La bibliothèque retrouvée

La bibliothèque retrouvée
Vanessa de Senarclens
Éditions Zoé
Roman
256 p., 20 €
EAN 9782889075294
Paru le 28/08/2025

Où ?
Le roman est situé principalement en Poméranie (aujourd’hui’hui en Pologne), à Plathe, Lódz, Greifswald, Bad Godesberg. On y évoque aussi Genève, Berlin, Bonn, Varsovie.

Quand ?
L’action se déroule du XVIIIe siècle à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
En mars 1945, l’Armée rouge entre en Poméranie. À deux cents kilomètres au nord-est de Berlin, l’immense bibliothèque du château de Plathe, trésor de plusieurs générations, se volatilise dans l’Europe en ruine.
Sept décennies plus tard, Vanessa de Senarclens accueille dans son bureau un meuble à tiroirs appartenant à sa belle-famille: un catalogue qui recense seize mille ouvrages, dont un volume clandestin de Voltaire, un Aristote préfacé par Érasme, les fleurs de Maria Sybilla Merian. C’est la bibliothèque perdue de Poméranie. Armée d’une solide formation d’historienne et d’un sens de l’humour salvateur, l’enquêtrice décide d’en retracer la trajectoire. Elle dresse le portrait de celles et ceux qui l’ont fondée, conservée et enrichie, de la Prusse des Lumières jusqu’à l’horreur nazie. En interrogeant aussi les derniers témoins de la collection intacte et le silence qui s’est imposé après la guerre, ce livre fait le pari qu’un récit peut transmettre même ce qui a disparu.

Les critiques
Babelio 
En Attendant Nadeau (Pierre Senges) 
RTS (L’invitée du 12h30) 
Fabula (Marc Escola) 
Blog de Francis Richard 


Vanessa de Senarclens présente « La bibliothèque retrouvée » © Production Éditions Zoé

Les premières pages du livre
« La bibliothèque disparue
Chapitre 1
Le catalogue à fiches

Peu avant sa mort, mon beau-père parlait souvent de la bibliothèque disparue. Elle se trouvait à l’est du fleuve Oder, dans cette partie de la Poméranie allemande devenue polonaise en août 1945. On traduit Hinterpommern par Poméranie orientale ou ultérieure, et ce nom augmente encore le caractère lointain, périphérique et oublieux de ce pan de terre des bords de la Baltique. A l’heure du thé, il lui arrivait, tout cravaté dans son costume usé, de prendre sur ses genoux un des rares volumes vestiges de sa collection décimée pour me le montrer. Ici un manuel illustré d’escrime, L’Académie de l’Espée de Girard Tibault de 1630, dont il se disait qu’il me plairait parce qu’il était en français, là les trois fascicules reliés du Blumenbuch de Sibylla Maria Merian de 1675 avec leur théâtre de fleurs exubérantes, là encore, un psautier luthérien imprimé à Nuremberg en 1563.
Chacun de ces livres avait son histoire, dont les épisodes récents étaient associés aux exodes qui avaient suivi la Deuxième Guerre mondiale. Le psautier, par exemple, avait transité par la Suède. Mon beau-père l’avait reçu par la poste à la fin des années 70, avec une lettre d’excuses. L’expéditeur avait été en mars 1945 ce soldat de l’armée allemande en déroute qui s’était servi sur les étagères de la bibliothèque d’un château vide. Sa lettre disait l’importance qu’avaient prise pour lui ces chants de l’Ancien Testament faits de louanges, d’exhortations et de repentance. Il avait, après la guerre, reconstruit une existence et tourné la page. Ce n’est qu’à sa retraite que ce livre compagnon de détresse avait commencé à le troubler. Il avait voulu retrouver son ancien propriétaire afin de le lui rendre.
Avec d’autres objets plus imposants, ces livres anciens formaient un ensemble curieux dans la petite maison de mes beaux-parents. Elle avait été construite au milieu des années 50, à Bad Godesberg, à quelques kilomètres de Bonn, grâce à un crédit accordé aux réfugiés de l’Est. Dans sa salle de séjour aux plafonds bas, ouverte sur une baie vitrée, tenaient un canapé, trois fauteuils et une armoire, mais aussi des gravures anciennes, un pan de tapisserie et des portraits de famille qui, jusqu’en mars 1945, avaient orné les larges murs d’un château en Poméranie orientale. Toutes ces choses avaient été déplacées par la guerre, charriées sur de nouvelles rives, comme l’avaient été mes beaux-parents. Ils s’appelaient Ferdinand et Margarethe von Bismarck-Osten.
Ce qui prenait toute la place dans leur salon, c’était la Grande carte topographique du duché de Poméranie de 1618, dessinée par le mathématicien poète Eilhard Lubin. Le cartographe avait arpenté des milliers de kilomètres au cours de l’automne 1612, montant sur les rares collines de cette province notoirement plate ou grimpant aux clochers les plus hauts, muni de ses instruments mathématiques lui permettant de mesurer la distance exacte entre deux points. Le résultat est une description précise du duché avec ses villes, ses villages, mais surtout ses innombrables lacs, forêts, rivières, marais. En s’approchant, on distingue au plus sombre des bois, des sangliers et un cerf. Et, sur les flots de la lagune, à l’embouchure de l’Oder, entre la mer, la terre et quelques récifs, on identifie encore une petite embarcation en bois avec des canotiers qui semblent vouloir traverser le fleuve à contre-courant vers nous.
Tout le long de ses deux mètres quarante de pourtour, la carte est bordée par les blasons de la noblesse poméranienne, mais c’est surtout la « mer de l’Est » (die « Oost See »), puisque c’est ainsi qu’elle y est désignée, qui est au coeur du spectacle. Au milieu de ses flots sombres émerge un immense coquillage baroque d’où surgit l’arbre généalogique de la maison de Poméranie. La dignité des ducs couronnés est cependant toute relative : au-dessous de cet arbre figure, non moins fourni, l’inventaire alphabétique des soixante-dix poissons que l’on peut pêcher dans les eaux du duché : des anguilles (Aal) aux silures (Wels).
Cette carte occupait à Bad Godesberg la paroi du plus grand mur de la maison, mais aussi tout l’espace mental. Sa placide monumentalité dominait en toile de fond et absorbait les émotions du quotidien. Rien n’était vraiment grave. Il y avait eu tellement pire. En la regardant de près, on pouvait identifier au nord-est de Stettin, à côté d’une forêt touffue, la petite ville où se trouvait la bibliothèque jusqu’en 1945. Le long de la rivière Rega, on lit « Plate », dont le nom fut germanisé à la fin du dix-huitième siècle en « Plathe » et qui se nomme aujourd’hui Płoty en polonais. Dans son voisinage immédiat, on identifie sans mal la ville de Greifenberg et les villages de Trieglaff et de Heydebreck. Ces noms retrouvés sur la carte évoquaient à Ferdinand des repères familiers et des souvenirs heureux. Il revoyait défiler ses trajets en train pour aller au gymnase, l’église construite par son arrière-grand-père où son fils aîné avait été baptisé en été 1942, les lacs et la rivière où il s’était baigné. Mais ces noms de lieux aimés couchés sur l’immobilité silencieuse du papier réveillaient aussi un immense chagrin et une angoisse. Ses deux frères, l’un mort encore enfant d’une blessure mal soignée, l’autre au début de la guerre, étaient enterrés dans le parc du château à Plathe. Qu’était-il advenu de leurs tombes ? Avaient-elles été vandalisées ? Pendant les premières décennies du rideau de fer et jusqu’à la chute du mur, il était même impossible de chercher à s’en informer. Leurs sépultures demeuraient hors de portée. Il espérait que les dalles en pierre avec leurs noms gravés avaient été enfouies sous la mousse et ainsi protégées. Et puis, qu’était devenu le château dans lequel il avait grandi, avec ses immenses escaliers, son drôle de clocher et, surtout, sa bibliothèque ? Fondée au milieu du dix-huitième siècle par un ancêtre, elle contenait une collection riche de 16 000 livres, de manuscrits, cartes, médailles et portraits connue par-delà des frontières de la province. Qu’était-il advenu de tous ces objets ? La carte de Poméranie entretenait ses inquiétudes mais elle le rassurait aussi. Il n’avait pas rêvé. Tout cela avait bel et bien existé !

