce dans un cabinet parisien avec Daniel, psychiatre bourru et bienveillant. Son bureau est sobre mais chaleureux, pensé pour que les patients s’y sentent à l’aise. Une méridienne en velours, des tableaux abstraits, une bibliothèque dos à elle pour que les regards gênés puissent s’y perdre. Elle a installé deux photos dans un coin : Lucas son mari, Valentin leur fils, sa mère et son beau-père. Une mosaïque de tout ce qu’elle est, de tout ce qu’elle n’est pas et de tout ce à quoi elle essaie d’échapper.
Trois patients incarnent les failles de notre époque. Sophie d’abord, mère au foyer qui se noie dans l’insignifiance. Ses enfants grandissent, son mari s’absente, elle organise des collectes pour l’école et refait sa cuisine. Elle lit la nuit quand le sommeil la fuit. Michel ensuite, tout juste nommé ministre de la Santé après avoir dirigé une ARS pendant le Covid. Il consulte en secret, conscient que l’opinion publique veut des héros, des surhommes, et que personne n’a envie de savoir que son ministre de la Santé a décidé de consulter une psychologue parce qu’il n’a pas su gérer seul le stress de ses fonctions précédentes. Hadrien enfin, avocat d’affaires brillant et fermé. Il ne vient que pour obtenir des somnifères. Son père vient de mourir, sa mère l’a abandonné à neuf ans. Il est très heureux dans sa vie, affirme-t-il. Il n’a pas de problème avec ça.
Puis les rendez-vous manqués se multiplient. Caroline s’agace d’abord, puis s’inquiète. Ses patients ne sont pas absents par négligence. Ils sont morts. Arrêts cardiaques fulgurants, sans antécédent. Daniel tente de la rassurer. Simple coïncidence. Mais Caroline sent autre chose. Son ami urgentiste lui confie avoir remarqué un nombre anormal de décès suspects. Elle se plonge dans les dossiers, cherche le lien invisible.
Michel, de son côté, reçoit des chiffres alarmants. Les services de son ministère remontent des statistiques troublantes. Sans pouvoir l’expliquer, il pressent une catastrophe. Il en informe le Premier ministre. Même sans certitude absolue, les données sont trop préoccupantes. Une nouvelle épidémie, peut-être ?
Daniel finit par partager l’intuition de Caroline. Il a repris tous les cas. Toutes ces personnes en dissonance avaient un point commun. Peu de temps avant leur décès, tous ont reçu une nouvelle ou dû faire face à un événement qui les a mis devant leurs propres incohérences. Jusqu’à l’implosion. Il explique sa théorie avec une métaphore marine. La lame de fond. « Tu vois, au large, les mouvements de l’eau sont imperceptibles, tout peut sembler calme en surface. Mais en profondeur, des forces invisibles s’accumulent, nourries par des vents violents, des séismes sous-marins, des marées lointaines. C’est ce qu’on appelle une lame de fond, une vague qui se forme, contenue sous la surface de l’eau, pouvant parcourir de très longues distances sans être détectée. Sauf qu’en arrivant près du rivage, la vague rencontre plus de résistance ; et quand l’eau n’est plus assez profonde, elle ralentit, elle gonfle et ne peut plus supporter son propre poids. Alors elle déferle, avec toute la violence de l’énergie accumulée sur des milliers de kilomètres. »
Comme le roman se construit essentiellement sur des séances de thérapie, les dialogues sont ici primordiaux. Ils sonnent justes. On entend la voix d’Hadrien qui refuse d’admettre sa souffrance, celle de Sophie qui s’excuse d’exister, celle de Michel qui tente de garder le contrôle. L’alternance des points de vue crée une tension croissante. Le suspense monte par vagues successives.
Mais Julia Clavel ne se contente pas de nous offrir un thriller glaçant, elle place la santé mentale au cœur du débat public. À travers ses personnages, leurs milieux, leurs proches, elle montre comment le climat anxiogène actuel, les injonctions à réussir sa vie, l’envie de changer d’existence quand on se sent bloqué peuvent frapper le psychisme. Et le physique. La dissonance entre ce que nous vivons et ce que nous voudrions vivre peut devenir mortelle.
Son parcours éclaire son roman. Ancienne conseillère à Matignon puis à l’Élysée, membre du comité exécutif d’Emeis depuis 2023, Julia Clavel connaît les arcanes du pouvoir et les enjeux de la santé mentale. Elle sait comment les institutions réagissent face à une crise, comment les décisions se prennent dans l’urgence et l’incertitude.
L’âme de fond pose une question vertigineuse. Saurons-nous déceler la vague qui monte en nous avant qu’elle ne déferle ? Le prologue, situé quatorze mois après le mystérieux 21 décembre, montre un monde transformé. Consultations psychologiques obligatoires en entreprise, montres connectées qui alertent dès qu’on entre en zone d’inconfort, condamnations judiciaires pour management toxique. La société a basculé. Sans dévoiler l’épilogue, on mesure la puissance du roman.
Julia Clavel nous appelle à la vigilance, car la lame de fond qui emporte ses personnages gronde peut-être déjà en chacun de nous.

L’âme de fond
Julia Clavel
Éditions de l’Observatoire
Premier roman
432 p., 23 €
EAN 9791032936511
Paru le 20/08/2025

Où ?
Le roman est situé à Paris.

Quand ?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Et si aller bien devenait une question de vie ou de mort ?
Psychologue à l’esprit aiguisé mais aux fêlures profondes, Caroline en est persuadée  : ces derniers temps, quelque chose lui échappe. Des patients qui ne reviennent pas, des décès qu’elle ne s’explique pas, et cette impression d’être la seule à percevoir la menace qui se profile…
Parmi ceux qui la consultent, trois semblent en première ligne : Hadrien, avocat ambitieux incapable de s’engager émotionnellement  ; Sophie, mère de famille engluée dans une vie qui ne lui suffit plus  ; Michel, ministre de la Santé parachuté dans une tourmente politique qui le dépasse. Alors que Caroline se lance dans une enquête qui menace de la consumer, ses trois patients se laissent peu à peu submerger par leurs propres tensions, au risque de s’y noyer.
Julia Clavel signe un premier roman d’anticipation qui résonne comme un avertissement. Et si le plus grand danger n’était pas dehors, mais au cœur de nos contradictions ?

