La Maison vide

Prix littéraire Le Monde 2025
En lice pour le Prix Goncourt 2025 
En lice pour le Prix Femina 2025
En lice pour le Prix Medicis 2025
En lice pour le Prix Terre de France 2025
En lice pour le Prix Jean Giono 2025
Finaliste du Prix Landerneau 2025

En deux mots
La Maison vide est remplie de secrets que le narrateur va peu à peu débusquer en fouillant une commode au coin cassé, une armoire, les malles du grenier ou encore le piano. Cette traversée du XXe siècle est aussi celle de trois générations de femmes au destin contrarié et de drames qui touchent au cœur.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un siècle de secrets de famille

Laurent Mauvignier fouille dans les tiroirs de la maison familiale à la recherche d’une Légion d’honneur. Il y découvre bien plus : l’histoire tragique de trois générations de femmes, de Marie-Ernestine la pianiste empêchée à Marguerite la grand-mère effacée des photos. Un roman qui se dévore comme un thriller intime.

S’il faut un peu de courage pour s’attaquer à un roman de 745 pages, je peux vous certifier qu’il ne vous faudra que quelques minutes pour entrer dans ce livre et vous trouver comme dans un cocon, avide de découvrir les secrets de famille que Laurent Mauvignier est allé dénicher dans la maison familiale.
Tout commence par une quête apparemment anodine. Le narrateur cherche la Légion d’honneur de son arrière-grand-père Jules, tombé « en héros » en 1916. Il fouille « partout où j’étais pour ainsi dire sûr de la retrouver les yeux fermés ». Dans les tiroirs de la commode centenaire « avec son plateau de marbre gris et rose fendu à l’angle supérieur gauche », il ne trouve pas la médaille. Mais il découvre des lettres, des photos découpées, des objets qui racontent une tout autre histoire.
Car ce qui se cache dans cette maison, c’est le silence. Le silence autour de Marguerite, la grand-mère dont le visage a été « découpé aux ciseaux » ou « griffonné au stylo à bille jusqu’à ce qu’il disparaisse complètement dans l’encre noire » sur toutes les photos de famille. Pourquoi un tel acharnement ? Quelle faute a-t-elle commise pour être ainsi rayée de la mémoire familiale ?
Si l’enquête ne remonte pas jusqu’à l’ancêtre François, qui aura traversé la Révolution et la période Napoléonienne – qui sera peut-être l’objet d’un prochain roman – elle remonte jus l’arrière-arrière grand-père Firmin et à ses trois enfants, Paul devenu ecclésiastique, Anatole parti à Paris comme vendeur dans un magasin de vêtements et « Boule d’Or », Marie-Ernestine avec laquelle « tout commence ».
Firmin, propriétaire terrien régnant sur La Bassée, l’envoie au couvent où elle découvre le piano. Son professeur, le séduisant Florentin Cabanel, lui fait miroiter le Conservatoire de Paris. Elle se voit déjà pianiste virtuose.
Mais son père en a décidé autrement. Il lui achète un piano à queue, un magnifique Bösendorfer, et lui impose Jules Chichery comme époux. Marie-Ernestine ne se remettra jamais de ce mariage forcé et de sa vocation brisée. Elle ne pardonnera jamais et sera incapable d’aimer sa fille unique, Marguerite qui naît trois ans avant que Jules ne meure pour la patrie sur le front de l’est.
L’enfant grandit sans attache affective. Elle est placée à 13 ans comme vendeuse dans le magasin Vêtements Claude où le droit de cuissage semble faire partie des règles de la maison. Puis vient la Seconde Guerre mondiale. Son mari André est fait prisonnier. Régulièrement Marguerite se rend auprès des autorités allemandes pour tenter de savoir où se trouve son mari, espérant pouvoir le faire revenir. Jusqu’à commettre l’irréparable et briser les liens familiaux déjà fragiles.
« Cette histoire, des milliers d’hommes l’ont connue en rentrant d’Allemagne ; des milliers de familles détruites l’ont vécue. Et pourtant — ou peut-être parce qu’elle est trop banale et vaste — elle me semble invisible ou indescriptible. » Il reconstruit pourtant cette violence « en l’arrachant à l’impossible », donnant chair à ce qui ne fut que rumeurs et silences.
Le romancier assume la part de fiction nécessaire pour combler les blancs du récit : « C’est parce que je ne connais rien, ou presque rien de mon histoire familiale que j’ai besoin d’en écrire une sur mesure, à partir de faits vérifiés, de gens ayant existé, mais dont les histoires sont tellement lacunaires. » Cette honnêteté traverse tout le livre. Il nous prend par la main, nous montre ses doutes, ses intuitions, ses trouvailles.
Ses phrases coulent comme un fleuve. Elles épousent le mouvement de la mémoire qui hésite, revient en arrière, s’emballe. Sa langue est d’une précision chirurgicale pour décrire les violences ordinaires : celles des hommes sur les femmes, celles de la société sur les individus, celles de l’Histoire sur les destins.
Il n’est pas étonnant que La Maison vide soit favorite pour le Goncourt. Les critiques ont unanimement salué le roman. Le Monde, qui lui a déjà décerné son Prix littéraire, parle d’ « une œuvre magistrale par son style poétique, sa composition claire, sa palette humaine ». Pour Les Inrocks, c’est « un texte hors norme qui s’inscrit dans la cohérence des précédents tout en les surpassant ». Le Nouvel Obs y voit « l’un des très grands livres de la rentrée ».
Des louanges auxquelles je m’associe, car depuis son premier roman Loin d’eux (1999) puis avec Des hommes (2009), qui explorait les traumatismes de la guerre d’Algérie, Continuer (2016) et Histoires de la nuit (2020), une fresques haletante, Laurent Mauvignier s’impose comme l’une des voix majeures de la littérature française.

La Maison vide
Laurent Mauvignier
Éditions de Minuit
Roman
745 p., 25€
EAN 9782707356741
Paru le 28/08/2025

Où ?
Le roman est situé principalement à La Bassée, où se trouve la maison familiale de l’auteur.

Quand ?
L’action se déroule de 1860 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
En 1976, mon père a rouvert la maison qu’il avait reçue de sa mère, restée fermée pendant vingt ans. À l’intérieur : un piano, une commode au marbre ébréché, une Légion d’honneur, des photographies sur lesquelles un visage a été découpé aux ciseaux.
Une maison peuplée de récits, où se croisent deux guerres mondiales, la vie rurale de la première moitié du vingtième siècle, mais aussi Marguerite, ma grand-mère, sa mère Marie-Ernestine, la mère de celle-ci, et tous les hommes qui ont gravité autour d’elles.
Toutes et tous ont marqué la maison et ont été progressivement effacés. J’ai tenté de les ramener à la lumière pour comprendre ce qui a pu être leur histoire, et son ombre portée sur la nôtre.

Les critiques
Babelio 
Viabooks (Littéraraflure) 
Benzine mag. (Jean-François Lahorgue) 
Kimamori (Norbert Czarny) 
France Culture (Les midis de culture) 
En Attendant Nadeau (Hugo Pradelle) 
France Inter (La 20e heure) 
France Culture (Le Book Club) 
Franceinfo culture (Laurence Houot) 
Atlantico (Annick Geille) 
Collateral (Johan Faerber) 
RFI (De vive(s) voix) 
L’Écho.be (Sophie Creuz) 
Unidivers ( Rocky Brokenbrain) 
Page des libraires (Michel Edo, librairie Lucioles à Vienne) 
Automn’Halles (Laurent Cachard) 
Blog Shangols 