Pendant les années de reconstruction qui avaient suivi la guerre, ces pensées vouées au grand Ailleurs de la Poméranie, à peine émergées, retournaient au silence qui unissait Ferdinand à sa femme Margarethe. Car à quoi bon ? Ce monde d’avant 1945 n’était pas seulement passé, il était inaccessible, un récit impossible à partager. Et puis ces élans de nostalgie, lorsqu’il les éprouvait, étaient vite freinés ou, en quelque sorte, censurés par un malaise profond qu’il ressentait en pensant à l’histoire allemande du vingtième siècle. Le deuil associé à Plathe était pour lui comme empêché par l’injonction morale d’accepter cette perte comme une conséquence inéluctable de la faillite allemande. Celle des élites et de son milieu conservateur qui n’avaient pas su faire barrage aux nazis. Pour rien au monde, il n’aurait voulu être associé aux discours revanchistes qui ne reconnaissaient pas le déplacement des frontières de l’Allemagne. Lors de notre première rencontre à Genève en été 1992, il avait indirectement évoqué ce malaise en commençant son discours par l’exclamation admirative relative à la Suisse : Felix Helvetia ! Et ce bonheur d’un pays resté en dehors des conflits européens du vingtième siècle désignait par contraste le malheur du sien, plus singulièrement, celui de sa terre d’origine de Poméranie orientale.
Le cantonnement du souvenir aux ressassements intérieurs ou, en de rares occasions, aux discussions dans le cercle restreint de la famille immédiate, qui pouvait comprendre, avait aussi été une stratégie de survie. Ferdinand n’avait été libéré d’un camp de prisonniers en URSS qu’en octobre 1948. Il avait, ensuite, cherché un emploi dans un institut de recherche à Kiel et vécu avec sa femme et leur fils dans la promiscuité d’hébergements provisoires, souvent chez des parents ou des parents de parents. Et puis, quand les choses avaient commencé à aller mieux et qu’ils avaient pu se financer un domicile propre, ils avaient pris la charge d’une veuve et d’une cousine esseulées qui étaient venues habiter chez eux, se partageant une chambre à l’étage. Ces usages d’hospitalité, qui allaient de soi avant la guerre alors qu’on habitait un immense domaine, avaient été maintenus dans un cadre matériel complètement différent. Jusqu’à la fin des années soixante, la petite maison près de Bad Godesberg abritait, en plus de leurs trois fils, Friedrich Karl que l’on appelle Fritz, Ulrich et Matthias, deux femmes issues de la famille élargie qui, le regard vide, trompaient leur mélancolie en reprisant des chaussettes ou en épluchant des pommes de terre.
Dans leur nouvelle maison, mes beaux-parents s’étaient vite entourés d’anciens grands propriétaires terriens issus de l’est de l’Elbe, qu’on désigne en allemand avec un mélange de commisération et d’ironie, les Ostelbier. Dans ce cercle de réfugiés, on se considérait comme voisins moins parce qu’on habitait à deux coins de rue à Bonn que parce qu’avant la guerre, on avait vécu la même vie de château. On ne parlait pas du passé, mais des gestes rappelaient les moeurs d’antan. Mon beau-père accueillait les femmes avec un baisemain, on se donnait des nouvelles de la famille, une entité interprétée de manière vaste et généreuse qui incluait d’éloignés cousinages remontant à la nuit des temps, ma belle-mère préparait des litres de gelée de coing pour les bazars de la paroisse protestante. On s’accordait à trouver les Rhénans catholiques sympathiques mais décidément bien bruyants, surtout au moment du Carnaval. Du Mardi gras au mercredi des Cendres, on descendait tôt les stores pour ne pas être incommodé par l’état de folie généralisé qui gagnait toute la région. L’ambiance était d’un chic simple, un peu rustique. Je me rappelle une scène qui m’avait frappée au début des années 1990. Nous étions attablés autour d’une tasse de thé par un après-midi d’été accablant de chaleur quand, à l’improviste, avait débarqué en passant directement par la porte du jardin l’oncle Hannibal à la voix tonitruante. Il avait à la main deux pies qu’il venait d’abattre avec une carabine de chasse dont il n’avait pas songé à se débarrasser avant de s’asseoir. Sans commentaires, il les avait posées à côté de la théière et entrepris de nous donner des nouvelles de sa dernière portée de labradors dont il semblait très fier.
De la bibliothèque, il reste le catalogue à fiches. C’est un meuble de bois clair, datant du début du vingtième siècle, marqué du sceau métallique d’un magasin d’imprimerie spécialisé de Leipzig : la Buchbinderei Gustav Fritzsch. Il est fonctionnel, avec ses quatre blocs empilés les uns sur les autres et ses seize tiroirs qui contiennent des milliers de fiches cartonnées, séparées par des intercalaires thématiques. Chaque carte décrit un volume : le titre, l’auteur, le format, la date et le lieu de parution, mais donne aussi parfois des informations bibliographiques supplémentaires. On y trouve, pliées au format des tiroirs, des découpures de revues ou des lambeaux de textes tapés à la machine, soulignant l’importance d’un livre ou son lien avec un autre au sein de la collection. C’est un inépuisable système de renvois, un univers dense et autonome, avec ses secrets. Des générations de lecteurs se côtoient dans cette tour mausolée d’un savoir suranné, comme le meuble à tiroirs qui soupire : « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans ! »
À chaque fiche correspond une cote composée d’une enfilade de chiffres romains, arabes et de lettres, qui était aussi collée dans le plat du livre, sous l’ex-libris, et sur un médaillon ovale au dos de la couverture. Elle désignait l’emplacement du livre dans une travée, sur un certain rayon, à une position précise entre deux volumes. Chaque livre s’intégrait ainsi à un ordre systématique qui avait présidé à l’architecture de la bibliothèque lorsqu’elle avait été modernisée au début du vingtième siècle. De cet espace plein, fait de galeries organisées en niveaux reliées par de petits escaliers en bois sombre, il ne reste aujourd’hui que le catalogue. La grande salle est vide, les livres dispersés entre la Russie, la Pologne et l’Allemagne avec, pour marque de leur provenance, les ex-libris et les anciennes cotes s’ils n’ont pas été arrachés depuis.