Les critiques
Babelio 
Blog Carobookine 


Julia Clavel présente « L’Âme de fond » © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Prologue
Quatorze mois après le 21 décembre
Il contemple ses chaussures depuis une bonne dizaine de minutes. Elles mériteraient un coup de cirage. Il a pourtant pour habitude de toujours présenter une apparence soignée, mais ces derniers temps le concept d’habitude n’a plus de sens. Il espère que ses collègues n’iront pas y lire quelque chose qui pourrait lui valoir trop de questions.
Il a pourtant failli être en retard.
Bien sûr, on ne lui en aurait pas fait le reproche, ce n’est plus vraiment dans les mœurs, mais on aurait considéré qu’il ne prenait pas l’exercice suffisamment au sérieux. Une course effrénée, les marches montées quatre à quatre, tout ça pour que, finalement, ce soit lui qui patiente… Il n’a jamais aimé les salles d’attente, les chaises inconfortables, les lumières crues, les magazines vieux de dix ans, les autres « patients » qui vous regardent par-dessus leur téléphone pour jauger si vous êtes juste hypocondriaque ou si vous avez une maladie affreuse, peut-être contagieuse.
La réglementation prévoit désormais que ces consultations se tiennent sur le lieu de travail une fois par mois. Une salle de réunion a dû être réaménagée, et à travers la cloison vitrée, il a une vue plongeante sur l’open space qui commence à se remplir. Il consulte sa montre. Neuf heures du matin. À une époque pas si lointaine, qui paraît pourtant vieille d’un siècle, le lieu était déjà grouillant à cette heure-ci, une fourmilière de costumes cravates.
Mais les règles ont changé.
Enfin : on vient le chercher. La « responsable santé psychologique » du cabinet est une femme sans âge, probablement pas toute jeune, comme la plupart de ceux à qui l’on n’est pas capable d’en donner un, anciennement dans l’équipe de la directrice RSE1. Avec un responsable par entreprise de plus de cinquante salariés, il était impossible de s’appuyer sur les seuls psychologues professionnels, et il avait fallu reconvertir à coups de formations express tous ceux qui l’avaient bien voulu, peu importe leurs expériences antérieures. Mme Voyance – il sourit en y pensant, il adore les aptonymes – est toujours armée d’un bloc-notes et d’un stylo qu’elle tapote compulsivement contre la tranche. Elle déroule scrupuleusement sa liste de questions, prenant des notes de son écriture arachnéenne. Ces rafales inquisitrices ne l’intimident plus. Après des années à consulter Caroline, il est rodé. Les fonds sonores de musique thérapeutique que Mme Voyance fait tourner en boucle pour aider à la relaxation, et qui incluent toujours une fontaine qui gargouille ou la pluie qui tombe, lui donnent envie d’uriner.
En sortant du rendez-vous, embaumé des relents de café qui imprègnent encore les canapés, il repense à tout ce qui s’est passé au cours des deux dernières années. Il y avait pourtant eu des indices. Cette morosité qu’on avait bon dos d’attribuer à la météo ; les voix qui s’élevaient pour alerter sur la santé mentale, notamment des jeunes ; et puis il y avait eu cette sombre affaire qui aurait dû mettre la puce à l’oreille. Une entreprise énergétique, en plein scandale écologique, dont un service entier avait été décimé en moins de quinze jours par une étrange série de crises cardiaques. Les théories du complot avaient fleuri sur le terreau fertile du Net : assassins à la solde du capitalisme criminel, substances toxiques dans les murs des bureaux, disparitions hâtivement camouflées… Aucune ne s’était seulement approchée de la vérité.
Sur son bureau trône un de ces jardins japonais, avec ses minuscules rochers, sa mousse synthétique, son sable gris et ce petit râteau dont il n’a jamais bien compris l’usage. On le lui avait offert à son retour d’alitement, doux euphémisme pour parler de son hospitalisation, et il était resté posé là depuis, perdu dans ce décor de verre et d’inox. Il ne l’a pas jeté, preuve qu’il a lui aussi changé.

Les premiers jours après le 21 décembre, les entreprises avaient été désertées, les bureaux vidés comme après une apocalypse. Le monde s’était arrêté de tourner. Sous le choc, paniqués, les gens ne voulaient plus rien faire, de peur de mal faire. Ils s’étaient auto-confinés. Les pouvoirs publics avaient accumulé les messages rassurants, rappelé qu’étant donné la nature très particulière de la situation, s’empêcher de vivre était probablement contreproductif. Dans un puissant mouvement de balancier, caractéristique des grands drames, tout le monde s’était alors mis à faire la fête, à vider ses comptes en banque pour partir en voyage, les démissions s’étaient multipliées, les divorces aussi. Les entreprises avaient d’abord été très coulantes, contraintes par la situation ; et puis leurs propres directions étaient souvent parties siroter des mojitos aux Antilles. Puis la vie reprenant son cours, elles avaient imposé des retours immédiats, et les salariés, bien obligés de payer leur loyer, avaient commencé à réintégrer leurs lieux de travail, dans des conditions déjà renégociées. Le bateau-monde avait caboté ainsi quelque temps sur une mer faussement calme. Jusqu’à la première condamnation en justice.
Alors que les quelques mois qui avaient suivi le 21 décembre sont complètement pixellisés dans sa mémoire, il a une vision quasi extracorporelle – d’une netteté absolue – de ce moment, un vol de drone au-dessus de sa tête qui aurait tout filmé en haute définition. C’était un mardi ; l’un des associés du cabinet avait demandé qu’on allume la télé de ce qui était alors encore la salle de pause. L’affaire avait quelque chose de tristement banal. Un homme de quarante ans, cadre moyen dans une grande entreprise internationale, avait tenté de se suicider en se jetant du troisième étage de son immeuble. Il avait survécu, mais pas sa moelle épinière, et il était resté handicapé à vie. Justifiant son geste désespéré par une situation intolérable de harcèlement au travail, il avait porté plainte contre son ancien chef. Ce cas de figure était déjà depuis longtemps prévu par la loi, mais la situation en réinterrogeait complètement la lecture, et une affaire qui serait quelques mois plus tôt passée sous les radars s’était retrouvée à la une des journaux. Les « experts » en tout genre s’étaient succédé sur les plateaux pour débattre de l’impact sur la dissonance, les questions de responsabilité que cela soulevait, la manière de mieux les prendre en charge…
La justice avait pris tout le monde de court ce matin de novembre en prononçant des condamnations complètement inédites, tant par leurs fondements que par leur dureté. « Management toxique : allez en prison, ne passez pas par la case départ ! », avait titré Le Point. Après, personne n’avait plus osé décider de rien. Le jugement avait donné un poids inédit aux employés et aux syndicats pour sortir fourches et torches et exiger toutes les mesures restées dans les cartons depuis des années, sans se voir opposer de résistance. Son cabinet d’avocats n’avait pas fait exception, et les pratiques qui avaient longtemps assuré son succès – disponibilité permanente, horaires tardifs, surexploitation des juniors – ne pouvaient plus s’appliquer. Il avait fallu tout revoir de fond en comble, bien sûr l’organisation du travail, mais aussi le fond des affaires et les risques en matière de sentences, car la décision allait faire jurisprudence, avant-goût des lois qui seraient adoptées par la suite.

Il sent poindre le début d’une migraine. Il repense à toutes celles qu’il pensait pouvoir soigner avec un Doliprane. Depuis le 21 décembre, difficile d’avoir mal à la tête sans craindre le pire. Malgré les fenêtres à double vitrage, il entend le vent qui s’engouffre sur l’esplanade. À son échelle, il ne peut pas se plaindre de ce que le 21 décembre lui a apporté ; bien sûr, sa vie n’a pas changé que pour le mieux, mais il y a plus gagné que perdu. En contemplant les arbres qui jouxtent les Invalides, ployant sous les assauts invisibles des bourrasques, il ne peut s’empêcher de se demander s’il est possible d’en dire autant à l’échelle collective. Beaucoup de positif a découlé de la prise de conscience, une remise en question et un rééquilibrage probablement nécessaire de nos modes de vie, mais n’est-on pas allés trop loin ?
Sa montre connectée se met à biper frénétiquement. Sur l’écran, un message d’alerte s’affiche. « Attention, vous entrez dans la zone d’inconfort psychologique. » En cliquant, l’application lui propose des recommandations d’actions immédiates : « Aller marcher ? Faire une séance de yoga ? Consulter un professionnel ? ».
Il la retire de son poignet.

