En deux mots
Un narrateur rencontre C, ancienne étudiante aux Beaux-Arts de Genève. Elle lui confie ses dessins d’un cours d’anatomie réalisés à partir du corps d’un jeune homme de 23 ans, écorché, sans nom, sans histoire. Le narrateur se lance dans une enquête obsessionnelle pour découvrir son identité. Entre archives, souvenirs et séances de dissection, il remonte le fil d’une vie interrompue. Une quête qui le mène des salles de cours aux morgues, des dessins de la Renaissance aux rapports d’autopsie jusqu’au cœur de l’intime.
Ma note
★★★ (bien aimé)
Ma chronique
L’explorateur des corps
Julien Burri signe un récit d’une puissance saisissante. L’auteur suisse nous offre une enquête littéraire à partir de la découverte de dessins réalisés par une étudiante aux Beaux-Arts. À travers la recherche de l’identité du modèle, il interroge nos rapports au corps, à la mort et à la mémoire.
Tout commence par un hasard. C frappe à la porte du bureau du narrateur en 2017. Cette ancienne étudiante des Beaux-Arts lui révèle un secret gardé depuis vingt-huit ans. Au printemps 1989, elle dessinait chaque lundi un jeune homme mort. Un modèle sans nom, écorché pour révéler ses muscles superficiels.
Cette tradition remonte aux maîtres de la Renaissance. Léonard de Vinci, Michel-Ange : tous disséquaient pour mieux comprendre le corps humain. Une pratique qui avait quasiment disparu. Mais comme va le découvrir le narrateur en se rendant aux Archives de Genève, le professeur Jean-Aimé Baumann a recréé cette formation en 1971, en soulignant combien il était « heureux de voir se perpétuer des traditions comme celle de Léonard de Vinci ou de Michel-Ange. »
Quand C lui confie ses croquis et des études réalisées à l’époque, ainsi que quelques photographies prises clandestinement, le narrateur se lance dans une enquête qui va vite virer à l’obsession. Il veut tout connaître de ce jeune homme de 23 ans. Qui était-il ? Comment est-il mort ? Pourquoi sa famille avait-elle refusé de lui offrir une sépulture ?
Il fouille les archives, cherche les rapports médicaux, rassemble les témoignages. Il apprend que le corps était « frais », arrivé récemment à l’hôpital. Que le jeune homme s’était donné la mort. Qu’il avait été « abandonné dans une morgue ». Cette quête touche à l’intime de façon troublante. « Il faudrait réapprendre l’art divinatoire des Anciens – les Aruspices savaient lire les secrets du passé, du présent et de l’avenir dans les entrailles ou la forme d’un foie. Découvrir qui était le jeune homme sans nom dans la chair d’un autre mort. »
Julien Burri mélange les genres avec virtuosité. Enquête journalistique, récit autobiographique, conte fantastique se mêlent dans une construction magistrale. Si les faits relatés sont véridiques, leur assemblage – ou plutôt pour reprendre la technique de C – le collage des temps, des lieux, des genres littéraires donne un côté fascinant à l’ensemble.
On passe ainsi d’une salle de dissection d’aujourd’hui à un tableau de Rembrandt, d’un souvenir d’enfance à la projection de fantasmes sur la peau dont on fait aussi la reliure de livres précieux. Une expérience qui transforme l’auteur et le lecteur qui comprend que nous sommes tous faits d’un même corps. Le style de Julien Burri épouse le mouvement de l’enquête. La peau devient surface de projection des souvenirs, des rêves, des cauchemars. Elle permet à cet explorateur des corps de sonder sa mémoire, de développer une poétique du corps.
Et si, au terme de son investigation, le narrateur parvient à identifier le jeune homme, on comprend que cette révélation n’est pas l’essentiel de cet étonnant roman qui, en fouillant la mort dit la vie avec une force rare. Une belle quête initiatique.

Leçon d’anatomie du docteur Tulp Rembrandt
Ce que peut un cœur
Julien Burri
Éditions La Veilleuse
Roman
144 p., 16 €
EAN 9782889780303
Paru le 21/08/2025
Où ?