La seule photo conservée de la bibliothèque a été prise en 1944 par la photographe Alice O’Swald-Ruperti depuis la balustrade. Au centre de l’image, on distingue un escalier au pied duquel Karl von Bismarck-Osten, son dernier propriétaire, se tient debout absorbé dans la lecture d’un livre. Ferdinand disait que cette pose de son père avait quelque chose d’artificiel : il ne l’avait jamais vu ainsi. Cela avait dû être l’idée de la photographe qui l’avait mis en scène au milieu de ses livres avant que tout ne disparaisse.
Dans la précipitation de la fuite du 3 mars 1945, alors que l’Armée rouge avançait vers Plathe, le meuble du catalogue avait été emporté dans le dernier train allemand roulant vers l’ouest avec des documents d’archives et quelques livres. Le convoi transportait aussi des femmes et des enfants, sauvés en même temps que ces pièces de la collection. Après dix jours sous les feux d’attaques aériennes, tout ce monde avait débarqué chez des cousins en Thuringe. Quelques mois plus tard, ceux-ci devaient, à leur tour, fuir devant l’Armée rouge, laissant sur place les livres, les manuscrits et surtout le catalogue à fiches. Ce dernier était finalement passé de Thuringe en RFA par l’entremise d’un ami de la famille, puis avait pris place dans un coin de la maison à Bad Godesberg, rangé à côté du téléphone. On ne le voyait plus.
À la mort de mes beaux-parents en 2007, la question s’est posée : Que faire de ce catalogue d’une collection de livres disparue ? Le meuble avait depuis longtemps perdu toute fonction. Il incarnait autre chose. C’était un objet de deuil, impossible à débarrasser. Pour mon beau-père, il avait représenté le labeur de son père, sa persévérance à protéger, augmenter et moderniser la bibliothèque de ses ancêtres. Il aimait retrouver son écriture sur les fiches. Si la guerre n’avait pas tout réduit à néant, il aurait été le prochain maillon dans la chaîne des générations. Son père en avait hérité en 1893 de son grand-père maternel Carl von der Osten, celui-ci, de son père August qui le tenait lui-même de son père, Friedrich Wilhelm, le fondateur de la bibliothèque. Avec Ferdinand, la filiation s’était interrompue.
Pour les fils de Ferdinand, qui n’avaient pas connu la bibliothèque, ce meuble de catalogue avait quelque chose de morbide. Comme la carte d’un pays englouti. Il leur rappelait le statut de réfugiés de leurs parents qui n’avaient jamais tout à fait réussi, ni même vraiment cherché à s’en défaire. Personne ne tenait à avoir ce meuble chez soi. Il avait d’abord été question de l’entreposer aux archives de Poméranie à Greifswald où se trouvent, depuis la réunification allemande, certains manuscrits et pièces de la collection. Mais ce stockage dans une institution notoirement sous-financée ne semblait guère prometteur. Ils l’avaient finalement mis à disposition d’un institut de recherche à Marburg où personne ne s’en était soucié. J’avais accompagné mon beau-frère Fritz en 2017 afin d’en discuter avec le directeur qui nous avait gentiment envoyés promener. Qui, au nom du ciel, nous disait-il à mots couverts, pourrait s’intéresser au catalogue d’une collection détruite depuis soixante-dix ans ? Les anciennes provinces allemandes, la Poméranie, la Silésie ou la Prusse-Orientale regorgent d’histoires de châteaux pillés, brûlés, démolis. Notre bibliothèque disparue n’intéressait personne. Il était vraiment désolé, nous avait-il assuré en clôturant rapidement l’entretien et nous montrant la porte. Move on, semblait-il nous dire, passez à autre chose …
Après quelques tergiversations, j’ai finalement pris ce meuble chez moi, à Berlin. Tout le monde était d’accord avec cette solution. Matthias n’y voyait aucun inconvénient, il était même touché par mon intérêt pour cette bibliothèque de famille. Depuis dix ans, le catalogue est ainsi toujours à portée de main, à côté de ma table dans mon bureau. S’il m’arrive de l’ignorer un temps, j’y reviens souvent. Au hasard je sors un des tiroirs et fais glisser mes doigts entre les fiches. Les oeuvres d’Aristote en latin, Aristotelis opera, parues à Bâle en 1531 avec une préface d’Érasme de Rotterdam. En écriture gothique, Karl a griffonné sur la carte III B 35 quelques commentaires sur l’ouvrage que je peine à déchiffrer. Il est question de la Danse des morts d’Holbein. Pour mieux comprendre, il faudrait pouvoir aller vérifier sous II B 1. Peut-être s’agit-il des illustrations ? Feuilletant plus loin, je tombe, après la rubrique des manuscrits, sur les imprimés philosophiques : le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle dans l’édition en quatre volumes de 1730, les Songes philosophiques par l’auteur des lettres juives du marquis d’Argens paru à Berlin en 1746 ou un texte de 1750 qui a inspiré Voltaire pour son Candide intitulé Le cosmopolite ou citoyen du monde, sans lieu d’édition et « aux dépends de l’Auteur », c’est-à-dire à ses propres frais. Celui-là existe encore en Pologne : il est à la bibliothèque universitaire de Lódź où j’ai pu le consulter.
À l’initiative de Leopold, le fils de Fritz, petit-fils de Ferdinand – en somme une génération devait encore passer – on a finalement pu agir et, en 2014, faire scanner les fiches du catalogue. Un site renseigne désormais sur l’histoire de la bibliothèque et permet de les consulter. On a encore ajouté une adresse électronique où nous signaler des livres errants. Helfen Sie uns ! « Aidez-nous ! Si vous disposez d’informations sur l’endroit où se trouvent des ouvrages de la bibliothèque, veuillez nous écrire à l’adresse : exlibris. plathe@… »