Partie I
Quatre mois avant le 21 décembre

Caroline
Il flotte dans l’air une légère odeur de mandarine. Caroline l’avait remarquée lorsqu’elle avait pénétré pour la première fois dans le cabinet il y a plus de quinze ans, alors qu’elle était au plus bas, et à nouveau quand elle s’y était installée, jeune psychologue, quelques années plus tard. Elle avait longtemps essayé d’en déterminer l’origine : une bougie, un pot-pourri, un parfum d’intérieur, une voisine qui faisait des tartes… Comme souvent chez elle, la question avait tourné à l’obsession, et elle s’était mise à inspecter les produits d’entretien, à interroger la gardienne, à nettoyer le frigo. La réponse avait continué de lui échapper ; les murs semblaient exsuder d’eux-mêmes cette fragrance acidulée, qui était depuis devenue celle de son quotidien, du chemin parcouru, de la sécurité et du défi en même temps.
Alors qu’elle se dirige vers le bureau de son assistante en faisant claquer la semelle de ses chaussures sur le parquet, elle prend une grande inspiration de cette madeleine de Proust olfactive, sans que cela suffise à la calmer.
— Élodie, M. Dupin n’est toujours pas arrivé ?
C’est le troisième patient en moins de quinze jours à manquer son rendez-vous sans même prévenir, une véritable épidémie. Élodie secoue la tête d’un air désolé et Caroline tapote nerveusement sur le comptoir en bois. Elle comprend les obligations, les urgences, les petits tracas et les grands drames, c’est son métier après tout, mais les impondérables de la vie n’excusent pas l’incivilité. Avec ses cheveux blonds attachés en tresse africaine, son blouson en cuir, son jean slim très près de son corps maigre, ses mocassins à mors de cheval et son air agacé, elle a quelque chose d’une Amazone qui se serait embourgeoisée. Elle appelle ce délinquant de la politesse pour lui dire sa façon de penser, mais se heurte au « bip » vexatoire de sa messagerie. Ce type de comportement la révolte d’autant plus qu’il n’affecte pas qu’elle. Alors que sa liste d’attente n’en finit pas de s’allonger, une heure de perdue est une opportunité de moins d’aider quelqu’un qui en a besoin.
— Qu’est-ce qu’il se passe ici, c’est le dernier endroit où on cause ?
Du fond du couloir, Daniel sort une tête de son bureau, et Caroline remarque un bouton manqué sur sa chemise en tweed, laissant entrevoir un fragment de peau de son ventre proéminent. Elle essaie pourtant de lui faire acheter des vêtements à sa taille depuis des années, quitte à l’accompagner dans les magasins qu’il qualifie, avec la nuance qui le caractérise, de « monuments à la gloire de la consommation déraisonnée et du paraître ». Sans succès. Le médecin est attaché à son uniforme : une chemise épaisse (qu’il fasse un froid mordant ou une canicule écrasante, son tissu adipeux le protège, dit-il, des variations de température), un pantalon de toile froissé et des chaussures bateau au cuir usé. De son pas lourd, le psychiatre parcourt la distance qui les sépare et s’assoit sur l’angle du bureau de la secrétaire, qui s’écarte furtivement. Malgré quatre années à leur service, la toute petite, toute menue Élodie est toujours effrayée par l’immense, l’énorme Daniel. Quand sa voix de stentor retentit dans le cabinet, elle se tasse sur sa chaise de bureau comme si elle voulait s’y fondre. Caroline lui partage les causes de son exaspération, ce qui déclenche immanquablement un éloquent laïus sur la perte des valeurs et les dérives de nos sociétés contemporaines individualistes et oublieuses, pendant qu’Élodie fixe son écran comme si les secrets de l’existence étaient en train d’y être révélés. Du coin de l’œil, Caroline voit qu’il s’agit en réalité d’un article sur cette série de morts suspectes de salariés d’une entreprise énergétique en plein procès pour écocide.

Le bureau de Caroline est sobre mais chaleureux. Elle a fait le choix d’un aménagement moderne qui détonne avec le reste du cabinet très « parquet-moulures-cheminée », typique de ces immeubles haussmanniens décorés à coups de natures mortes et de chaises Louis XV aux assises élimées. Elle a essayé de penser son propre espace pour que les patients s’y sentent le plus à l’aise possible. Au sol, une épaisse moquette beige qui donne envie de marcher pieds nus, sur les murs quelques tableaux abstraits, une longue méridienne en velours vieillotte mais confortable, un large bureau en bois clair et deux petits fauteuils qui se font face. Elle a installé la bibliothèque dos à elle pour que les patients gênés puissent laisser leur regard errer sur les tranches sans avoir à la confronter directement.
Caroline s’est tout de même offert un recoin à elle dans ce lieu pensé pour les autres, une balise de l’intimité, de sa réalité pour essayer de ne pas trop se perdre dans celle des autres. Deux cadres protégés des regards de ses patients, pour son bien comme pour le leur. Sur la première photographie, Lucas, son mari, dont la solidité l’ancre dans un sol qu’elle sait autrement mouvant, porte Valentin, leur fils, nouveau-né au moment du cliché. Sur la seconde, sa mère, son beau-père et elle-même, souriants, attablés à la terrasse ensoleillée d’un restaurant. Seul un œil attentif pourrait remarquer la photo d’identité aux bords jaunis insérée dans le coin droit du cadre : son père, ses cheveux blonds dont elle a hérité, ses yeux bleus qui ont sauté une génération, son air énigmatique, ni sourire ni rictus. Une mosaïque de tout ce qu’elle est, de tout ce qu’elle n’est pas et de tout ce à quoi elle essaie d’échapper.
Elle ouvre son agenda. Son prochain rendez-vous est une première consultation. Elle aime ces échanges inauguraux au gré desquels on se découvre, on se jauge, on tente d’établir un lien de confiance. Ce sont finalement des premières rencontres, la rencontre d’une envie d’aller mieux et de la promesse d’essayer d’aider.
L’interphone interrompt sa réflexion : « Votre rendez-vous est arrivé. »