Laurent Mauvignier présente « La Maison vide » © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« PROLOGUE
Fouillé – j’ai fouillé partout où j’étais pour ainsi dire sûr de la retrouver les yeux fermés ; j’ai fouillé partout où j’étais certain qu’elle se cachait, puis dans les endroits où j’étais convaincu que je ne la trouverais pas mais où je me suis raconté qu’elle avait pu échouer par je ne sais quel coup du hasard, me doutant bien qu’il était impossible qu’elle y soit sans que personne l’y ait mise – et depuis quand aurait-elle atterri là ?
Je la revois dans les tiroirs de la commode – c’est par ici qu’il fallait commencer, j’en étais sûr, par cette commode centenaire héritée de mon père, avec son plateau de marbre gris et rose fendu à l’angle supérieur gauche, son triangle presque isocèle qui n’a jamais été perdu et qui reste là, flottant comme un îlot en forme de part de tarte ou de pizza – mais cassé depuis quand et par qui ? – et qui n’a jamais été perdu ni jeté, même si la commode, en un siècle, n’a sans doute pas subi un seul déménagement, ou quelques-uns qu’elle n’aura vécus qu’à l’intérieur de la maison, passant peut-être, traînée par deux saisonniers réquisitionnés pour l’occasion, du rez-de-chaussée au couloir de l’étage pour finir ici, dans la chambre du cerisier, qu’on appelle chambre du cerisier depuis toujours, en sachant que ce toujours a commencé bien avant moi et avant mon père, qui lui aussi l’appelait chambre du cerisier – depuis toujours nous a-t-il affirmé, sorte de vérité antédiluvienne nimbée d’une aura qu’on percevait dans l’intonation qu’il avait en prononçant ce toujours, l’air impressionné par le mot –, surpris même qu’on lui demande confirmation, comme s’il était indigné qu’on ait pu imaginer, nous, ses enfants, un avant le cerisier, un avant la chambre, comme si dans son esprit chambre et cerisier étaient liés depuis l’éternité. Pour nous, c’est la chambre du cerisier et ce le sera encore longtemps, même si plus personne n’habite cette maison en hiver, les uns et les autres ne revenant
s’y prélasser que pendant les vacances scolaires en avril, parfois des week-ends avant que débarque toute la fratrie, les femmes et les enfants d’abord, mais aussi les cousins, les cousines, les amis et les amies d’amis, tout ce petit peuple d’été qu’on retrouve tous les ans, sirotant à l’ombre du cerisier ou des magnolias des Negronis et des Spritz pour les plus citadins d’entre eux, du rosé pamplemousse pour ceux qui sont restés vivre à une
encablure de la maison.
Mais cette chambre restera celle du cerisier aussi longtemps que l’arbre aura assez de vigueur pour balayer de ses branches la fenêtre dont il obstrue la vue quasiment toute l’année, y compris en hiver, tant ses branches effrayantes comme de longues griffes noirâtres s’étendent jusqu’à frotter les vitres et les volets, jusqu’à y casser les pointes mortes et élimées de sa ramure. La nuit, on entend parfois le crissement de la pointe des branches contre le volet et on retrouve au sol, au petit jour, des copeaux de peinture
racornis comme des miettes de pain sec. Pourtant, personne ne songe à couper les branches du cerisier ; on est trop content de pouvoir tendre les mains par la fenêtre pour arracher quelques fruits quand c’est la saison, rêvassant que, fenêtre ouverte, les branches viennent porter leurs cerises d’un rouge presque noir jusqu’à nous, assoupis au fond du lit, qui n’aurions plus qu’à tendre la main pour les cueillir. Mais non, les branches cassent d’elles-mêmes, fatiguées de s’élancer si loin. Parfois, une fois tous les dix ans, un gaillard – cette fois rémunéré et non pas réquisitionné comme au temps où la famille avait du pouvoir sur tout le canton – vient pour tailler et remettre les branches dans le droit chemin pour que le cerisier reprenne de la vigueur.
Cette médaille – non, je ne l’ai pas retrouvée. Je finis par me demander si je ne l’ai pas inventée, mais je la revois – sûr – dans les tiroirs de la commode, et je ne m’explique pas pourquoi je ne la retrouve pas, pourquoi tout est là sauf elle, comme si elle n’avait jamais existé que dans mon imagination et dans le récit de mes parents. D’une certaine manière, on peut dire qu’elle est présente quand on arrive dans le cimetière du village ; une preuve écrite est là, sur le monument aux morts, inscrite dans la pierre. Parmi les noms, celui de mon arrière-grand-père paternel – du côté de la mère de mon père –, gravé dans un cartouche au-dessus d’une liste exagérément longue quand on songe à ce que devaient être ce village et ces hameaux il y a plus de cent ans, avec ces garçons fauchés en trois ou quatre ans, laissant derrière eux un vide impossible à combler qu’on aura essayé de calfeutrer avec un monument surplombé d’un soldat sculpté et peint, au-dessus d’une liste de noms gravés pour masquer le désarroi du vide, les noms de ceux du canton qui, comme mon arrière-grand-père Jules, ont péri au front. Mais la différence, c’est que lui ne tient pas figé dans son héroïsme seulement par la force de la restitution de son patronyme, repeint tous les dix ans en lettres dorées, mais par l’ombre que portent sur sa descendance les quelques mots grandiloquents et sentencieux qui bouleversent l’ordre des hiérarchies – Jules Chichery, né à Bournan en 1880, mort pour la France en 1916, a tenu l’ennemi en respect pendant quarante-huit heures, avec cinquante autres héros, permettant aux troupes françaises de sauver une position stratégique pour la Défense de Notre Souveraineté. Ce n’est pas moi qui agite les majuscules au-dessus de l’histoire et les brandis comme un titre de gloire, c’est le zèle de l’employé du ministère de la Guerre ; peut-être inventant ça tout seul ou obéissant aux ordres d’un gradé, d’un sous-préfet, d’un directeur de cabinet, pourquoi pas d’un ministre. C’est écrit en toutes lettres, et notre père nous a souvent laissé entendre que le Poilu peint en bleu, moustaches marron et baïonnette en avant, c’était lui qui l’avait inspiré au sculpteur, mon arrière-grand-père Jules, mort et auréolé de sa Croix de guerre, de sa Légion d’honneur reçue à titre posthume, notre Jules, tombé le 18 mai 1916 dans le bois d’Avocourt, près de
l’Argonne.
Pourquoi j’ai passé ma matinée à la chercher, cette Légion d’honneur, je ne me le rappelle même plus, seulement que soudain il a fallu que je la trouve, que je la prenne entre mes doigts comme si s’était immiscé un doute, une incertitude quant à sa réalité, comme si elle n’avait pu exister que dans un tiroir de mon imagination. Pourtant c’est sûr, j’ai vu ici, touché, soupesé, il n’y a encore pas si longtemps – quelques semaines, quelques mois, moins d’un an il me semble –, ce tissu rouge vaguement moisi, l’étoile à cinq rayons doubles émaillée de blanc et surmontée de sa couronne de chêne et de laurier, au revers le drapeau et l’étendard, la devise « Honneur et Patrie ». Je l’ai vu et ce n’est pas un fantasme ou la vague réminiscence d’un rêve, non, alors j’ai fouillé de fond en comble, comme un forcené, dans la commode. J’ai ouvert tous les tiroirs, j’ai même cherché parmi les serviettes et les draps – n’importe quoi – dans l’armoire normande de l’autre chambre, celle du fond, du côté du jardin et des trois chênes qui bordent la clôture. Bien sûr je n’y ai rien trouvé, alors je suis revenu à la commode, accélérant presque le pas, comme si une fraction de seconde c’était la commode elle-même que j’aurais pu avoir inventée, et pourquoi pas les souvenirs de mon père dans leur boîte d’un bois brun dégageant une senteur de miel, poussiéreuse, un relent de sous-bois contenant les reliques que je connais le mieux – des objets que je l’ai vu porter, que j’ai vus vivre avec lui, des boutons de manchettes, une pince à cravate argentée à motif tartan –, reliques qui signent pour ainsi dire sa mort en le figeant dans ses quarante-six ans ; mon père, avec ses lunettes aux bordures dorées et noires, son peigne démêloir en corne blanchâtre, son portefeuille, son permis de conduire et sa carte d’identité, et ces autres objets, minuscules, bien plus vieux ceux-là, qui dorment comme des enfants sages comme des images, là où on les a laissés ; tous ces papiers militaires avec les insignes de pompier, les grades, mais aussi les médailles d’ancien combattant d’Afrique du Nord qui signaient déjà une part de sa mort du temps où, la mort, il ne se l’était pas encore donnée, mais où donc on la sentait à l’œuvre, quand elle laissait surgir des traces de cette jeunesse disparue près de Sidi Bel Abbes, qu’il taisait pour ne pas dire sa guerre d’Algérie.
La commode est là, coincée entre la porte et la fenêtre, collée contre le mur qui sépare la chambre du couloir. La commode : comme un cercueil pour certaines pièces du dossier familial. Elle a dû arriver ici directement depuis chez le menuisier – et c’est peut-être même Jules qui l’a construite de ses propres mains, dans la menuiserie familiale qu’il a dirigée. Je n’ai jamais connu intacte la plaque de marbre ; je connais parfaitement son triangle cassé, coincé et retenu en partie par le mur du fond. D’aussi loin que mes souvenirs remontent, j’entends la voix des adultes me recommandant de faire attention à ne pas la faire tomber, à ne pas la briser davantage. Et comme une relique, ce beau morceau de marbre tient sa place dans la grâce de sa fragilité, avec la même force paisible et résolue que la commode elle-même, confiante dans sa présence et dans sa solidité. Ainsi, la commode, je la revois face à moi, avec ses colonnes semi-détachées, et je sais que ce n’est jamais sans une certaine appréhension que j’en ai toujours ouvert les tiroirs, même lorsqu’il ne s’agissait que d’y saisir un vieux maillot de bain. C’est comme ça que je me souviens de l’avoir ouverte il n’y a encore pas si longtemps, cherchant sans doute une paire de lunettes de soleil, une montre ou même simplement pour laisser mes yeux traîner dans toutes ces vieilleries. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un fantasme quand je me vois retrouvant, il y a donc quelques mois – possible –, quelques semaines – possible aussi –, cette Légion d’honneur avec son bout de moire rouge puant le renfermé.
Je reconnais mes mains et le contact du tissu sur la pulpe des doigts. Ce sont des mains d’adulte, je devrais dire mes mains d’adulte ; je suis sûr que ce sont mes mains parce que mon regard est coincé entre elles, qui se ferment sur chaque bouton et tirent pour ouvrir le tiroir du haut, le premier, celui des quatre dans lequel personne n’a jamais rangé de vêtements mais où ont toujours dormi des objets et des boîtes, des écrins plutôt, contenant d’autres écrins et d’autres objets – boîtes à bijoux, boîtes à secrets, coffrets du temps de mes parents –, un boîtier de montre Lip, une timbale d’argent, une ménagère dont les couverts n’ont jamais servi et des papiers dans des enveloppes jaunes – pas de lettres, pas de cartes postales, pas de mots doux, mais une longue mèche de cheveux blonds bouclés et très fins, les miens, quelques photos aussi –, un photomaton noir et blanc de la tante Colette avec sa coiffure yéyé en forme de choucroute, mon grand-père André avec son béret, et puis, très vieilles, des images de visages inconnus dont le noir et
blanc se confond avec le jaune du papier photo, qui a viré jusqu’à devenir presque ocre – brûlé par le temps.
Si l’on tombe sur des photos ici, c’est par hasard qu’elles y sont arrivées, car les albums de famille sont rangés au rez-de-chaussée, dans la salle à manger, ou, pour être plus précis, dans le buffet, ou, plus précis encore, dans le tiroir du bas à gauche, et même dans le tiroir à l’intérieur du tiroir de gauche, et puis au fond de ce dernier tiroir, là, donc, où depuis plusieurs générations dort le gros des troupes de la mémoire familiale, les photos, la vraie mémoire des visages et des noms – on trouve dans le buffet de la salle à manger les visages de mes sœurs et frères, le mien, ceux des cousins et des cousines, de nos parents et les leurs – presque tous les leurs –, oncles, tantes, etc., de ces photos qui remontent de si loin que plus personne ne sait nommer ceux qui y posent, faisant front à l’oubli, des gens qui nous regardent de leur par- celle de temps comme s’ils défiaient leur mortalité ou nous provoquaient d’où ils étaient il y a un siècle ou même davantage, mon arrière-grand-mère Marie-Ernestine et son mari Jules – le héros de la famille –, que j’ai l’impression de connaître même si je ne les ai bien sûr jamais rencontrés ni l’un ni l’autre, mais que je crois reconnaître sur cette image précieuse parce qu’elle les réunit, eux deux
mais pas seulement : entre eux, dans les bras de Marie-Ernestine, le dos serré contre sa poitrine, un bébé, sa fille unique : sans doute la seule photographie de Marguerite, ma grand-mère.
La photo doit dater de 1913, année de sa naissance.