Depuis, des messages nous sont parvenus qui éclairent des pans de l’histoire de la bibliothèque après 1945. Il y eut, d’abord, celui envoyé le 28 mars 2017, d’un comique involontaire. Dans l’objet du courriel, on pouvait lire : « Trouvées, chemises cartonnées vides » comme le titre d’un poème surréaliste. C’était pourtant dans un registre bien concret que poursuivait le correspondant :

Mesdames, Messieurs,
Lors de travaux de rénovation d’un immeuble d’habitation à Leipzig, nous avons trouvé des chemises cartonnées de format DIN A0 sous d’anciens revêtements en PVC, qui servaient probablement à ranger des cartes ou des documents précieux. Dans le fichier joint, je vous envoie des photos des ex-libris. Êtes-vous intéressés par ces cartons d’origine ou puis-je les jeter ?

L’été qui a suivi, nous avons fait le voyage à Leipzig Matthias et moi. Non que ces chemises cartonnées nous intéressent en soi, mais on voulait comprendre l’affaire. Comment s’étaient-elles retrouvées sous un linoléum en RDA après leur évacuation de Poméranie ? Le passé se terre dans les interstices les plus improbables, me disais-je, il peut être empêché, il peut être tu, ramené à presque rien, mais il finit par refaire surface… Que savait notre interlocuteur de cette histoire et, surtout, qu’était-il prêt à nous raconter ? La question du courriel nous fascinait : « Êtes-vous intéressés par les cartons d’origine ou puis-je les jeter ? ».
On avait convenu par téléphone de se retrouver un dimanche en fin d’après-midi dans un quartier à la périphérie de Leipzig. Avec Matthias, on fabulait en amont sur les mystères qu’on espérait pouvoir percer autour d’une tasse de café, mais ce jour-là, notre correspondant n’était pas d’humeur causante. Au portail de sa villa, deux gros chiens nous regardaient d’un oeil mauvais. Un homme d’âge moyen s’était approché un rouleau sous le bras. Il ne nous avait pas fait entrer chez lui. Une méfiance – ou était-ce un simple désintérêt ? – avait pris le pas sur son premier mouvement, finalement assez délicat, de nous contacter. On avait seulement réussi à tirer quelques informations : il travaillait dans l’immobilier, achetait, modernisait puis revendait des immeubles. En l’occurrence, ses ouvriers avaient retrouvé ces chemises cartonnées dans l’appartement du grand-père de sa femme, dont elle venait d’hériter. Elle ne savait pas pourquoi ils s’y trouvaient. Le grand-père était décédé. Plus personne ne pouvait nous renseigner. L’hypothèse de notre interlocuteur était que ces cartons avaient été recyclés, comme l’étaient tous les matériaux de qualité en RDA. Ils provenaient vraisemblablement des déchets-papier du musée des arts décoratifs de Leipzig où le grand-père travaillait comme tapissier. Il nous remit donc les chemises qui sentaient mauvais.
Au début de l’année 2018, un autre message, plus chaleureux celui-là, nous replongeait dans les événements qui avaient précédé l’éclatement de la bibliothèque, le 3 mars 1945 :

Mesdames, Messieurs,
En rangeant la maison de nos parents récemment décédés, nous avons trouvé mes soeurs et moi un livre issu de la bibliothèque du château de Plathe. Il s’agit des Mémoires pour servir à l’histoire de la maison de Brandenbourg, écrites par le roi Frédéric II parues chez Chrétien Frédéric Voss à Berlin en MDCCLVII. Le livre a un ex-libris Bibliothek Schloss Plathe Pommern avec la cote III G 8 grâce à laquelle on a retrouvé votre trace sur internet. Est-ce qu’il vous intéresse ? Comptez-vous reconstruire la bibliothèque ? Nous serions heureuses d’en savoir plus et de vous rencontrer, …

Oui, bien sûr les Mémoires nous intéressaient, mais plus encore, l’histoire du volume depuis 1945. Ce qui nous émouvait particulièrement dans ce message out of the blue, c’était la note qui figure sur la page de garde du volume que notre correspondante avait encore pris la peine de retranscrire :

Ce livre m’a été offert par le comte von Bismarck Osten au matin du 3 mars 1945. À cette heure, l’offensive des chars russes contre la ville et le château de Plathe a commencé. Avec Clemens et [prénom indéchiffrable] nous l’avons aidé hier à emballer sa bibliothèque.

Elle est signée « Lieutenant Max A., Augustwalde, ce 4 mars 1945 », le grand-père de notre interlocutrice. Né en 1893 à Berlin, il était peintre de profession et, en 1942, au vu de son âge, avait été affecté à des tâches organisationnelles dans la Wehrmacht. Il devait veiller à l’enterrement des soldats morts de la troisième armée de chars. Avec son équipe, il s’assurait de l’identité du défunt, mettait à jour les registres funéraires, informait les familles et essayait de soulager leur peine en envoyant des photos de la tombe, lorsque c’était faisable. À l’heure de la débâcle allemande, il s’était retrouvé à Plathe où il avait passé la nuit du 2 au 3 mars 1945 à emballer des livres avec Karl. Ce courriel a été suivi d’autres et, quelques mois plus tard, d’une rencontre à mi-route entre Cologne et Dortmund dans un « Café Bonjour » sur l’autoroute. Plus de soixante-dix ans après la fin de la guerre, les petits-enfants de Karl et de Max se rencontraient autour d’un livre du dix-huitième siècle en cuir rouge entrouvert sur une table en formica.
En 2015, un livre du même auteur nous avait été retourné de manière anonyme en poste restante à l’adresse des archives de Greifswald. Un appel l’avait annoncé à l’archiviste de service quelques jours au préalable sans donner d’explications. Ce sont les Poésies diverses de Frédéric II, parues elles aussi chez Chrétien Frédéric Voss en 1760. L’édition est très belle : sur la page de garde, deux ex-libris confirment la provenance. Sous le titre, on reconnaît l’écriture au crayon gris de Karl. À l’intérieur du volume, une estampille à l’encre bleu clair d’une des bibliothèques royales de Prusse. Encore une fois, un objet resurgissait du passé avec son lot d’énigmes. Qui nous renvoyait ce bel ouvrage et pourquoi de manière anonyme ? L’histoire était pour moi d’autant plus troublante que j’avais passé plus d’un an de ma vie de chercheuse à éditer cet ouvrage de poésie. Était-ce une simple coïncidence ? Ou est-ce que « tout est écrit », comme le répète en boucle Jacques le fataliste ?