Hadrien
— Monsieur Degarde ? Entrez, asseyez-vous.
— Sur le canapé ? Non merci, je préfère rester là.
— Aucune obligation, prenez la chaise, là où vous êtes le plus à l’aise. C’est votre première consultation ?
— Oui. Et probablement la dernière. Je ne suis pas très convaincu par la psychanalyse.
— Ça tombe bien, je ne suis pas psychanalyste. Je suis psychologue.
— Et c’est différent ? Peu importe.
— Ne vous inquiétez pas, c’est assez courant. C’est même une situation que je rencontre souvent dans cette pièce, j’adapte ma pratique en fonction.
— Je ne m’inquiète pas et je suis sûr que vous faites très bien votre travail, mais ce ne sera pas nécessaire pour moi. Je viens pour une raison simple et qui ne nécessitera pas plus d’une consultation.
— Et quelle est-elle ?
— J’ai des problèmes de sommeil. J’ai essayé toutes les solutions sans ordonnance, les trucs aux plantes, la mélatonine, le Donormyl, rien ne marche. Je mets des heures à m’endormir, je somnole plus que je ne dors et je me réveille avant le réveil, qui est pourtant très matinal.
— Ça dure depuis longtemps ?
— Un moment. Avant l’été, je dirais.
— Et vous avez déjà eu des difficultés similaires par le passé ?
— Pas vraiment. Il paraît que petit je n’aimais pas aller me coucher, et je n’ai jamais été de ceux qui peuvent s’endormir n’importe quand, n’importe où – ce qui n’est pas grave, car je n’ai pas besoin de beaucoup de sommeil –, mais jamais comme ça.
— Et s’est-il passé quelque chose de particulier dans votre vie récemment, quelque chose qui vous tracasse ?
— Je ne pense pas que ce soit lié, mais comme je sens qu’il va vous falloir une raison, je vais aller droit au but : mon père est mort il y a quelques mois.
— Toutes mes condoléances. Vous dites que c’est arrivé il y a quelques mois ?
— Trois mois à peu près.
— Vous ne savez plus exactement quand c’était ?
— Si, il y a grosso modo trois mois, comme je viens de vous le dire.
— Grosso modo ?
— J’ai l’impression que vous répétez ce que je dis.
— C’est pour bien comprendre.
— À quelques jours près, je ne suis pas venu avec le certificat de décès.
— C’est une date qu’on n’oublie pas, en général, le décès d’un parent.
— Je ne pense pas que le fait que ce soit le 15 juin ou le 18 change grand-chose en l’espèce.
— Et cela, vous n’avez pas ressenti le besoin d’en parler ?
— Moi ? Pas du tout. Mon généraliste a refusé de me prescrire des somnifères sans que je consulte un psy. J’ai voulu en trouver un autre qui serait moins pointilleux, mais en vain. Et ensuite, tout le monde s’y est mis.
— Tout le monde ?
— Mes amis. L’une d’elles en particulier, qui s’est mise en tête que j’avais besoin de consulter et m’a donné votre nom. Apparemment, vous lui aviez été grandement recommandée, et elle pensait que vous fonctionneriez bien avec moi, quoi que cela puisse vouloir dire. Elle peut être assez obstinée, j’ai fini par me dire que ce serait aussi simple de passer une heure ici que de lutter des semaines avec elle. Mais je ne vais pas y aller par quatre chemins : je suis quelqu’un de très occupé, j’ai beaucoup de travail, et le manque de sommeil commence à peser sur mon sérieux, ce qui n’est pas envisageable. Je n’attends rien de plus de cet échange.
— Vous voulez aller droit au but et vous n’aimez pas beaucoup les psys, entendu. Ce que j’aimerais bien savoir, c’est pourquoi. Qu’est-ce qui vous gêne avec le fait de consulter ?
— Je n’aime pas beaucoup l’idée que quelqu’un vienne me dire quoi faire de ma vie sous prétexte qu’il a obtenu un diplôme de je-ne-sais-quoi, je-ne-sais-où.
— C’est tout à fait compréhensible, mais mon travail ne consiste pas à « vous dire quoi faire », surtout pas, mais à vous aider à vous repérer, à identifier les points de blocage, les souvenirs ou émotions refoulés qui peuvent peser sur votre quotidien, votre sommeil par exemple. En réalité, c’est le patient qui fait tout, vous avez la pelle, je vous aide juste à trouver où creuser.
— Je sais très bien où j’en suis et je suis très heureux dans ma vie.
— Vous pensez qu’il n’y a que des gens malheureux qui consultent des psychologues ?
— No offense, mais je vois mal pourquoi on viendrait débattre de sa vie avec un inconnu – sauf si on a de gros problèmes, ou qu’on aime un peu trop s’écouter.
— Vous savez, monsieur Degarde, je crois qu’on a tous des problèmes. Certains vous empêchent de mettre un pied devant l’autre, d’autres non, et certains ne vous empêchent même pas d’être heureux. Beaucoup de ceux qui viennent me voir ne sont pas là parce qu’ils sont malheureux, mais parce qu’ils pourraient être plus heureux, faire mieux, être plus apaisés… Il y a autant de raisons que de patients.
— Grand bien leur fasse. La mienne, c’est que j’ai besoin de dormir, et pour ça j’ai besoin qu’on me prescrive des somnifères.
— Vous étiez proche de votre père ?
— J’ai l’impression que vous n’écoutez pas ce que je dis.
— Au contraire, très attentivement. Mais vous payez de toute manière pour l’intégralité des quarante-cinq minutes, donc autant discuter un peu.
— L’argent n’est pas un problème.
— Tant mieux, tant mieux. Et donc, vous étiez proche de votre père ?
— Ni proche, ni pas proche. Nous avions de bonnes relations. On s’appelait de temps en temps et on se voyait quelques fois par an.
— D’accord, et vous…
— Permettez-moi de vous interrompre, je vais vous faciliter la vie : mon père est mort d’un cancer pris très tard. C’est allé assez vite, il n’y avait pas grand-chose à faire et il n’y a pas grand-chose à en dire : c’est triste, c’est moche, c’est la vie. Ma mère, avant que vous ne me le demandiez, l’a quitté quand j’étais jeune et est partie s’installer avec son nouveau conjoint aux États-Unis peu après. Je le vis bien. Voilà, vous savez tout.
— Je vois.
— Vous écrivez quoi là ? Dans votre carnet ?
— Je prends des notes.
— Je préférerais que vous ne le fassiez pas.
— Ne vous inquiétez pas, tout ce que nous évoquons ici est confidentiel. C’est juste pour m’y retrouver, pour garder une trace.
— Justement, je n’y tiens pas. Et vous n’en avez pas besoin puisque je ne vais pas revenir.
— Très bien, si cela vous pose problème, j’arrête. Regardez, je pose mon carnet. Vous me disiez que votre mère était partie. Vous aviez quel âge ?
— Neuf ans. Mais ce n’est pas le sujet, je n’ai pas de problème avec ça.
— Comment pouvez-vous ne pas avoir de problème avec le départ de votre mère ?
— Elle a fait ses choix, et c’est ainsi. Elle habite à Los Angeles, je ne l’ai pas vue depuis des années. À vrai dire, même quand j’étais aux États-Unis, j’ai dû la voir trois fois.
— Vous étiez aux États-Unis récemment ?
— Non, j’ai fait mon LLM à Columbia, une sorte de master d’excellence, puis j’y ai travaillé plusieurs années avant de rejoindre le bureau de Paris de mon cabinet qui m’avait fait une très belle offre. Alors, certes, j’étais à New-York et elle à L.A., mais ce ne sont pas les occasions d’aller la voir qui ont manqué. Je n’en ressentais pas le besoin.
— J’en déduis que vous avez plutôt été élevé par votre père ?
— Je sens que ces quarante-cinq minutes vont être longues.
— Elles ne sont pas obligées de l’être.
— Je vais vous répondre, mais en contrepartie je compte sur vous pour me donner ce pour quoi je suis venu. Mon père… Il faut lui rendre justice, il a fait son maximum pour être présent, mais c’était surtout les nounous et l’internat.
— Vous étiez pensionnaire d’un internat ?
— Oui, l’Ermitage International School, à Maisons-Laffitte. Mais enfin ce n’est pas le sujet, ce que j’essaie de vous dire, c’est que cela faisait déjà bien longtemps qu’on ne se voyait pas si souvent.
— Pourquoi ça ?
— L’internat, les cours, les États-Unis… La vie. Puis il a pris sa retraite dans une bicoque au fin fond du Gers et il n’en sortait pas tellement.
— Et vous ne pouviez pas aller le voir ?
— Si, j’y allais de temps en temps, pour Noël, les anniversaires. Mais c’était difficile d’accès, fallait tout de suite prendre trois jours, un train, louer une caisse… Compliqué avec le boulot. En plus, la maison était une espèce de truc en crépi, toute tarabiscotée avec des escaliers et des demi-étages dans tous les sens. Y avait un de ces bordels ! Des bibelots affreux qu’il avait rapportés d’un peu partout à l’époque où il voyageait et qui prenaient la poussière, des meubles qu’il avait chinés, pas deux chaises pareilles… Rien que de mettre un pied dans cette baraque je me sentais oppressé.
— Vous auriez pu dormir à l’hôtel.
— Ça m’est arrivé, mais quand bien même : il ne voulait rien faire, il passait des heures chez lui à lire des bouquins en écoutant des vinyles comme un ermite.
— Vous n’aimez pas lire ?
— Si… Mais enfin, c’est quand même une activité assez individuelle. J’allais pas traverser la France pour qu’on se regarde bouquiner.
— Vous n’avez pas de frère et sœur ?
— Non.
— Vous auriez aimé ?
— Je ne perds pas de temps à réfléchir à ce qui aurait pu être. Je crois que mon père aurait bien aimé avoir d’autres enfants, ma mère non. Or mon père était très amoureux de ma mère, et ce n’était pas un grand revendicatif, donc on est resté sur la politique de l’enfant unique.
— Votre père était très amoureux de votre mère mais pas réciproquement ?
— Pas tellement, il faut croire, puisqu’elle l’a quitté.
— On peut s’être aimés très fort et se quitter, ce n’est pas antinomique…
— Ce n’était pas du tout les mêmes dynamiques. Mon père était un homme bien, droit, avocat, il faisait du droit de la propriété intellectuelle, ça lui donnait de bonnes excuses pour passer son temps chez des éditeurs et des artistes, mais il avait un côté assez passif, assez mélancolique. Il pouvait s’enfermer des heures dans le bureau à rêvasser. Ma mère, c’était autre chose, elle était plus jeune que lui, une belle femme, solaire, charismatique, ambitieuse, avocate elle aussi mais en droit des affaires, même dans son choix de spécialité on voyait la différence de personnalité. Je crois que mon père l’admirait beaucoup et que lui, en retour, lui apportait une forme de stabilité. Mais la stabilité au bout d’un moment, ça ressemble à de l’ennui. Ils s’engueulaient pas mal… À la fin, mon père battait toujours en retraite.
— Vous avez l’air d’avoir beaucoup réfléchi au sujet.
— Pas du tout. Je suis juste un bon juge de caractère et j’ai un grand sens de l’observation et de l’analyse. Ce sont des prérequis dans mon job.
— Vous faites beaucoup référence à votre travail…
— Je suis avocat dans un très gros cabinet américain.
— Ça doit être très prenant.
— Ça l’est, il ne faut pas compter ses heures ni avoir peur du conflit. D’autant que je suis senior associé, c’est le dernier grade avant associé principal, directeur si vous voulez. C’est assez rare d’occuper cette position à mon âge.
— Félicitations. Dans quoi vous spécialisez-vous ?
— En droit des affaires.
— Comme votre mère ?
— Ça n’a aucun rapport.
— Je ne sais pas si ça a un rapport, je remarque juste que…
— Écoutez, docteur, c’est sympa de papoter, mais ça ne résout pas mon problème de sommeil. J’ai joué le jeu, je vous ai raconté ma vie, maintenant est-ce que vous pouvez me prescrire des somnifères, oui ou non ?
— Je vais devoir vous décevoir, monsieur Degarde, je ne peux pas vous prescrire de somnifère, parce que je ne suis pas médecin. Vous n’êtes d’ailleurs pas obligé de m’appeler docteur.
— Comment ça, vous n’êtes pas médecin ?
— Non, je suis psychologue, comme je vous l’ai indiqué. Les médecins, ce sont les psychiatres.
— Mais alors, qu’est-ce que je fais là ?…
— Je peux en revanche voir avec le psychiatre avec qui je travaille dans ce cabinet s’il serait en mesure de vous faire une prescription…
— Très bien !
— … À condition que vous reveniez. Les somnifères demandent un suivi et je pense que nous avons de quoi discuter pour plus d’une séance.