Sur ce bébé joufflu, il faut s’arrêter : avec ma grand-mère Marguerite, quelque chose se joue de la violence muette de la famille. Ce bébé qui semble froncer les sourcils, bébé rondouillard au visage ingrat qui semble mécontent d’être là, engoncé dans des vêtements blancs, c’est le seul endroit d’où il peut encore nous signaler sa présence – à part la tombe de graviers sur laquelle on trouve encore un affreux pot de fleurs en plastique au rouge décoloré, ayant depuis longtemps viré au rosâtre, au gris-rose, recouvert de poussière, de salpêtre, et les nom, prénom, dates de naissance et de mort – 1913-1954 – dans un cœur métallique blanc rouillé par les années et les intempéries. Sa tombe est presque le seul endroit qui signale encore qu’elle a vécu, qu’elle a, pendant quarante et une années, respiré l’air des vivants.
Ce qui compte, quand on voit la photo de Marie-Ernestine et de Jules avec leur bébé Marguerite, c’est qu’il s’agit de la seule photo du temps de leur bonheur – appelons ça bonheur, quelque chose d’assimilable au bonheur si on considère comme tel la durée si courte qui les aura réunis tous les trois. Car c’est aussi la seule photo où on les voit en couple avec leur bébé, entourés de leurs proches, pour nous seulement des silhouettes – des paysans à grosses moustaches noires ou grises, à peaux rêches et visages durs, carrés, des hommes vêtus d’habits de toile épaisse dans lesquels ils semblent flotter, pendant que des femmes exagérément cubiques, presque toutes vieilles, sourient à l’objectif de leurs yeux très clairs, leurs cheveux blancs attachés ou cachés par des fichus, les plus jeunes portant le chignon pendant que des nuées de gosses endimanchés, la raie sur le côté, les genoux sales, indifférents au photographe, se vautrent au bas des jupes de leurs mères, aux souliers des pères et parfois à ceux des rares adolescents qui, sérieux et figés, attendent de reprendre leur respiration. Mais le vrai intérêt de cette image, c’est qu’elle est la seule photo de ma grand-mère qui aura échappé à l’autodafé ; la seule d’elle qui aura échappé au silence qu’on lui a imposé et qu’elle aussi aura peut-être désiré, car parfois, sur d’autres images de mariages, grises et noires, prises en extérieur, le plus souvent en été, on devine sa présence : un corps de femme dans une robe qui nous apparaît grise mais qui est peut-être bleue, verte, pourquoi pas d’un certain rouge vineux ou d’un violet pastel, une silhouette presque coquette, mince et de petite taille. Mais des ciseaux ont taillé et coupé la forme d’un ovale, laissant à la place de son visage un trou, un espace vide – rien.
Le visage de Marguerite a disparu.
Quelqu’un, dans la famille, avec obstination et résolument, a choisi de tuer Marguerite symboliquement, comme si supprimer les gens des photos c’était les tuer mais surtout affirmer qu’on les tue, signer le geste de tuer en l’exhibant plutôt qu’en essayant de cacher les traces de son crime.
Mais il y a aussi cette autre image, où le visage de Marguerite n’est pas lacéré ni découpé ; sur celle-ci, c’est une autre agression, non moins définitive : son visage a été griffonné au stylo à bille jusqu’à ce qu’il disparaisse complètement dans l’encre noire. On sent – on pressent plutôt – la rage qui anime la pression sur le stylo, la colère ou la concentration haineuse qu’il a fallu pour aller au bout du geste, pour que rien ne puisse lui échapper, pas même un cheveu ni un millimètre de peau ; celle du cou, au niveau du col d’un chemisier fermé, probablement blanc ou jaune pâle, peut-être d’un rose très clair, est aussi recouverte entièrement. On a pris soin de longer l’arrondi du col comme si on avait voulu éviter de tacher celui-ci. Mais de la peau du visage, des mains et les cheveux aussi, rien n’a été laissé visible, comme s’il avait fallu asphyxier chaque pore de la peau, la rendre à ce point méconnaissable qu’il aurait été impossible à la moindre parcelle de chair de révéler sa présence ; mais le tout est scolaire, exécuté trop proprement.
On se demande bien si c’est le visage qu’on veut détruire, si ce sont ses traits ou la filiation qui s’y inscrit avec ce jeu des ressemblances, soudain à ce point insupportable qu’il aurait fallu pour ainsi dire défigurer Marguerite et couper tous les liens entre les générations. Toujours est-il qu’entre 1913 et 1954, années respectives de sa naissance et de sa mort, les photos où elle aurait dû apparaître sont si peu nombreuses qu’il est probable que certaines images aient été détruites. On se dit que la demi-sœur de mon père – Colette, qui n’était pas sa demi-sœur, seulement la fille de la seconde femme de son père –, ou sa sœur – Henriette –, en ont peut-être gardé quelques-unes, mais on sait que non ; la petite Colette, comme on l’appelle, celle à la coiffure choucroute de ses années yéyé dont on trouve le photomaton dans le portefeuille de mon père, n’a jamais connu Marguerite que par ce qu’on en disait, qu’elle entendait au hasard, ou par ce que mon père et sa sœur pouvaient raconter de ce qu’ils devaient avoir entendu d’elle quand ils étaient enfants par leur père ou par des voisins, des amis de la famille, par la famille elle-même, par ce qu’ils pensaient et savaient – ou croyaient savoir –, sans qu’il y ait jamais eu besoin qu’on le leur dise, de leur mère.
Jamais il ne se sera agi d’aborder Marguerite autrement qu’en évoquant la consternation et le désarroi dans lesquels elle a laissé la famille, ce qui empêche d’avoir gardé dans ces vieux albums des images où l’on pourrait la voir sous une autre lumière que celle qui semble ne pas avoir laissé à sa vie le droit à un souvenir – l’opprobre toujours recommencé, et l’infamie comme seule perspective ; on préfère ne pas parler d’elle, les voix baissent d’un ton, se font murmures, prennent un air désolé ; la tante Henriette, qui quand j’écris en ce mois de février 2022 atteint la rive du très grand âge, ne se souvient plus de rien et s’en satisfait ; Colette, la fille de Marceline, n’a, elle, rien à révéler sur Marguerite et peut juste me dire qui était André, mon grand-père, beau-père tyrannique pour qui elle n’a jamais semblé éprouver ni sympathie ni compassion. La vérité, c’est que des photos de Marguerite, je crois qu’on a choisi de supprimer toutes celles où sa vie s’étalait comme une évidence impossible à nier ou à rejeter par un coup de ciseaux.
Cette disparition des photos fait que de mon grand-père André aussi, par la force des choses, il ne reste presque rien. Mais si l’on s’aventurait à penser que c’est lui, autant que Marguerite, qu’on avait voulu supprimer de la mémoire familiale, on serait obligé de se rendre à cette évidence : son visage réapparaît une fois que sa femme est morte, on le retrouve quand André se remarie quelques années plus tard avec Marceline. Les photos sur lesquelles on peut rencontrer André resurgissent au tournant de 1955 et ne sont plus des images prises à l’extérieur, à l’exception de celle où mon père et ma mère, elle dans sa robe de mariée, lui en costume noir, sortent de la mairie et vont rejoindre l’église, suivis par leurs familles respectives – mes
grands-parents maternels avec mes oncles et tantes, et, du côté de mon père, les quelques oncles et grands-oncles, Lucien, son fils Rubens, André et sa seconde femme Marceline, sa fille à lui, Henriette, et sa fille à elle, Colette. On les voit marchant derrière les mariés, avançant par deux, endimanchés sous un soleil de printemps, avec cette élégance surannée si particulière aux années cinquante.
S’il manquait des images – je m’entends demander à ma mère qui pouvait être la femme sans visage sur les photos de famille –, il m’a fallu plus de temps pour comprendre qu’il manquait aussi les autres preuves de son passage sur terre, ces objets insignifiants qu’on s’obstine, le long d’une vie, à garder par-devers soi quand bien même ils n’intéressent personne et ne présentent aucune autre valeur que sentimentale, mais qu’on s’entête à léguer aux générations suivantes comme un prolongement de nos pensées et de notre intimité. D’elle, il n’y avait rien parmi les écrins, les dentelles, les bijoux. Rien – absolument. Et c’est de ce rien que paradoxalement sa présence a fini par s’imposer avec une force presque plus aveuglante que celle, pourtant puissante, mais auréolée de la douceur des vieilleries de brocante, surlignée par ses objets, de mon arrière-grand- mère Marie-Ernestine. Ses babioles à elle, Marie-Ernestine, dominent tout dans le tiroir de la commode et laissent, comme dans une alcôve qui lui était réservée depuis tou- jours, un peu de place à ce petit-fils que sans nul doute elle a beaucoup aimé et beaucoup plaint – mon père.
D’un bout à l’autre d’un siècle trop court, ils sont posés l’un en face de l’autre, se répondent, dialoguent par-dessus la béance que laisse Marguerite, fille de l’une et mère de l’autre. Moi, de mon côté de la rive du temps, j’aperçois tout ça comme le seul récit diffracté d’un monde dont la gloire a été – par la mort de Jules – le signe avant-coureur de la catastrophe familiale qui a nourri le récit qu’aujourd’hui quelque chose en moi cherche à comprendre, comme pour en reconstituer le puzzle – vieux cliché que l’image du puzzle, mais si limpide et évidente qu’elle s’impose avec une force telle que je me refuse à la révoquer, oui, l’image d’un puzzle dans une histoire du temps que j’ai cherché depuis ce matin à reconstituer en retrouvant le certificat de Légion d’honneur dressé en 1920 sur lequel on fait le panégyrique d’un Jules parmi les autres, mort dans la boue de la Grande Guerre avec ces majuscules tonitruantes comme une charge de cavalerie.
Je revois mes mains, donc, fouillant, brassant et remuant des breloques, des vieilleries, soulevant aussi des odeurs, sans trouver ce qu’elles cherchaient. Ma mèche de che- veux, des lunettes ayant appartenu à l’un de mes frères, des montres que nous avons portées ; plus haut les affaires de mon père, quelques bricoles ayant appartenu au grand-père André – une pipe, un étui à cigarettes – et puis le vide et le silence de Marguerite ; puis, enfin, plus haut dans le temps, non pas la médaille mais le certificat de Légion d’honneur de Jules, les quelques bijoux et tissus de Marie-Ernestine, qui aura déposé là ses reliques quand la commode était encore à elle, qui aura été l’une des premières à y ranger ses secrets parfumés à la violette, ses éventails aux senteurs de citron et de bergamote, un camée en agate monté en broche avec le profil à l’antique d’une jeune femme dont elle devait avoir l’âge et les vertus qu’on lui prête. Parmi ce fatras qu’elle aura laissé, ce premier objet d’elle, Marie-Ernestine, née Proust en août (le 27) 1885 et de toute sa vie n’ayant probablement jamais entendu parler de son illustre homonyme – sans qu’il soit même permis de rêver à un quelconque lien de parenté –, cet objet minuscule, quelques grammes d’or pur ; pas de doute, il s’agit bien de son alliance à elle, puisque celle de Jules a été engloutie dans la fange de la cote 304 en mai de l’année 1916 ;
Jules fait partie de ceux qui ont porté une alliance au front, de ceux qui ont tous les jours trouvé une minute pour la regarder, la tourner d’un tour ou deux sur le doigt, pour
réfléchir ou pour oublier. Et ça, il est facile de l’imaginer, ce moment à l’abri des regards quand bien même le geste se ferait devant toute la tranchée mais comme isolé d’elle, ne se voyant peut-être pas accomplir ce mouvement infime – faire tourner son alliance contre sa peau –, comme j’imagine le doigt de Marie-Ernestine et l’alliance qu’elle porte, gardant secrète et protégée, gravée à l’intérieur de l’anneau, la date de son mariage, le 17 juin 1905. Si je retrouve l’alliance de Marie-Ernestine dans tout ce fatras, je me dis depuis ce matin que je devrais retrouver aussi cette Légion d’honneur qu’elle aura gardée parmi ses dentelles, ses bijoux hérités de quelles vieilles femmes parties en laissant peut-être un nom sur un arbre généalogique que personne n’aura songé à écrire.
De Marie-Ernestine, j’ai vu les nombreuses photos ; elle sature l’espace de sa présence comme sa fille de son absence. Le portrait de Marie-Ernestine se confond avec la grisaille des images, le flou des portraits de groupe pour des mariages d’inconnus ou de quasi-inconnus. Mais il est un endroit où elle devient aussi mystérieuse que sa fille, qui aura été sa honte et le signe de l’effondrement de ce en quoi elle avait cru toute sa vie, car c’est bien ça qui apparaît au fur et à mesure que la jeune Marie-Ernestine laisse place à cette autre, qui se plante devant nous vêtue de noir, sans plus rien de gracile ni de fragile, et nous scrute d’un air sévère, l’œil presque fermé, comme si Marie-Ernestine avait été aveuglée par le soleil au moment où le photographe avait pris la famille et les amis le jour d’une fête que je suis incapable d’identifier. Cette photo, parmi d’autres, dort dans son album noir et vert, avec son papier cristal protégeant chaque page de l’effacement ou de nos regards. De Jules, on retrouve quelques photos – en plus de celle où il pose à côté de Marie-Ernestine et du nourrisson Marguerite –, le fameux certificat de sa Légion d’honneur, protégé dans le même porte-vues que les mots d’un préfet et une lettre officielle de la mairie, et puis, enjambant le vingtième siècle comme on passe d’une pierre affleurante à l’autre pour traverser un ruisseau, de l’autre côté du siècle, nous voilà soudain au milieu des années cinquante avec les médailles de mon père, les décorations d’ancien d’Algérie, les bibelots avec le sigle des AFN, des balles de la taille d’une dent changées en pendentifs dans une boîte à boutons de manchettes, mais aussi, plus proches de nous, datant des années soixante-dix ou du début des années quatre-vingt, les insignes de pompier, les décorations que je l’ai vu porter à des occasions dont ne me reste que l’ennui des discours. Et moi, à l’autre bout du vingtième siècle, déjà embringué dans le suivant sans même avoir eu le temps de le croire, me voilà aujourd’hui embrassant cette histoire d’un seul coup d’œil, avec, étalée devant moi, l’évidence qu’il s’agit bien d’une seule et même histoire diffractée en différentes parties reliées par une unité souterraine, j’en suis sûr, dont la ligne de force est portée par l’élan de la vie de Marie-Ernestine, creusée par le silence de Marguerite et, d’un coup brutal, achevée par la mort de mon père.