En plus des rebondissements de ces livres qui refaisaient surface, on avait été confrontés, à la suite des décès de Ferdinand et de Margarethe, à des masses de documents rangés dans des boîtes à chaussures. Ils étaient sommairement classés mais avec des inscriptions impérieuses sur les couvercles : « Important », « À garder absolument. Documents de famille » ou encore : « Lettres de Karl v.BO au Dr. H. Bethe : musée de Leipzig, très important ! » Dans le lot, des cartes postales en caractères cyrilliques avaient d’abord capté mon attention. C’étaient les courtes missives écrites par Ferdinand à Margarethe, alors qu’il était prisonnier de guerre à Morchansk en URSS. La première date de janvier 1946, la dernière du mois de sa libération en octobre 48. Censurées par les instances militaires soviétiques, elles transitaient par Moscou et ne pouvaient contenir que l’essentiel en cinq lignes. Ferdinand commençait invariablement par rassurer sur son état physique : « je vais bien », « en bonne santé », « inchangé », « pas de souci à se faire ». Ces formules étaient généralement suivies par un rapport sur les lettres reçues dont nombreuses semblaient s’égarer ou mettre des mois à lui parvenir. Il terminait généralement en évoquant sa libération imminente : « Cette année sera celle du retour », écrit-il en janvier 1947 et son ton péremptoire manifeste surtout l’urgence qu’il ressentait. Dans une carte datée de décembre 1946, il interroge sa femme sur la bibliothèque : « Qu’est-elle devenue ? Que pouvons-nous savoir ? Est-ce possible que tous les livres soient perdus pour toujours ? »
Ces documents dans leurs boîtes à chaussures n’avaient été attribués à personne en particulier. Aucun testament n’était nécessaire. Au moment de la succession, des conceptions féodales du droit continuaient à planer sur nos discussions de postmodernes. On m’expliquait patiemment, à moi qui venais de l’étranger, la notion de « primogéniture » attribuant à l’aîné de la fratrie tous les sept domaines agricoles affiliés à Plathe avec son château et sa bibliothèque. C’est comme cela que cela se passe, ça s’est toujours fait ainsi. Passionnés par nos débats philosophico-juridiques, on en oubliait presque leur caractère théorique. De Plathe, il n’y avait alors plus rien à se distribuer, sinon ces papiers. Mais tout le monde s’entendait à considérer Fritz, en vertu de son droit d’aînesse, comme l’héritier légitime et à se tourner vers lui lorsqu’il fallait prendre une décision sur un objet concernant les anciennes collections disparues. Or, pour lui ce n’était pas simple.
Né en Poméranie en 1942, il n’avait rencontré son père pour la première fois qu’à six ans et demi sur un quai de gare près de Rostock. Et ce dernier ne ressemblait pas aux héros des récits, mais à un épouvantail affublé de vêtements bien trop larges sur des mollets de fille. Avec les paperasses ressurgies de ces boîtes à chaussures, c’était le passé qui lui revenait et le faisait soupirer. Au fond, tout cela l’épuisait. Ces documents en déshérence lui rappelaient l’exil de son enfance, l’attente angoissée de sa mère pendant les années de détention de son père, les profondes ruptures existentielles qu’avaient connues ses parents. Après la guerre, il avait fallu oublier, recommencer de zéro, rebâtir en terre étrangère sous des auspices complètement différents. Et c’était une bonne chose que d’avoir su s’adapter, que d’avoir su prendre les tournants nécessaires. Fritz était désireux d’être en phase avec l’esprit du temps, le Zeitgeist. Or ces papiers manifestaient la fidélité indéfectible de ses parents à leur vie d’avant et, surtout, à leur vie d’ailleurs. Que faire de leur attachement viscéral à un monde passé ? Ces récits de domaines perdus, de promenades à cheval le long des allées de chênes, de bibliothèque ancestrale qui avaient baigné son enfance ne les aidaient pas à vivre, ni lui, ni ses frères. Il fallait quitter le monde de la nostalgie, tourner la page. L’oubli est nécessaire à la vie et, c’est Nietzsche qui le dit, l’étude du passé a ses « inconvénients ».
Tous les documents en lien avec Plathe ont donc en 2007 été stockés dans des cartons de déménagement et entreposés dans un hangar chez Fritz, de manière transitoire, nous rassurait-il. Il avait annoncé vouloir s’en occuper dès qu’il aurait une minute, l’heure de sa retraite approchait. Mais les années ont passé et il n’en fut rien. Ces cartons stockés entre une tondeuse à gazon et deux vélos rouillés sont restés dix ans dans l’antichambre de tout semblant d’ordre. Fritz ne le disait pas ouvertement, mais il comptait bien laisser couler, lâcher prise, oublier… Toute occupation autre – tailler la haie de son mûrier expansif, lire les pages littéraires de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, nourrir ses moutons ou seulement contempler le soleil tombant depuis sa colline rhénane – lui semblait préférable et, au fond, intellectuellement supérieure à celle un peu subalterne, pire encore, pinailleuse, d’ordonner les archives d’une bibliothèque disparue. Qui pouvait lui en vouloir ?
Alors la léthargie bienheureuse de l’héritier, si elle m’irrite, je la comprends, du moins j’essaie. Ma perspective est plus simple. D’abord je suis mariée avec le plus jeune des trois frères, Matthias, qui a grandi quand tout allait mieux dans la RFA des années soixante en pleine croissance économique. Deux générations me séparent de celle de mes beaux-parents qui avaient l’âge de mes grands-parents. Enfin, ma distance est liée au fait que je suis née à Genève dans un pays resté notoirement spectateur des catastrophes du vingtième siècle. Mes grands-pères ont été mobilisés pour défendre la frontière en Suisse alémanique. Selon leur tempérament, mes grand-mères se sont engagées à la Croix rouge suisse ou faisaient du marché noir de beurre, mais c’est tout. Ces tragédies causées par la guerre, l’exil et la séparation sont à Genève la matière des livres.
Et puis ces cartes de prisonnier, ces livres qui resurgissent après des décennies, ces porte-cartes coincés sous un linoléum, ces bribes de texte retrouvées au crayon gris entre deux pages me fascinent pour les récits qu’ils contiennent. Tous ces livres ont leur histoire liée au contexte de leur impression, mais à laquelle s’est ajoutée depuis 1945 celle de leurs déplacements. Cette bibliothèque, dans une province de Prusse dont je ne soupçonnais même pas l’existence, exerce sur moi un attrait puissant. Il est lié à la poésie de ces noms de lieux de Poméranie orientale, désormais introuvables même sur Google Maps et, aussi, à la fragilité de ces traces de papier en passe de disparaître tout à fait. J’ai le sentiment que ces vestiges issus de la bibliothèque disparue ont quelque chose à nous dire et que leur histoire mérite d’être racontée. On ne peut vivre comme des vaches qui regardent passer les trains dans la myopie du présent. Le passé nous hante, qu’on le veuille ou non. Si le deuil de ma belle-famille n’est pas le mien, cette transmission qui ne se fait pas me navre. C’est donc une enquête que je mène, sans vouloir rien inventer, à partir des fragments intermittents du passé qui reviennent et d’une recherche historique que je poursuis depuis des années. Avec mes voyages dans le temps et dans l’espace, j’essaie de renouer le fil d’une conversation interrompue autour de livres et de leurs lecteurs depuis la fondation de la bibliothèque, au milieu du dix-huitième siècle.