Sophie
— Bonjour Sophie, comment allez-vous ?
— Ça va, ça va.
— Les vacances se sont bien passées ?
— Oui, oui. C’est toujours plus ou moins la même chose.
— C’est-à-dire ?
— On a une maison dans le Sud-Ouest, vers Arcachon, je vous en ai déjà parlé. On y va tous les étés, en général tout le mois d’août. Marc va au club, soi-disant pour jouer au tennis, mais en réalité, il y passe plus de temps à discuter avec ses amis et connaissances de Paris qui ont des maisons dans le coin qu’à courir après la balle. Les enfants sont contents aussi, ils font de la voile, ils retrouvent leurs copains, on y va depuis qu’ils sont nés, donc ils ont leur petite bande.
— Et vous, vous n’y êtes pas bien ?
— Si, c’est sympa.
— Mais…
— Marc dit qu’il veut passer du temps en famille, mais je pense qu’on passerait plus de temps avec les enfants si justement on faisait quelque chose tous ensemble. Là, chacun vaque à ses occupations, on se croise aux repas ou au club… Avec Marc j’ai l’habitude, mais au moins avant il y avait les enfants. Maintenant, j’ai toujours l’impression de les déranger : moins ils passent de temps avec moi, mieux ils se portent. Victoire ne veut plus que je la dépose au collège. Vous comprenez, ça ne fait pas « cool » d’être vue avec sa maman, elle préfère y aller à pied ou en bus avec ses copines. Avec Matthieu, je croyais que j’avais encore un peu de temps, mais quand je lui ai dit que je serais là pour son match de foot de rentrée, il m’a retoqué que ce n’était pas la peine. Bref.
— Ce n’est pas toujours facile de voir grandir ses enfants, de sentir qu’ils ont moins besoin de nous.
— Je croyais avoir hâte qu’ils grandissent, de ne plus avoir à changer des couches et à ramasser des pâtes-lettres dans les interstices du parquet. Je voulais avoir plus de temps pour moi, mener d’autres projets. Comme quoi.
— C’est une période que vous regrettez ?
— Ce n’était pas forcément simple, je les ai eus jeune, Marc était très absent… Moi, je ne travaillais pas. On était très fusionnels quand ils étaient petits, je leur faisais le petit déjeuner le matin, j’allais les chercher le midi pour ne pas qu’ils restent à la cantine, je les emmenais aux cours de sport et de musique, je leur donnais le bain et le dîner. Je voulais les mettre dans les meilleures conditions pour réussir et pour eux j’étais le centre du monde… C’était un autre temps, je ne savais pas comment les choses allaient tourner.
— Comment les choses allaient tourner ?
— Je n’avais peut-être pas assez réfléchi à la suite. Et avec Marc toujours par monts et par vaux…
— Vous ne l’accompagnez jamais en déplacement ?
— Avant, je le faisais beaucoup, mais je crois que j’ai passé l’âge. Puis j’ai mille choses à faire. Il faut que je m’occupe de la collecte pour les familles défavorisées de l’école de Matthieu, de la soirée de rentrée de la Fondation de la boîte de Marc dont je supervise l’organisation. Vous n’imaginez pas le nombre de détails auxquels il faut penser : où l’organiser, est-ce que les conjoints sont là dès le début, est-ce que c’est assis ou debout… Assis, c’est plus formel, et ça permet d’avoir un vrai repas de qualité, plutôt que de se gaver de canapés et de mousses de poissons aux noms imprononçables, en plus je déteste les mange-debout. Mais debout, ça facilite les échanges, ça permet de circuler, c’est plus dynamique… Il faut voir. On a refait la cuisine, d’ailleurs. J’en pouvais plus de cette espèce de marbre veiné, j’avais l’impression de vivre chez un mafieux italien. Je suis très satisfaite du résultat, très Côté Sud. Évidemment, Marc n’aime pas, il trouve qu’on dirait une cuisine témoin… En revanche, j’ai trouvé le cadeau parfait pour un de ses copains de promo de l’ENA qui vient d’être nommé préfet de région, une ancienne édition d’un de ses livres préférés. J’ai retourné tout Paris, mais il va être très content. J’en ai profité pour m’en acheter quelques-uns pour compléter ma collection.
— Ce sont vos parents qui vous ont sensibilisée à la lecture ?
— Mon père ne lisait pas, à part le journal, et encore principalement les pages sport, et ma mère, c’était limité à Danielle Steel et Jude Deveraux. Non, j’ai eu une maîtresse au primaire qui avait remarqué que je finissais les livres obligatoires trois fois plus vite que mes petits camarades, et qui s’est mise à m’alimenter en dehors de ce qu’on devait lire pour la classe. Elle a continué à le faire, d’ailleurs, même bien après qu’elle eut cessé d’être mon institutrice, même au collège. Je les empruntais à la bibliothèque municipale, d’abord des livres de mon âge, bien sûr, la Bibliothèque rose, puis progressivement des romans d’aventure, puis beaucoup de biographies, d’hommes politiques, de grands reporters, d’explorateurs. J’aimais vivre à travers les pages ces aventures extraordinaires, me mettre dans la peau de ces personnalités d’exception qui repoussaient les frontières et m’emmenaient à la découverte d’autres mondes.
— C’est une activité que vous partagez avec Marc ?
— Pas vraiment. Je fais surtout ça quand je n’arrive pas à dormir. Et puis lui, entre les soirs où il n’est pas là, les soirs où il doit bosser, et ceux où il est crevé… Même quand on choisit un truc à regarder ensemble, il s’endort toujours devant. Ça m’horripile, j’ai arrêté.
— Vous me racontiez pourtant que c’était l’une des choses qui vous avaient rapprochés quand vous vous êtes rencontrés : votre intérêt pour la littérature, la politique, les affaires internationales.
— Oui… C’était il y a longtemps. Depuis, il a d’autres préoccupations et je crois qu’il en parle suffisamment la journée. Le soir, il n’a plus tellement envie de débattre… Je suis désolée, je dois abréger, j’ai rendez-vous chez le dentiste. Bonne semaine.