Mais d’abord, pour commencer quelque part sans se laisser aveugler par la gloire de l’illustre Jules tué au combat en 1916, dont la légende veut qu’il soit mort en héros en préservant l’intégrité d’une position stratégique avec cinquante autres soldats qui, comme lui, n’avaient que leur vie à perdre, il faut remonter le temps et inventer sa tête de jeune homme trop gros rencontrant le propriétaire, ce monsieur Proust, père de Marie-Ernestine, mon arrière-arrière-grand-père, perdu déjà si loin dans le temps que je ne vois de lui qu’une vague description comme celles qu’on trouve dans les romans du dix- neuvième siècle, homme massif, ventru et vêtu d’une redingote de drap noir et d’un gilet ouvert sur une chemise à petits plis, fier comme un magistrat avec ses favoris gris cendre, qui ne fume pas, ne prise pas, ne prend ni alcools forts ni liqueurs, cultive une sorte de propreté morale dont la rigueur devait se voir rien qu’à la rigidité de son pas, même quand il portait des bottes crottées au milieu de ses champs, car on était chez lui empreint d’une gravité biblique depuis que, d’une génération plus lointaine encore, un jeune exalté de la naissante République, son ancêtre, avait suivi l’autre fou de Bonaparte jusqu’à ce qu’il devienne Napoléon, s’était fait tuer pour lui, avait eu droit à la Légion d’honneur dont longtemps la famille avait gardé la fierté et un goût pour le mépris envers tous ceux qui ne s’étaient illustrés en rien.
Ce vieil ancêtre François, mort à vingt-deux ans sur un champ de bataille et à qui l’Empereur lui-même aurait dit son admiration pour un fait d’armes dont plus personne ne sait ce qu’il avait pu être, ce vieil ancêtre François, foudroyé en pleine jeunesse, avait connu une gloire si jeune et si définitive qu’il aurait eu du mal à imaginer combien celle-ci serait bénéfique et aurait des conséquences sur plus d’un siècle et demi pour sa famille, pour ses descendants – ou plutôt ceux de ses frères et sœurs qui, eux, n’avaient pas eu la chance de s’être fait trucider sur un champ de bataille –, car ses descendants avaient eu droit à un alignement de circonstances post-révolutionnaires, notamment parce que, une fois dépouillés de leurs biens et voués aux gémonies, à la boucherie ou à l’exil, les nobles du coin avaient abandonné ces terres dont on avait fait don au jeune cadavre de François, ou plutôt à sa jeune épouse, à ses parents, à ses frères et sœurs, sans accorder à personne un titre de noblesse qui n’aurait pas été vu d’un bon œil autour de chez nous, mais seulement les titres de propriété des fuyards et des expropriés, ceux-ci étant suffisamment nombreux pour que, un siècle plus tard, monsieur Firmin Proust puisse encore en être reconnaissant à l’Empereur et à Dieu, grâce à qui on n’avait plus jamais eu à travailler la terre mais seulement à organiser sa prospérité bourgeoise, ce que, de père en fils, on avait su faire en louant des bras pour nourrir les champs et assurer leur rendement, puis en donnant à des fermiers le droit de s’y installer, de construire des étables, des écuries, des soues à cochons, d’élever des maisons, de bâtir des remises, quelques hameaux autour d’un village entier avec ses ruelles, ses venelles, sa placette, sa minuscule église et son carré de cimetière, son lavoir et sa fontaine, pourvu qu’ils s’acquittent de loyers suffisamment élevés pour enrichir plus que de raison les parvenus du canton.
Ainsi, tout irait bien tant que les locataires fermiers auraient l’intelligence de reverser une partie du fruit de leur travail pour que les aïeux de Firmin, Firmin lui-même et les siens dans la foulée puissent en faire fructifier la vente sur les marchés et dans les commerces naissants ; tout irait bien tant que les locataires trouveraient intérêt à développer l’élevage des bovins et la culture du blé, celle du foin, de l’avoine, en louant leurs lieux de travail, en reversant une partie de son résultat ; et tout irait bien encore tant qu’ils auraient l’impression qu’il vaut mieux payer des loyers et se soumettre aux bourgeois du coin plutôt que se lancer dans une émancipation coûteuse et risquée. Chacun y avait mis tant de zèle pendant le premier quart du dix-neuvième siècle que les arrière-grands-parents de Firmin, puis son grand-père, avaient pu concevoir l’idée de faire bâtir une maison en plein milieu du nulle part où ils régnaient sans aucune concurrence à surveiller ni à craindre. Une maison qui n’aurait pas eu la prétention de rivaliser avec les grands châteaux d’une noblesse qu’on s’enorgueillissait encore de mépriser, comme un ancien monde qu’on s’évertuait à copier tout en s’obstinant à prétendre le contraire. On avait voulu construire une belle maison pour régner sur un petit peuple qui s’évertuait à vivre, s’échinait à travailler, à se multiplier, à engranger autour de la famille des ancêtres de Marie-Ernestine Proust, au milieu, donc, de mes ancêtres à moi aussi, eux qui me semblent tellement loin que j’ai un mal infini à les concevoir, à leur dessiner un semblant de visage, car de ces anciens dont aucun n’avait pu être pris en photographie, parce que celle-ci avait tardé à naître et à s’enfoncer dans nos campagnes, à quitter la gloire de la capitale et à se répandre dans nos fermes et sous nos latitudes, il est difficile d’imaginer que d’une manière ou d’une autre ils nous sont liés, qu’ils me sont liés, et qu’ils ont pu se pencher sur le berceau de Firmin, le fixer dans les yeux, échanger avec lui des œillades quand son regard à lui, trop clair, gris, métallique, rehaussé à la pointe sèche, nous parvient par le biais d’une photographie grise et pâle enfermée dans un cadre miteux et protégée par un verre jauni et piqué de chiures de mouches, le montrant avec sa grosse tête presque carrée, mise en valeur par un passe-partout ovale d’un bleuté fatigué.
Et de tous ces anciens, de Firmin Proust, mon arrière-arrière-grand-père, et de sa femme – ombre chétive hantant quelques photos, errant à l’arrière-plan de quelques clichés dont on ne voit plus grand-chose –, d’eux et de ceux qui les précèdent, leurs parents et leurs grands-parents, en remontant ainsi jusqu’à se trouver nez à nez avec l’histoire et l’ancêtre François, à vrai dire plus personne ne sait rien. L’acte héroïque de François, la naissance de la fortune familiale, du temps de Firmin, tout le monde avait déjà fini de l’oublier et de le considérer comme un lointain pittoresque, non pas un événement mais une bravade normale dans une famille tellement à part. François n’était plus la cause de la réussite familiale, mais seulement l’un de ses éléments constitutifs, une sorte d’épiphénomène ou de révélateur, comme si la fortune de la famille n’était pas le résultat de son héroïsme mais son héroïsme un symptôme de la singularité de cette famille, une conséquence naturelle, innée, de ce qui bouillait dans ce sang familial si particulier et fort, à défaut d’être noble. Si quelqu’un avait dû s’attarder à repenser à François et à sa bravoure, personne n’aurait osé imaginer que ce récit trop entendu soit celui de l’histoire de la famille de Marie-Ernestine, car personne n’aurait accepté l’idée consistant à prétendre que d’une famille quelconque avait pu surgir un jeune dingue dont l’héroïsme, ou pour tout dire le fanatisme et la témérité sanguinaire avaient à ce point déplacé les lignes et transformé la route de sa famille, la sortant de l’anonymat pour lui donner un semblant de vernis bourgeois, car ça aurait été admettre une origine dont on ne s’était extrait que par le coup d’une audace liée à un seul, et non par le mérite qu’on croyait pouvoir reconnaître en chacun. Mais dès l’enfance de Marie-Ernestine, personne ne se serait posé la question de savoir d’où venaient ces terres et cette opulence qui nous séparaient des autres sans que personne n’ait rien fait pour ça, sans avoir hérité d’un sang noble, parce que tout le monde s’en moquait, comme chacun se moquait d’imaginer ce qu’avait été la vie ici avant la Révolution ; ce passé, il n’en reste qu’un fouillis trop flou pour intéresser qui que ce soit. Cette histoire, dont on se souvient ou croit se souvenir comme d’un rêve, on n’est même plus sûrs de ne pas s’être tous ensemble monté la tête au coin du feu, un soir où l’hiver aurait été trop rigoureux, en se la répétant jusqu’à y croire, parce qu’elle était plus jolie à entendre que cette vérité singulièrement plate qui aurait voulu que des ancêtres paysans et journaliers auraient arraché chaque lopin de terre à des voisins moins malins, pour une bouchée de pain, le tout en quelques siècles ou en quelques années, mais sans le prestige d’un jeune héros napoléonien pour justifier la mainmise sur le territoire de gens qui, au départ, étaient nos semblables.
Pourtant, aujourd’hui encore, on se dit que tout n’est pas faux dans cette histoire que quelques recherches sur internet renouvellent pour nous, en 2022, en lui redonnant une forme d’actualité, presque de soudaineté. Mais pour Marie-Ernestine, au contraire, ce n’était rien, plus rien du tout, il ne restait du prestige de François qu’une sombre défroque, celle d’un récit dont on ne captait plus l’origine ni le sens. Ce n’était même pas le souvenir d’un récit, et il se peut qu’elle n’y ait jamais cru, ou même qu’elle n’en ait jamais entendu parler. Ce récit, qui l’avait transmis en dernier ? Qui l’avait relaté jusqu’à Firmin ? Il y avait eu le grand héros François que, d’une génération à l’autre, on s’était ingénié à décrire sabre au clair, avec casque en cuivre et crinière rouge, guêtres blanches ou grises, collant sur des images de Chassériau, de Delacroix, de Géricault, sa tête à lui, que personne n’avait jamais vue. Et puis tout ça s’était tu ; Firmin avait peut-être été le dernier dépositaire de l’histoire de François, pas encore aussi indifférent que sa fille aurait pu l’être si elle avait été au courant, mais suffisamment pour ne pas éprouver le besoin de lui transmettre cette glorieuse histoire morte, ni à elle ni à aucun de ses deux frères, Paul et Anatole.
Ce qui reste aujourd’hui pour nous dire que tout ça est arrivé, qu’il y a eu un François qui est mort pour que ce soit possible, une Révolution française et un Napoléon, des arrière-arrière-grands-parents et oncles pour que ce soit possible, c’est que la maison est là, et que, même vieillie, abîmée, meurtrie par le temps, elle se tient toujours debout et trône sur son promontoire d’où elle domine toute la vallée en contrebas, avec l’air de veiller sur elle quand, pendant longtemps, elle avait dû se vanter de la toiser. Ce qui reste encore aujourd’hui pour nous dire que tout ça a eu lieu, c’est qu’au-dessus de la vieille porte d’entrée aux battants de chêne, gravée dans la pierre sur le linteau, on peut encore lire la date de 1854, le quatre étant pourtant bizarrement écrit à l’envers et un peu plus bas que les autres chiffres, mais à la même hauteur que les lettres majuscules qui le suivent : FBP, suivies d’un espace puis, de nouveau, de trois lettres : FMP. Il aura fallu du temps et quelques recherches pour comprendre que les trois premières lettres signifient Fait Bâti Par, et que les secondes sont les initiales du père de Firmin, François-Marie Proust.
La maison est encore là, trônant sur le flanc d’un village à moitié abandonné aujourd’hui, traversé par une départementale qui n’a qu’une hâte, fuir le bourg pour rejoindre la nationale reliant les villes entre elles, qui nous tournent le dos et nous ignorent. Tout ça persiste sous forme de ruines, malgré la disparition de la gloire de François – que j’ai découvert à cette table où j’écris aujourd’hui. Je l’ignorais comme nous l’avions tous ignoré depuis que la mort de Jules, le vrai héros, avait effacé tout ce qui s’était passé avant elle, renvoyant dans les limbes le prestige de François, ses guerres napoléoniennes et tout le reste, les Restauration, République, Second Empire et autres coups de théâtre et d’éclat révolutionnaire ; tout le folklore renvoyé dans la grisaille de contes ancestraux et de fables par une gloire plus grande encore, plus macabre pourtant et moins picturale, mais plus imposante parce que plus tragique, plus improbable aussi, celle de Jules, ce drôle de type qui devait marquer la maison à jamais – du moins aussi longtemps qu’on voudrait bien se raconter sa légende.