Chapitre 2
Le 3 mars 1945

Les scènes précèdent l’éclatement de la bibliothèque. Le film des événements est trouble, la neige tombe à gros flocons, la terre s’est recouverte d’un givre de cristaux qui fait crisser les pas, des ombres ralenties par le froid traversent la rue principale de la petite ville de Poméranie orientale. En cortège, elles s’engagent par la Reichsstraße vers Stettin, 65 km au sud-ouest. Ce sont des femmes chargées, leurs enfants à la main, des vieillards tirant une vache, mais aussi des prisonniers de guerre français et ukrainiens. La route est encombrée de convois militaires et, sur les bas-côtés, de chars en panne, de chevaux à l’agonie, de morts qu’il n’est plus temps d’enterrer. Vers le sud détonent des bombes, un incendie fait rougir la campagne, et, très bas dans le ciel, des avions soviétiques rasent la ville. Des tapis de bombes illuminent alors le couvercle gris au-dessus des têtes avec des guirlandes argentées : ce sont les attaques aux « sapins de Noël » qui sèment la panique parmi la foule. Elle se terre dans les talus, puis, l’alerte passée, reprend la lente route de l’exil.
Du point de vue militaire, la ville de Plathe est sans importance. À l’aune du Reich, l’ensemble de la Poméranie est un vaste abri champêtre de vallons, de forêts, de lacs et de rivières. Depuis 1943, on y envoie les habitants de la Ruhr délogés par les bombes, ceux que l’on appelle les Ausgebombten, se refaire une santé. La Preussische Staatsbibliothek (Bibliothèque de l’État de Prusse) déplace, depuis 1941, des milliers de ses livres dans la région afin de les protéger des bombardements qui pleuvent sur Berlin.Dans le domaine de Witzmitz à quelques kilomètres, des caisses de bois remplies de livres et de partitions de musique baroque occupent, jusque sous le lustre, tout l’espace d’une salle de réception qui, en des temps meilleurs, éclairait les fêtes.
Si les six années de guerre ont laissé la ville en marge du théâtre des opérations militaires, elle est un lieu de croisement stratégique pour les transports. Par la route et les chemins de fer, elle relie Berlin à Dantzig et, vers le nord, les villes de Labes et de Dramburg à la Baltique. Cette situation lui confère une nouvelle importance. Marquée d’un fanion rouge, elle surgit en janvier 45 sur les cartes de l’offensive soviétique à Moscou. Staline et son généralissime Gueorgui Konstantinovitch Joukov veulent rapidement « neutraliser » la Poméranie afin d’arriver à Berlin avant les Alliés. Depuis la fin janvier, ils attaquent par le sud, venant de Silésie, mais aussi à l’est sur plusieurs fronts en même temps. Du côté allemand, la guerre est menée dans le déni de toute réalité. Les illusions tiennent lieu de stratégie. Heinrich Himmler, chargé par le Führer de l’opération Sonnenwende (Solstice), annonce à la radio l’imminente victoire finale. Sur place, les allées et venues nerveuses des voitures de la Wehrmacht parlent une autre langue aux habitants de Plathe, tout comme le spectacle ininterrompu des treks de réfugiés issus de Prusse-Orientale et de Dantzig fuyant vers l’ouest, avec leurs sacs de toile et leurs yeux tristes. Agglutinés autour d’un chariot tiré par une bête de somme, ils communiquent peu sinon pour prévenir des malheurs qu’ils fuient. Der Russe est l’emblème de leur terreur.

Une division militaire a établi son quartier général au château. C’était un ordre, il avait fallu s’y plier. Les bottes en cuir des militaires résonnent dans les couloirs en pierre du rez-de-chaussée. Les cuisines ont été réquisitionnées avec leurs réserves de pommes de terre, d’oeufs, de fruits et de légumes confits préparés pendant l’été. Toutes les chambres sont occupées par des officiers de la Wehrmacht. Entre le 28 janvier et le 3 mars, deux commandants militaires se succèdent : le Waffen-SS Felix Steiner, connu comme « l’enfant chéri » d’Hitler, puis dès le 21 février, le général autrichien Erhard Raus. Après la guerre, ce dernier consacrera un article détaillé à « la bataille de Poméranie » et aux « combats de défense ». Or, il n’y avait, au cours des derniers mois de guerre, aucune stratégie de défense au sein du Reich allemand. Tous les ordres de Berlin ressemblaient à ce que l’on nomme des Himmelfahrtskommandos, c’est-à-dire des injonctions d’accomplir les « miracles de l’Ascension ». Rares étaient les officiers assez courageux pour s’y opposer ouvertement. Ils vivaient sous hypnose.
Raus avait été convoqué par Himmler au milieu de la forêt de Prenzlau pour discuter une « méga-offensive » censée redresser la situation du Reich. La troisième armée de chars dont il disposait était composée de restes de la division de SS de Lettonie, de volontaires français du bataillon SS-Charlemagne stationnée dans la ville voisine de Greifenberg, ainsi que des troupes du Volkssturm, constituées d’enfants de 16 ans parfaitement inaptes au combat. Les fonctionnaires du parti leur avaient ordonné de creuser des tranchées et de barrer les routes avec des troncs et des amoncellements de terre, espérant ainsi ralentir les panzers soviétiques. Himmler gueulait à la radio que l’amour de la patrie et la haine des « bêtes bolcheviques » valaient mieux que les meilleurs équipements militaires. Le défaitisme était puni de mort ; des simulacres de tribunaux avaient été érigés aux coins des rues pour exécuter ceux qui tentaient de fuir à temps.