Michel
— Bonjour Michel, ravie de vous revoir.
— Bonjour Caroline. Je suis désolé, cela fait plusieurs mois…
— Ne vous excusez pas, vous en avez parfaitement le droit. J’avais simplement cru que vous aviez décidé d’arrêter. Je sais que ce n’était pas une démarche très naturelle pour vous, et dès lors que vous alliez mieux…
— Non, je n’aurais pas définitivement arrêté de venir sans prendre la peine de vous prévenir. Et j’accorde beaucoup de valeur à nos échanges.
— Vous avez l’impression qu’ils vous ont aidé à surmonter le traumatisme, le stress que vous ressentiez au moment où vous aviez décidé de consulter ?
— En partie. Ils m’ont en tout cas évité de faire un véritable « burn-out », comme on dit de nos jours, bien que je n’aime pas beaucoup cet anglicisme qu’on utilise à tout va.
— Et qu’est-ce que cela veut dire pour vous ?
— Que cela m’a permis de ne pas céder sous la pression, de ne pas flancher alors que j’étais aux manettes de l’Agence régionale de santé et de continuer à faire mon travail à un moment critique, ce qui était le plus important. Puis, au-delà de ça, venir vous voir me permet de réfléchir, j’apprécie ces moments à moi.
Entre mon travail très prenant, ma vie de famille et mes autres engagements, je n’ai plus assez le temps de prendre du recul, d’avoir un regard introspectif, de m’interroger. Nos séances me permettent de sanctuariser des moments dédiés pour faire un pas de côté. Je n’en ai plus tellement l’occasion depuis que je ne vais plus au temple.
— Vous y passiez beaucoup de temps avant ?
— Oui, mon père était pasteur. Depuis qu’il est mort, l’envie est un peu partie avec lui. Aujourd’hui, je n’y vais plus que pour les événements, les baptêmes, les mariages… Et depuis ma nomination, je n’ai plus vraiment eu le temps de venir vous consulter non plus, donc je vais essayer de me ménager des plages horaires pour reprendre. Certains ministres continuent bien de jouer au tennis, moi je préfère continuer ce ping-pong intellectuel avec vous.
— Très bien, je ferai au mieux pour m’adapter à vos disponibilités.
— Soyons honnête, c’est aussi plus compliqué en tant que ministre.
— Vous craignez que cela puisse être utilisé contre vous ?
— Un ministre de la Santé qui va voir une psychologue, la raillerie serait facile.
— De mon point de vue, c’est au contraire plutôt sain.
— Je n’en doute pas, mais je ne pense pas que ce soit une position très partagée. Malgré tous ces discours dans l’air du temps sur la représentativité, la litanie sur l’idée d’« avoir des politiques qui nous ressemblent », en réalité, l’opinion publique veut des héros, des surhommes. Je pense qu’au fond les Français veulent croire que les individus qui les gouvernent ont une forme d’omnipotence. On sait que ce sont des humains qui ont leurs propres faiblesses, mais on n’a pas envie qu’on nous le rappelle. On leur a confié trop de choses, on attend trop d’eux. Personne n’a envie de savoir que son ministre de la Santé a décidé de consulter une psychologue parce qu’il n’a pas su gérer seul le stress de ses fonctions précédentes. Ça n’inspire pas confiance. De la même manière, on n’aurait pas envie de me confier les clés du pays si on pensait que j’ai déjà failli exploser sous la pression pour une région.
— Et comment supportez-vous cette pression ?
— L’ambiance est lourde, la grève dans les hôpitaux se poursuit ainsi que la réforme du concours, il y a plein d’enseignements à tirer de la crise sanitaire, beaucoup de choses à changer, mais peu de moyens et pas beaucoup d’acceptabilité… Mais bon, la pression, j’y suis habitué. Celle que j’ai connue quand le Covid nous a percutés de plein fouet et que tous les yeux se tournaient vers des ARS qui n’avaient ni les moyens ni les compétences pour réagir à la hauteur des enjeux était une bonne école. C’était même pire. Peut-être pas pire, différent. Pendant la crise, l’urgence c’était d’agir, de survivre, et la difficulté c’était qu’on ne savait pas à quel point c’était grave, ce qu’on pouvait y faire, ce qui allait se passer, il fallait sans cesse prendre des décisions critiques à l’aveugle. Nous en avons largement discuté déjà. Là, c’est autre chose. Bien sûr, il s’agit toujours de faire, mais la difficulté est plus protéiforme. Il y a l’exogène : les écosystèmes, l’administratif, le médical, l’industriel, l’opposition politique, l’opinion publique, les médias… Mais il y a aussi l’endogène. On croit qu’on peut tout faire dans cette position, mais une fois qu’on y est, on ne sait pas bien comment s’y prendre… C’est difficile de s’y retrouver dans les processus, probablement parce qu’en réalité, il n’y en a pas. Dans une administration, vous avez une fiche de poste, un supérieur hiérarchique, des collègues, des choses à faire qui vous sont un peu dictées, des outils pour les faire. Là, les lignes sont plus floues.
— Vous aimeriez que les choses soient plus cadrées, qu’il y ait des règles plus explicites ?
— Oui, peut-être. Leur absence est censée être une forme de liberté, mais je le ressens plutôt comme une forme de contrainte, car quand on peut tout faire, souvent on ne fait pas grand-chose. J’ai lu un article récemment sur des entreprises qui ne limitent pas le nombre de jours de congé. En théorie, vous pouvez en prendre autant que vous voulez tant que le travail est fait. Une étude montrait qu’en pratique, les salariés de ces entreprises prennent moins de vacances que les autres. Quand vous avez cinq semaines, c’est clair, vous les prenez sinon vous les perdez. Quand il n’y a plus de limite, comment savoir quand il est légitime d’en prendre, à quel moment, combien… Finalement, la possibilité vient tuer l’opportunité. Enfin, je m’égare, tout cela n’a pas beaucoup d’importance tant que je sais pourquoi je suis là. Pourquoi je me suis engagé en politique.
— Vous avez toujours voulu faire de la politique ?
— Pas vraiment. J’ai fait une carrière très administrative. Mais cela m’a toujours fasciné et j’ai beaucoup côtoyé le milieu politique, toujours plus ou moins « milité ». Je n’aime pas ce mot, il a une consonance martiale qui me dérange. Disons plutôt que j’ai toujours été intéressé par la chose publique et que les partis en sont une manifestation à laquelle j’ai adhéré jeune. Mais en marge. Lorsque je faisais mes études, il était fréquent d’avoir une affiliation politique, puis quand j’étais à la Cour des comptes et ensuite en administration centrale, je participais à des groupes de travail du parti. L’ancêtre du « think tank » en quelque sorte… C’était le RPR à l’époque, vous n’étiez probablement même pas née, j’apportais une expertise technique, je participais à l’écriture des programmes… Quand j’étais dans les services déconcentrés de l’État, c’était encore différent, c’était plus des petits coups de main pour entretenir les bonnes relations de voisinage.
— Des coups de main ?
— Oui. Vous savez, quand vous êtes dans les services déconcentrés, c’est-à-dire toujours dans l’administration, mais au niveau local, dans une région ou un département, il est important pour le bon fonctionnement de la machine d’avoir de bonnes relations avec les élus. Ils sont vos interlocuteurs du quotidien. Alors, cela peut vous amener à dépanner un maire qui a besoin d’un petit service dans sa circonscription, voir ce qu’on peut faire pour sa maternité qui doit fermer en pleine année électorale, lui faciliter l’obtention d’une autorisation quelconque…
— Et ce n’est pas illégal ?
— Bien sûr que non. Il ne s’agit pas de briser la règle, mais de la contourner, l’aménager, l’accélérer… Je n’aimais pas beaucoup ça, mais je ne suis pas né de la dernière pluie, ainsi va la vie. Et puis ce n’était jamais rien de grave, j’essayais de garder une perspective globale. Si je pouvais apporter ma petite pierre à l’édifice pour que, au total, les choses aillent dans le bon sens… À l’ARS, bien sûr, j’avais des échanges constants avec le président de la région PACA, un grand monsieur de la droite que je connaissais d’ailleurs bien avant de devenir directeur général. C’est en grande partie grâce à lui que j’ai été nommé.
— Et vous n’avez jamais eu envie d’être vous-même sur le devant de la scène ?
— Pas tellement. Mais je suis très heureux de ma nomination et très reconnaissant de la confiance du Premier ministre. C’est une période intéressante, une cohabitation. Il y a beaucoup à apprendre, beaucoup à faire, c’est une opportunité incroyable de contribuer.
— J’en suis très heureuse pour vous. Je suis également très contente que vous soyez revenu. Je sais que le milieu politique est difficile, que vous devez assumer beaucoup de responsabilités, et si je peux contribuer à vous y accompagner…