1
Mais c’est avec Marie-Ernestine que tout commence. C’est avec elle, avant Jules lui-même, que tout peut commencer.
Il faut d’abord voir Marie-Ernestine, enfant de onze ans qui n’attend rien depuis qu’elle pense ne pas être digne de Dieu car que son frère aîné, le plus vieux des trois, soit l’élu, c’est assez pour qu’une petite fille se croie inapte à servir le Très-Haut et à rivaliser avec un frère dont elle entend depuis toujours qu’il est le plus intelligent des trois et même de la famille entière ; Paul, l’aîné, n’avait pas l’âme d’un fermier ni d’un gestionnaire, pas la force pour prendre la relève de ce père si parfaitement accompli pour ce genre de vie, et c’est pourquoi on lui avait fait suivre des études – comme on s’y était résigné pour les deux autres –, avec dans l’idée que le sacerdoce auquel il s’était très tôt destiné était pour lui une solution prestigieuse et bien commode – nourri logé blanchi –, et, se disait Firmin, le père, ce serait bien agréable d’avoir un évêque ou un cardinal dans la famille, qui nous ouvrirait les portes jusqu’alors closes sur les prétentions de la maison, celles des bonnes familles du département et peut-être même de plus loin, là où l’on pourrait se vanter d’avoir un fils à tu et à toi avec le bon Dieu.
Ça, c’était le plan de Firmin : un fils, l’aîné, chez les curés.
Le deuxième, Anatole, Firmin le formerait lui-même pour que, le jour venu, l’héritier puisse reprendre les affaires de la maison aussi naturellement que s’il en avait eu l’idée tout seul. Ce que Firmin avait voulu pour Anatole, c’était le préparer, le façonner, lui donner les outils moraux et psychologiques pour surveiller les paysans à qui on louait le fermage, pour commander les saisonniers et le personnel sans flancher au moment de renvoyer une servante engrossée par n’importe quel noceur, sans se soucier de ce qu’elle se retrouve à la rue sans famille ni personne pour les accueillir, elle et son bâtard ; lui donner la force et l’intelligence pour régenter pareillement la famille, mais cette fois avec patience et bienveillance, bien sûr, pour qu’à son tour Anatole sache en assurer la multiplication, l’air de rien, en calculant des combinaisons, en manigançant des fiançailles, en échafaudant de bons et fructueux mariages, en orchestrant les rencontres avec, pour se justifier, toujours le même air bon enfant, dissimulant le calcul sous un air enjoué et un grand besoin de festivités. C’est ce que voulait inculquer Firmin à Anatole, qu’il sache s’associer aux personnes capables de faire croître les gains et l’influence de la maison. Firmin voulait en faire un homme, avec un tas de critères passés au tamis de son intransigeance, c’est-à-dire un être taillé dans le bois brut, aveugle aux chichis des femmes et sourd aux jérémiades des employés, âpre au gain et insensible à la débauche. C’est ce à quoi l’enfant numéro deux, Anatole, avait été assigné alors même qu’il n’avait pas quitté le ventre de sa mère, alors même qu’à l’intérieur de celui-ci son corps n’avait pas encore forme humaine ; c’était une vie en or, une vie rêvée, le rêve de Firmin, et peu importe ce qu’en penserait la réalité. Firmin voyait loin, surtout pour ses enfants, se répétant tous les jours que ce n’est pas pour leur plaisir qu’on les éduque et les instruit, mais pour la seule et unique nécessité de notre maison.
Mais si Paul avait préféré l’église à la ferme, Anatole avait fait pire encore : l’enfant avait été une calamité, vraie fille manquée jouant à la poupée, poussant des cris quand on démêlait à la brosse ses cheveux trop fins ; effrayé de tout, par tout, par les chevaux et les chiens, suffoquant près des bouses de vache et des écuries, refusant l’air trop vif des champs et les jeux de garçons pour se tenir les deux menottes agrippées aux jupes de sa mère et à celles de la bonne, dans la cuisine, dans la buanderie, l’enfant n’était jamais là où on aurait aimé le trouver, ne regardant son père qu’avec un fond de terreur dans les yeux qui le rendait idiot et muet, incapable de prendre la moindre décision et de montrer sans répugnance qu’il aurait été capable de diriger l’exploitation, les affaires – et le mot même d’affaires n’évoquait rien d’autre pour lui que la lingerie des bonnes femmes, les bonnes affaires dans les magasins, au grand désespoir de son père. Alors, quand Anatole, après des études où il était devenu mince et raffiné jusqu’à l’outrance, avait parlé à son père de monter à la capitale pour y travailler dans un grand magasin et vendre à des dames et des demoiselles bien nées des colifichets et toutes sortes de cochonneries que Firmin, y voyant les prémices de passions inavouables, regardait avec effroi, ce dernier n’avait plus eu qu’à se résigner, presque heureux de se débarrasser de ce fils dont il n’avait jamais su se résoudre à penser qu’il avait sérieusement pu être le père.
C’est pourquoi, à la déception causée par ce fils qui n’en était pas vraiment un, comme à l’évaporation du premier qui était parti sur les routes du Vatican avec une ferveur
qui avait agacé Firmin à un tel degré qu’il avait secrètement commencé à prendre Dieu et ses hommes en robe non pas en grippe, mais un peu de haut, c’est pourquoi, donc, Firmin avait reporté tous ses espoirs et son amour sur celle qu’il appelait sa petite Boule d’Or, vers qui tous les regards s’étaient tournés, la magnifique petite dernière, née trois ans
après Anatole : Marie-Ernestine.
Marie-Ernestine avait été pour Firmin comme une consolation car elle ne vivait avec aucune spéculation angoissante sur les épaules, n’avait aucune mission à porter. Firmin trouvait un réconfort immense à regarder vivre sans arrière-pensée sa Boule d’Or, créature chétive et distrayante dont il avait craint dans sa petite enfance qu’elle ne passerait pas l’hiver, ni le premier ni les suivants, parce qu’elle avait les yeux ternes, comme voilés, et qu’elle avait un teint de peau presque terreux. Il s’était amusé de la voir déjouer tous les pronostics, car la fillette s’était montrée d’une agilité et d’une vivacité redoutables, elle dont toute l’enfance s’était amusée à faire des pieds de nez à la mort et à la maladie chaque fois promise et chaque fois repoussée ; dès qu’elle avait su marcher elle s’était mise à courir, à passer sa vie entre les boutons d’or et les orties, les ronces et les fraises des bois, les herbes folles – petite Boule d’Or qui s’amusait en robe d’indienne à chasser les grenouilles avec des gamins idiots, à cracher du haut des balcons dans les citernes où dormait une eau verdâtre sur laquelle, graciles, des éphémères et des cousins semblaient faire du patin à glace. Firmin aimait sa fille, avec une ferveur pour lui inédite de candeur ou de naïveté. Il admirait sa vivacité parce qu’elle tenait du miracle, que l’enfant possédait une grâce dans sa fragilité même, dans sa façon de ne lui prêter aucune importance. Marie-Ernestine n’avait pas plus peur de sa fragilité, de la maladie ou de la mort que de courir sous les vaches ou de prendre une averse en revenant d’une promenade.
Firmin l’aimait aussi, cela va sans dire, par contraste, à la mesure de l’amertume et de la consternation qu’avaient laissées en lui l’effarouché Anatole et l’évaporé Paul.