Karl s’est enfermé dans la bibliothèque pour tenter d’y voir plus clair. Assis au milieu de ses livres, il prend surtout la mesure de son impuissance. Les ouvrages qui l’entourent, avec leurs récits des sempiternels retours de la violence à travers les siècles, amplifient encore sa lucidité. Il est face à l’inéluctable et, au fond, il le sait, depuis des années : le Reich allemand court au désastre. Karl est à la merci de la division de l’armée qui a pris possession de son château et observe ses faits et gestes. Par précaution, il a cessé d’écouter la BBC, mais il tend l’oreille lorsqu’il est question de l’avancée du front soviétique. Qu’adviendra-t-il de sa bibliothèque ? Toute démarche qui ressemblerait à une préparation d’évacuation de sa collection serait considérée comme un crime de haute trahison et sanctionnée par la mort. Et puis aussi à quoi bon se battre ? Les maux de dents l’accablent, il se sent terriblement vieux. Un an plus tôt, il avait encore fêté ses 70 ans avec l’impression d’avoir accompli son rôle dans la succession des générations. Il parle de son travail sur la bibliothèque comme de « l’oeuvre de sa vie », une tâche à sa mesure dont il s’est acquitté avec rigueur et passion. Il a ordonné, complété, modernisé la collection du dix-huitième siècle pour laquelle il a fait construire, en 1910, une aile à son château. Il croyait pouvoir laisser à sa descendance une bibliothèque soignée et un catalogue à jour.
Plus récemment, il a réussi à tromper la surveillance des fonctionnaires nazis et à organiser la fuite de sa belle-fille Margarethe avec son petit-fils Fritz, qui n’a pas trois ans. Par une matinée glacée de janvier, il l’a vue s’éloigner dans une voiture tirée par deux chevaux d’attelage, en compagnie du forgeron, au prétexte d’une visite à rendre à des cousins dans le Brandebourg. Il a senti un immense soulagement à la savoir passée de l’autre côté de l’Oder. Elle était courageuse et forte, mais rien dans son éducation ne l’avait préparée à vivre cet arrachement. Il lui avait confié une partie des pièces rares de sa collection de numismatique qui pourraient, au besoin, servir de monnaie d’échange. Elle les a placées sous l’auvent de la voiture avec un tapis Boukhara. Les pièces lui seront volées. Le tapis existe toujours. Il est chez Fritz.

J’essaie de comprendre l’état d’esprit de Karl juste avant sa fuite et me plonge dans ses lettres retrouvées dans les boîtes à chaussure. Il semble avoir d’abord envisagé de rester chez lui, à attendre l’Armée rouge. Il leur parlerait de Dostoïevski ou de Gogol, à l’honneur dans sa bibliothèque… Mais, au fond, il sait que cette décision signifie une mort certaine pour lui, le comte dans son château, l’incarnation même de cet « animal fasciste capitaliste » que la propagande soviétique donne à abattre. Cette option lui apparaît comme un renoncement de plus. Il lui faut au moins tenter de sauvegarder une partie de sa collection. Il s’en sent responsable. La bibliothèque mobilise ainsi ses dernières forces.
Le 1er mars, il reçoit la visite d’un voisin ami, le comte Henning von Borcke, propriétaire d’un domaine à Stargard, accompagné par plusieurs fonctionnaires de l’administration de la province. Ne faut-il pas, toutes affaires cessantes, réquisitionner les véhicules agricoles et faire évacuer la population ? Mais sans aucun pouvoir exécutif, ils ne peuvent rien faire sans l’aval du parti dont les représentants répètent que tout va bien. J’ai retrouvé en ligne un compte rendu de cette réunion, rédigé cinq ans plus tard par un certain « R. Stark, chef de district ». Il s’étonne que dans un contexte tellement dramatique, Karl n’ait cessé de parler de ses livres. Il n’avait qu’eux en tête.
Et puis les lettres de Karl en témoignent : au cours de ces journées dramatiques, il a cultivé une forme de curiosité lucide. C’est les yeux grands ouverts qu’il veut assister à la désintégration de son univers. Une lettre adressée à son fils Ferdinand manifeste cette disposition d’esprit et les res-sources qu’il puise dans ses livres :

Je te salue, mon cher fils ; reçois ton destin et celui de nous tous des mains de Dieu. Nous devions bien nous y attendre : Si fractus illabatur orbis, impavidum ferient ruinae. Ton cher vieux père avec fidélité.

La phrase latine est issue des Odes d’Horace dont Karl possède plusieurs éditions. Elle décrit l’attitude à adopter dans la crise. Au dix-neuvième siècle, Leconte de Lisle la traduit ainsi : « Si le monde s’écroulait, brisé, ses ruines le frapperaient sans l’effrayer. » Karl engage ainsi son fils à rester courageux, mais on peut aussi lire cette citation comme une amorce d’autocritique. C’est sans surprise qu’ils assistent à la disparition de leur monde. « Nous devions bien nous y attendre », écrit-il…
Dans sa dernière lettre à son père, Ferdinand s’inquiète. Ne peut-on rien faire pour la bibliothèque ? Pourquoi ne pas tenter une évacuation en bonne et due forme avec le soutien de l’armée sur place ? En 1938, le Reich a bien mis la collection de famille à l’inventaire. Elle est, par conséquent, sous tutelle de l’État. Ne faudrait-il pas prendre l’administration militaire au mot ? Il fulmine contre l’amateurisme des responsables et engage son père à se préparer au pire : « L’état-major chez toi t’assure probablement qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter. C’est faux. » Et puis, impatient, il ajoute : « Je ne comprends pas pourquoi toi, d’habitude si prudent, avec ta tendance à tout voir en noir, tu n’as pas déjà tout emballé. »
Karl ne recevra cette lettre qu’un mois après son envoi, alors qu’il est déjà réfugié, non loin de Stendal en Saxe-Anhalt. Dans sa réponse, il tente une nouvelle fois – plusieurs courriers semblent s’être perdus en route – d’expliquer à son fils le climat de terreur dans lequel il vivait dans les mois qui ont précédé la fuite. »