Caroline
Caroline n’aime pas beaucoup ces salles de réception, qui parviennent à être à la fois très ostentatoires – avec cet immense chandelier doré et ce parquet parfaitement lustré – et très impersonnelles, modulées et modulables pour le congrès des dentistes comme pour le dîner de gala des amateurs de schnaps. Des tintements de verre retentissent, et le président de la Fédération française des psychologues et de la psychologie prend la parole.
— Chères consœurs, chers confrères, je suis très heureux de vous accueillir ce soir dans cette magnifique salle, pour conclure notre colloque annuel. Les tables rondes de cet après-midi ont été…
Caroline lève malgré elle les yeux au ciel. Elle a toujours été très hostile à l’entre-soi, comme à toute forme de communautarisme. En toute logique, le corporatisme, somme naturelle des deux précédents, ne lui avait d’abord pas inspiré une grande sympathie. Assez tôt dans sa carrière, elle avait néanmoins ressenti le besoin d’échanger, de faire partager son expérience, ses questionnements. Certes, elle avait toujours pu s’en ouvrir à Daniel ; mais pour le psychiatre de soixante-quatre ans, les tâtonnements de jeune praticien étaient déjà loin. Alors l’idée d’adhérer à l’une de ces associations avait fait son chemin, malgré ses réticences initiales et les piques de Daniel, réfractaire à ces associations professionnelles qu’il estimait cantonnées à la défense des intérêts d’un secteur. Elle n’en déteste pas moins ce genre de moments où des hommes de cinquante ans en costard gris lèvent leur verre de mousseux pour s’auto-congratuler, au bruit des paresseux applaudissements de cent cinquante psychologues affamés. Après s’être félicité des travaux de la journée, le président passe ensuite à l’énumération des très nombreuses activités de l’association, autant de subtils rappels du bon usage qui est fait de leurs cotisations, avant d’enfin conclure.
Des serveurs se déploient pour apporter les entrées, et les conversations reprennent. On discute des conférences du matin, du dernier papier controversé de l’American Journal of Psychiatry. Caroline écoute d’une oreille distraite, son esprit vagabonde pendant que sa fourchette triture un vol-au-vent au contenu gélatineux. Paul, un autre jeune psychologue qu’elle croise ici et là depuis la fac, interrompt sa rêverie, l’interroge sur son air absent. Elle s’excuse, bredouille une explication, puis, devant la mine inquiète de son voisin, finit par lui avouer que le décès de deux de ses patients au cours des dernières semaines l’affecte plus que de raison. Paul lui pose une main compatissante sur l’avant-bras, et Caroline se sent rougir. Un silence gêné s’installe pendant que le ballet des serveurs reprend pour débarrasser la table. Les intrus partis avec leur tintamarre de vaisselle, Paul lui confie à son tour qu’il a fait face à une situation similaire un mois plus tôt, avec une jeune femme sans antécédents. La nouvelle l’avait secoué, et il n’avait depuis repris personne sur le créneau qu’elle occupait jusque-là chaque semaine. Elle lui sait gré de cette confession, ils échangent leurs impressions, quand Caroline surprend le regard insistant d’un jeune homme, le benjamin de la tablée. Pris sur le fait, il s’excuse d’une voix étonnamment grave pour sa constitution chétive. Il ne voulait pas s’imposer dans leur conversation, mais ayant lui-même perdu un patient cette même semaine, un quinquagénaire décédé d’un arrêt cardiaque subit – il avait envoyé des fleurs pour l’enterrement –, il n’avait pas pu s’empêcher d’écouter, avide d’avoir le retour de psychologues plus expérimentés.
Le sujet repart avec l’arrivée des plats, mais Caroline retrouve bien là tout l’intérêt de ces moments. S’ils sont parfois un peu lénifiants, un peu convenus, ils lui apportent quelque chose d’infiniment précieux lorsqu’on exerce un métier si solitaire : l’impression d’être comprise.
* * *
Caroline tend l’oreille, appuyée contre la porte en bois. Rien. Elle tape trois petits coups secs.
— Daniel, excuse-moi, tu as une minute ?
— Oui, bien sûr, je n’ai plus de consultations aujourd’hui. Assieds-toi.
Le bureau de Daniel pourrait difficilement être plus différent du sien. Tout y est lourd, encombré, dans son jus, personnel. Aux fenêtres, d’épais rideaux de taffetas vert soutenu laissent à peine passer la lumière ; aux murs, des tableaux impressionnistes aux dimensions trop larges pour celles de la pièce ; partout, des livres, des revues ouvertes, des dossiers dispersés, des presse-papiers aux formes absurdes dont il fait une incompréhensible collection. En sus du bureau et d’un canapé qui a connu des jours meilleurs, deux énormes fauteuils club occupent la moitié de l’espace. L’ensemble semble s’être sédimenté au fil du temps sans aucune recherche de cohérence.
— Tu veux un verre ? Tu as l’air toute chiffonnée.
Daniel sort une bouteille de cognac d’un imposant vaisselier qui se confond avec le mur du fond. Il slalome lourdement entre les meubles qui croulent sous le poids des divers objets qui y traînent pour trouver des verres. Il y verse le liquide brun et lui en met un dans les mains.
— Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Tu sais, mon histoire de patients qui n’étaient pas venus sans prévenir ?
— Les murs tremblent encore au souvenir de ta juste colère.
Daniel s’enfile une rasade de cognac en souriant de son à-propos, alors que le visage de Caroline s’assombrit.
— Ils n’avaient pas oublié d’annuler… Ils sont décédés.
Il déglutit bruyamment et pose son verre sur la pile de livres qui fait office de table basse.
— Je suis désolé. Tu l’as appris aujourd’hui ?
— Non, lundi pour l’un, mercredi pour l’autre.
— Pourquoi tu ne m’en as pas parlé avant ?
— Je ne sais pas, j’avais peut-être besoin de digérer. Je me suis sentie très nulle aussi, de tout ce que j’avais dit. J’avais même envoyé un message fâché à l’un d’eux, pour lui dire que je n’appréciais pas ses annulations sans prévenir, de manière peut-être un peu vindicative…
— Tu ne pouvais pas savoir. Ils étaient malades ?
— Pas que je sache.
— Trinquons à leur mémoire alors.
Les verres s’entrechoquent et Caroline continue de fixer le cognac qu’elle fait tourner à l’intérieur du sien sans y toucher. Elle relève les yeux vers son mentor et lui dit doucement, sur le ton de la confession :
— Je me sens triste, Daniel. C’étaient des gens que je voyais pratiquement toutes les semaines, depuis des années. Et en même temps, on ne peut pas vraiment considérer que je les connaissais. Je me demande si je mets la bonne distance avec mes patients.
— Teuteuteu, ne me parle pas de « considérer que » ou de « bonne distance », on n’est pas dans l’un de tes manuels, on est dans la vraie vie. Tu es humaine, on parle du décès de quelqu’un que non seulement tu connaissais, mais qui te racontait ses doutes, ses peines, ses sentiments les plus intimes pendant une heure toutes les semaines. Évidemment qu’il se crée un lien, même s’il reste confiné à la relation thérapeutique.
— Ça n’arrête pas de tourner dans ma tête depuis…
— Tu sais, Caroline, on passe dans nos métiers beaucoup de temps à discuter avec nos patients du processus de deuil, à essayer de les y guider, comment l’accepter, comment vivre avec, comment le dépasser… Et pourtant, on n’y est pas mieux préparés que les autres. Les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés, comme on dit.
Caroline sourit et porte enfin le verre à sa bouche. Le liquide la fait frissonner au fur et à mesure qu’il se fraie un chemin dans son œsophage. Elle est bien consciente que son ami ne fait pas toujours l’unanimité, que certains lui reprochent ses méthodes peu orthodoxes, ses opinions arrêtées, son libéralisme de mœurs que l’on retrouve parfois chez les post-soixante-huitards, mais tout le monde le respecte en tant que penseur et en tant que praticien.
— Moi-même, avec toutes ces années d’exercice derrière moi et mon âge avancé, ce sont des choses qui continuent de m’affecter. Quand tu m’as parlé de tes patients qui avaient fait défection l’autre jour, je ne t’ai rien dit car je n’ai pas voulu t’alarmer, mais j’avais moi-même appris le décès d’un patient la semaine précédente. Ça m’a travaillé quelques temps.
— Oh, je suis désolée, Daniel… je ne savais pas. Qu’est-ce qui lui est arrivé ? Si ce n’est pas indiscret…
— Je ne sais pas précisément, un décès assez soudain. Ce que je veux dire, c’est que cela m’a affecté, et qu’il est bien normal que cela t’affecte aussi – surtout si c’est la première fois que tu te retrouves dans ce cas de figure. C’est la vie, ce sont des choses qui arrivent, mais c’est toujours dur. Peu importe à quel point on y est confronté ou on croit l’avoir étudié de près, on ne se fait jamais complètement à l’idée de la mort.
L’horloge rococo sur la cheminée se met à sonner, et les deux amis écoutent silencieusement retentir les huit coups. »