2
Donc : il serait dit que Marie-Ernestine irait à l’école comme ses frères ; il serait dit qu’elle aussi aurait droit à une éducation. Firmin se disait qu’il faudrait nourrir cette petite tête bien faite qu’il adorait malgré ses yeux toujours ternes. Il serait dit aussi qu’on ferait attention que la petite Boule d’Or ne prenne pas trop goût aux choses de l’esprit ; il faudrait lui inculquer juste ce qu’il faut d’éducation pour lui permettre de tenir une conversation et surprendre ses prétendants – ou plutôt leurs pères et mères – par une rapidité d’esprit que les parents sauraient reconnaître comme les gages d’une vertu supplémentaire : une femme qui sait faire la conversation s’occupe de son intérieur avec plus d’agrément pour ses convives que celle qui, ne sachant que la cuisine, doit gaver ses invités pour cacher l’indigence de son bavardage.
Firmin avait prévu pour sa fille tout ce qu’on ferait pour elle et quelle route on lui permettrait de tracer: Sa femme l’ombre préposée aux confitures et aux chaussettes à repriser, baissait les yeux et acquiesçait à la parole d’évangile de son époux, mais elle savait tirer profit de l’obscurité dans laquelle chacun avait l’habitude de la tenir enfermée pour mieux construire, silencieuse et industrieuse, en véritable fourmi obstinée, son espace de liberté — un réduit, comme on dit des pièces minuscules sans fenêtres ni perspectives – mais un espace réel, concentré sur sa nécessité, espace dans lequel elle savait rire sous cape des prétentions de son mari sachant l’infléchir sur certaines de ses décisions avec une telle abnégation que c’est à elle que revenait le mot find dont son mari, en bon ventriloque, se croyait l’auteur. Mon arrière-arrière-grand-père Firmin avait eu parfois la main lourde avec ses commis, ses apprentis et, de temps en temps, avec l’aîné de ses enfants. Mais sa colère passait plus souvent sur sa femme, le soir, au moment du coucher. Deux ou trois fois il avait cogné si fort qu’il avait été impossible à l’épouse de Firmin de se lever le lendemain pour donner ses ordres à la bonne. Les assauts sexuels avaient au moins cet avantage sur les coups que personne ne les devinait, et c’est pourquoi elle avait appris à se soumettre aux élans de son mari, contrairement aux coups, auxquels elle ne se faisait pas, car il est plus difficile de cacher un œil poché que de dissimuler l’humiliation qu’on a subie parce que l’homme, forçant le passage de vos fesses en feignant de vous croire amusée par son audace, vous répète jusqu’à vous donner la nausée que ces beaux enfants, qui ne naîtront pas de cette manière-là, au moins chérissons-les, car eux ne mangent pas de pain. »