Extraits
« Pourtant je peux répondre avec assurance: oui, les femmes ont joué un rôle, un rôle certain, peut-être même un rôle clé, surtout aux commencements de la bibliothèque. La première lectrice s’appelle Charlotte Henriette von Liebeherr (1734-1791). Elle a épousé, en 1752, Friedrich Wilhelm von der Osten, le fondateur de la bibliothèque. » p. 91

« Il semblerait, mais sans doute suis-je trop sévère, qu’après le fondateur, il n’y ait longtemps eu personne pour s’intéresser vraiment à la bibliothèque. Elle est conservée et oubliée. Il faudra attendre quatre générations pour que Karl reprenne le flambeau. Entre lui et le fondateur de la bibliothèque s’étend plus d’un siècle. À la manière d’un tubercule enfoui sous un sol gelé en hiver, la bibliothèque résiste. Perchée en haut de l’escalier, elle ressemble à une cabane d’enfant à l’abandon. En tendant l’oreille, on pourrait entendre le rongement d’une vrillette forant son tunnel dans le papier des livres. Un étage plus bas, les conversations ressemblent à s’y méprendre aux scènes de la vie de province, observées par Balzac dans les Illusions perdues: « Astolphe décrivait au baron une nouvelle charrue dont-il avait appris par cœur la description dans un journal. » Et lorsque la bonne société est invitée à une soirée pour écouter un jeune poète prometteur, la déclamation émue de ce dernier est ponctuée de « mâchoires violemment entrebâillées » ou des chuchotements d’une mondaine à sa voisine derrière son éventail: „Ne me demandez pas mon avis, ma chère, mes yeux se ferment aussitôt que j’entends lire“. » p. 142

« Que se passe-t-il avec la bibliothèque de Plathe ? Qui s’établit dans le château à l’arrivée de l’Armée rouge ? Qui veille aux livres? Les documents me manquent pour reconstituer les faits avec exactitude, mais de toute évidence, les livres ont été protégés puisque la bibliothèque universitaire de Lódź recense à ce jour 13 000 volumes, soit la grande majorité. D’autres volumes se retrouvent en Russie, d’autres, encore, surgissent parfois dans des catalogues de vente hollandais. Je peux donc l’affirmer: depuis 1945, les livres ont été préservés dans leur intégrité matérielle. Ils n’ont pas servi à allumer des feux de cheminée. Ils n’ont pas été déchirés pour rouler du papier à cigarettes, ni pour isoler les murs, colmater les nids-de-poules sur les routes ou assécher un étang. Ils existent encore, disséminés sur des milliers de kilomètres entre la Sibérie, Moscou, Lódź, Greifswald et ailleurs. Comment est-ce possible ? Et l’autre question qui m’occupe : quand tout s’effondre, quand la faim, le froid et la peur dominent, qu’advient-il des livres ? Qui s’y intéresse ? En marge de ces épisodes apocalyptiques sur les hordes barbares violant les femmes et ravageant les contrées, il y a au sein de l’Armée rouge ou des milices polonaises, des individus qui ont pris la responsabilité de la collection et
l’ont protégée. » p. 203

« Au comte Borcke, son frère d’exil, Karl avait dit la veille de son départ de Poméranie qu’il voulait rester en vie pour «être utile » aux siens. Il l’a été. Il a honoré le contrat des générations et, au vu de la faillite allemande, rendu possible une forme de postérité pour sa bibliothèque. Après sa fuite de Plathe, il s’est obstiné à retrouver les parties éparses de sa collection et, jusqu’à sa mort en 1952, il a eu le souci d’y rétablir l’ordre. Une grande partie de ses manuscrits se trouve aujourd’hui aux archives de la ville de Greifswald, les portraits des ducs de Poméranie sont exposés au Musée d’art et d’histoire de la même ville, un deuxième exemplaire de la magnifique carte de Poméranie de Lubin, qui somnolait depuis 75 ans dans un dépôt de musée à Leipzig, a tout récemment refait surface, ainsi que les portraits de deux reines de Prusse, récemment restaurés et exposés dans un musée du Brandebourg. Et la majorité des livres de sa collection se trouvent à Lódź, en de bonnes mains. Le catalogue de sa collection — clé de voûte de l’ensemble – avec ses milliers de fiches couvertes de références précises est retrouvé et accessible en ligne. Cet outil éclaire la provenance des 13 000 livres de sa bibliothèque aujourd’hui en Pologne et, ainsi, valorise le savoir accumulé par Karl au cours de sa vie de bibliophile. Depuis 2018, la bibliothèque universitaire de Lodz organise des expositions autour de ces livres « post-allemands ». Des experts polonais travaillent avec l’ancien catalogue allemand, des liens se créent par-delà les frontières autour de ces objets de savoir que sont les livres déplacés. J’ai été six fois à Lódź, toujours chaleureusement accueillie. Fin juin 2022, j’y ai emmené Matthias. Ce fut un grand moment pour lui, pour la famille dans son ensemble, mais aussi, je crois pouvoir le dire, pour les bibliothécaires polonais qui lui ouvrirent leurs portes. Si longtemps, ils ont cru devoir taire cette histoire. Ces livres allemands constituent pour eux un trésor mais, au fond, rares sont les lecteurs qui s’y intéressent. Ces collections dispersées ont perdu leur cohérence thématique, mais aussi un peu les liens affectifs et les contextes historiques dans lesquelles elles prenaient sens. » p. 217-218

À propos de l’autrice

Vanessa de Senarclens © Roman Lusser

Née en 1968 à Genève, Vanessa de Senarclens vit depuis 1996 à Berlin. Spécialiste des Lumières, elle enseigne la littérature française à l’université Humboldt. Il y a une dizaine d’années, un catalogue appartenant à sa belle-famille atterrit dans son bureau: les 16 000 livres qu’il recense ont disparu. Pour raconter cette histoire, elle s’échappe des sentiers académiques et trouve sa voix, dans La bibliothèque retrouvée, à la frontière du récit littéraire de l’essai. (Source : Éditions Zoé)

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