Extraits
« — Attends. Pause. Tu as appelé le mari d’une femme que tu voyais en thérapie pour lui demander des informations sur son décès ? Et si son conjoint ne savait pas qu’elle consultait ?
— Mais si, je savais qu’il savait, elle me l’avait dit.
— Tu n’en as pas la moindre idée. Elle aurait pu te dire ça pour plein de raisons qui lui sont propres. Et surtout, ça ne l’autorise en rien à s’immiscer dans sa vie!
— Mais Daniel, il fallait bien que j’en sache plus…
— Caroline, il ne « fallait » rien du tout. Et d’abord en savoir plus sur quoi ? Je sais que cela t’a travaillée ces dernières semaines, je te l’ai déjà dit, c’est normal, l’enchaînement est malheureux, je le concède, mais c’est de la coïncidence.
— Ce n’est pas de la coïncidence, vraiment, j’ai le sentiment qu’il y a un schéma, un truc qui se répète…
— Oui, il y a un schéma, le schéma, c’est que les gens meurent, C’est terrible, mais là tu vas chercher midi à quatorze heures, Ça tourne à l’obsession.
Caroline se sent piquée au vif. Elle a beaucoup travaillé sur elle-même, alors elle n’apprécie guère de se l’entendre dire, mais elle sait qu’elle a cette tendance, parfois, à tourner en boucle, à se perdre dans les méandres de son esprit, et que tapi dans les recoins de son cerveau le vortex obsessionnel demeure, toujours prêt à l’aspirer.
— Je savais que tu allais me dire ça, mais là il y a des choses objectivables. Damien, mon ami médecin urgentiste de dernières semaines et qu’il avait lui aussi remarqué pas mal de morts suspectes.
Ça veut dire quoi « anormalement élevée » ?
— Je ne sais pas précisément, C’est une impression générale. » p. 108

« Fort de cette première analyse, je me suis replongé dans les dossiers qui m’avaient interpellé et je me suis aperçu que toutes ces personnes « en dissonance » avaient un autre point commun. Peu de temps avant leur décès, tous ont reçu une nouvelle ou dû faire face à un événement, parfois traumatique, parfois anodin, qui les a mis devant leurs propres incohérences. Jusqu’à l’implosion. C’est comme une lame de fond, née dans les profondeurs de l’esprit, qui gonfle silencieusement au fil du temps, presque imperceptible, avant de déferler quand elle atteint le rivage de la conscience.
Caroline regarde la bouteille de scotch en se demandant si son ami n’en aurait pas abusé.
— Une lame de fond ?
— Dans le vocabulaire océanographique..
— Je ne savais pas que tu avais le pied marin…
— Concentre-toi ! Tu vois, au large, les mouvements de l’eau sont imperceptibles, tout peut sembler calme en surface. Mais en profondeur, des forces invisibles s’accumulent, nourries par des vents violents, des séismes sous-marins, des marées lointaines. C’est ce qu’on appelle une lame de fond, une vague qui se forme, contenue sous la surface de l’eau, pouvant parcourir de très longues distances sans être détectée. Sauf qu’en arrivant près du rivage, la vague rencontre plus de résistance ; et quand l’eau n’est plus assez profonde, elle ralentit, elle gonfle et ne peut plus supporter son propre poids. Alors elle déferle, avec toute la violence de l’énergie accumulée sur des milliers de kilomètres.
— D’accord… » p. 233

À propos de l’autrice

Julia Clavel © Photo DR

Julia Clavel est directrice M&A et membre du comité exécutif d’un grand groupe français spécialisé en santé mentale, Emeis, depuis 2023. Elle était précédemment conseillère parlementaire à Matignon, puis conseillère technique auprès de la Présidence de la République pour les PME, le tourisme, l’artisanat et l’économie sociale et solidaire (2021-2023). L’âme de fond (2025) est son premier roman. (Source : Babelio)

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