Extraits
« Mais je crois que si ce que j’écris ici est un monde que je découvre en partie en le rêvant, je ne l’invente pas tout à fait : je le reconstruis pièce à pièce, comme une machine d’un autre temps dont on découvre que le mécanisme a pourtant fonctionné un jour et qu’il suffit de le remonter pour qu’il puisse redémarrer. » p. 45

« Maintenant, justement, j’ai l’impression de tout voir ; je pressens une réalité à peine plus palpable qu’un souffle d’air, mais pas moins présente que lorsque celui-ci s’insinue dans vos vêtements ; une réalité qui s’est tissée en moi presque à mon insu, chaque fil la composant étant constitué d’un matériau vivace, la mémoire de voix que j’ai entendues, des voix de femmes portant dans leur propre mémoire la voix des femmes qui les avaient précédées. » p. 45

« Et c’est toujours avec une sorte de regret ou de malaise qu’on ouvre grand les volets et les fenêtres parce que c’est comme si cette vaste pièce qui donne sur le devant de la maison avait du mal à accepter d’être réveillée par la lumière et l’air vif du jour, par l’odeur des jasmins et des rosiers, par la fraîcheur des magnolias, et qu’elle préférait rester dans l’humidité ombreuse de son silence de caveau.
Aujourd’hui, personne n’y met jamais les pieds sans y être obligé. Personne n’ose rien toucher, les fleurs sèches sur la cheminée — un vieux bouquet de roses ? —, les quelques scènes champêtres grisâtres et vertes sur les murs — venues d’où, peintes par qui ? — et donc, sur la gauche, au fond, presque coincé à l’angle opposé, visible d’un coup depuis l’entrée, s’imposant comme le principal agrément ou atout de la pièce, le piano noir de Marie-Ernestine, un Bösendorfer à mécanique viennoise de la fin du dix-neuvième siècle qui avait sans doute coûté une fortune, un beau piano à queue de concert, à la fois précieux et désuet, inutile et totalement désaccordé, avec sa vieille odeur de bois et ses touches d’ivoire noircies. C’est comme si on pouvait deviner la présence des mains de Marie-Ernestine, en pressentir les empreintes, la pulpe des doigts laissant de minuscules taches ovales et grises sur le blanc cassé du clavier. » p. 67-68

« C’est en prenant le temps de lire plus attentivement les lettres reçues de son mari mais aussi celles de son professeur et, attenantes, aussi indispensables, quelques unes de ses frères, dont la présence éclaire beaucoup, que j’ai pris conscience que tout pouvait se dessiner a partir de ce paquet grisâtre et odorant — mélange presque écœurant de poussière et de bergamote, de renfermé et de fleurs sèches — et que contrairement à ce qu’une lecture distraite a trop rapide m’avait laissé croire, non, le professeur de piano n’y est pas pour rien, lui aussi a quelque chose à voir avec la mort de mon père, même de très loin, même incidemment. À sa manière, il est un élément de la machinerie qui poussera le petit-fils de son élève de piano à se tirer une balle dans la tête quatre-vingts ans plus tard – peut-être, c’est une hypothèse, une idée qui peut tenir si l’on décide que tout se tient dans les passages qui unissent les êtres entre eux par-delà le temps et l’oubli, qui permettent à chaque génération d’inventer son présent et de se croire libérée de la tutelle de ses anciens. » p. 81

« Ils ont le temps de se dire que bientôt leur petite sœur deviendra une vieille femme aigrie et sombre comme leur mère — c’est en elle, c’est déjà là, ils voient les yeux ternes et les joues presque creuses, sa mine défaite et impassible ne tirant aucune gloire ni semblant de victoire de ce que la voix du notaire commence à annoncer quand il la charge, elle, l’unique fille de son père, de prendre sur ses épaules le poids de la maison Proust, charge qu’elle accepte déjà en baissant les yeux et en soupirant — se peut-il qu’elle pense à autre chose ? Que ses yeux soient tournés ailleurs, vers d’autres désirs ? des regrets ? un autre monde ? d’autres idées ? Se peut-il qu’à ce moment elle pense que le monde vient de se refermer sur elle et qu’il n’y aura plus jamais d’autre issue que la soumission et l’obéissance à ls mémoire de son père ? C’est possible, bien sûr, l’idée traverse l’esprit des deux frères, mais ils l’évacuent aussi vite car de toute façon personne ne pourrait le dire, personne, jamais, non, personne à part Dieu n’a accès aux ténèbres des âmes, et les deux frères pensent que personne ne pour: rait avoir accès à un cerveau aussi sournois que celui de leur chère petite sœur, la petite Boule d’Or préférée de Firmin – la si chère petite aimée. » p. 232

« Ce soir-là, on est allé se coucher comme d’habitude, on a soufflé les bougies en faisant le tour de chaque pièce, en se souhaitant bonne nuit et en se disant à demain.
Ça a été aussi simple que ça.
Puis le lendemain est venu et Jules est parti, laissant dans son sillage, comme marqués sur tous les murs de la maison, dans l’air qu’on y respirerait encore pendant des années, sa présence et ses mots, tous les conseils et les ordres qu’il a su imposer aux femmes de la maison en commençant par la sienne, oui, à sa femme d’abord, bien sûr, puis à sa belle-mère, mais aussi à la bonne et même à sa chère petite Marguerite, qui, âgée de seize mois, s’est entendu dire — elle qui ne savait que babiller et ne voyait dans son père que le gros monsieur chéri qui la prenait dans ses bras et la faisait rire – qu’elle devrait se montrer digne de lui en son absence, qu’il la prendrait bientôt dans ses bras et qu’elle était toute la joie de son cœur et que c’est pour elle, d’abord, qu’il devait aller sauver la France. » p. 306

« C’est parce que je ne connais rien, ou presque rien de mon histoire familiale que j’ai besoin d’en écrire une sur mesure, à partir de faits vérifiés, de gens ayant existé, mais dont les histoires sont tellement lacunaires et impossibles à reconstituer qu’il faut leur créer un monde dans lequel, même fictif, ils auront chacun eu une existence. » p. 616

« Ce que je crois, si j’entends la rumeur de ce qu’était personnalité de l’un et de l’autre à travers les couches de temps et les bribes de phrases qui reviennent vers moi, c’est que leur histoire a été une histoire passionnelle qui leur sera tombée dessus sans que ni l’un ni l’autre ne tente de s’y soustraire, chacun vivant l’amour comme on vit l’expérience d’une maladie — jusqu’à la limite de soi. Je ne peux m’empêcher de voir un couple qui se dévore d’amour physique d’abord, de passion sexuelle — une passion folle entre eux — je ne peux pas l’imaginer autrement, sinon rien de la suite ne pourrait avoir de sens. Forcément, en 1933, lorsqu’ils se rencontrent, Marguerite et André tombent éperdument amoureux, et l’on pourra me dire que je romantise leur histoire parce que j’ai envie d’un amour qui se réalise enfin, comme l’histoire de Marie-Ernestine et de Florentin Cabanel n’a pas pu se vivre, oui, c’est peut-être vrai, mais ce que je pense d’abord c’est qu’André et Marguerite sont des êtres de passion et de feu » p. 618

« Cette histoire, des milliers d’hommes l’ont connue en rentrant d’Allemagne ; des milliers de familles détruites l’ont vécue. Et pourtant — ou peut-être parce qu’elle est trop banale et vaste — elle me semble invisible ou indescriptible, littéralement, par ce qu’elle touche d’intime dans le cœur des familles et des couples à tel point que, sur elle, je n’ai rien entendu ou presque, et que je ne peux qu’imaginer, en l’arrachant à l’impossible, la violence de ce moment où André et Marguerite se sont revus, cette nouvelle et dernière première fois, même s’il est impossible de voir comment Lucien et Rubens – parce que je pense que ce sont eux qui l’en informent –, lui ont présenté la dérive de Marguerite, avec à la fois ce mélange de brutalité virile qui veut qu’une conversation d’hommes au sujet des femmes ne s’embarrasse pas de circonvolutions ni d’un excès de précautions oratoires, mais cependant avec un minimum de délicatesse ou d’ellipses pour éviter d’en rajouter et qu’André ne s’effondre ou s’exalte au point d’avoir envie de massacrer Marguerite de ses propres mains ; c’est impensable, et pourtant ça a eu lieu » p. 724-725

À propos de l’auteur

Laurent Mauvignier © Matthieu Zazzo

Laurent Mauvignier est né à Tours en 1967. Romancier et dramaturge, il a publié toute son œuvre aux Éditions de Minuit, notamment Apprendre à finir (2000, prix du Livre Inter et prix Wepler), Dans la foule (2006), Des hommes (2009), Ce que j’appelle oubli (2011), Continuer (2016) et Histoires de la nuit (2020). En 2025, il fait paraître La Maison vide. (Source : Éditions de Minuit)

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