Le roman est situé principalement en Suisse romande, à Lausanne et Genève. On y évoque aussi des voyages à Coimbra, à Gori, en Géorgie et aux Eaux-Bonnes, ville thermale des Pyrénées.
Quand ?
L’action se déroule de la fin des années 1980 à nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
À la fin des années 1980, C suivait une formation aux Beaux-Arts de Genève. Elle a étudié le dessin anatomique en prenant pour modèle le corps d’un jeune homme de 23 ans : des médecins-anatomistes l’avaient écorché pour dévoiler ses muscles superficiels. Il n’avait ni nom, ni identité, ni mémoire. Près de quarante ans plus tard, C dévoile quelques clichés volés à un ami écrivain, ravivant chez lui la sensation d’une porosité troublante. La mémoire du corps est convoquée et une enquête littéraire s’amorce. Se tisse alors une peau délicate qui, par l’intime, nous relie toutes et tous au vivant.
Les critiques
Babelio
RTS (L’invité du 12h 30)
Les premières pages du livre
« 1
Lausanne, 2017
C frappe pour la première fois à la porte de mon bureau par un après-midi de printemps. Elle a un visage italien. Son regard dessine le monde, j’y vois de la douceur et de la précision. Elle est venue me donner des conseils pour numériser les documents d’archives que j’étudie. Je travaille dans un bâtiment où chaque visiteur fait face à ses souvenirs. Il se déploie en symétrie, ses ailes forment des X successifs, suscitant une impression de déjà-vu, le mirage d’être déjà passé par là. Dans ces couloirs, les échos ne peuvent mourir.
Les murs de béton nu gardent l’empreinte du bois de coffrage. Fibres, veines, yeux. À force de les voir, je connais ces traces par cœur, elles me permettent de me situer. J’ai longé les murs afin d’inscrire ces repères dans ma peau.
Après ce premier échange, nous prenons un café et sympathisons. À côté de son emploi à la bibliothèque universitaire, elle est artiste. Je lui demande de me parler de ses œuvres. Quelque chose dans notre conversation lui rappelle le modèle qu’elle dessinait chaque lundi après-midi, durant sa formation aux beaux-arts de Genève.
C’était au printemps 1989. Elle ne connaissait ni son nom, ni son histoire, ni le son de sa voix. Ils avaient tous les deux le même âge, vingt-trois ans. Chaque semaine, elle se réjouissait de le revoir et le jeune homme semblait l’attendre Souvent, elle avait dessiné des vivants ; un mort, jamais.
Elle dit qu’il était beau. Il n’avait plus de peau. Un rai de lumière avait pénétré dans la salle de cours, frappant l’œil à demi ouvert – l’œil avait brillé, il était redevenu vivant.
Le corps avait été mis à la disposition des étudiants des beaux-arts par l’École de médecine. On avait retiré son enveloppe pour permettre l’étude des muscles superficiels, comme l’exige le dessin anatomique artistique, une tradition héritée de la Renaissance. Ce souvenir dévoilé en quelques mots me saisit autant que le respect avec lequel C évoque le jeune homme. Depuis vingt-huit ans, elle n’en a parlé à personne. Pourquoi cette confidence, alors que nous nous connaissons à peine ? Qu’a-t-elle senti en moi?
Elle propose de me montrer les dessins qu’elle a réalisés à l’époque, ainsi que des clichés photographiques pris clandestinement. Elle doit les retrouver dans ses archives, elle me fers signe lorsqu’elle aura un peu de temps. J’accepte.
En traversant la ville pour rentrer chez moi, je visualise le tableau de Ferdinand Hodler, Regard dans l’infini.
Un jeune homme nu, debout au sommet d’une montagne, surplombe une mer de brouillard. Il semble en lévitation, mais ses pieds sont bien campés sur la roche. Ses paumes sont ouvertes sur sa poitrine. Lorsque j’ai vu ce tableau pouf Ja première fois, j’étais plus jeune que le modèle peint par Hodler – son fils, Hector. Hector était un grand frère pour moi. Chaque fois que je revois la toile, Hector paraît plus jeune. Désormais, il pourrait être mon fils.
Un défunt dans ma famille se rappelle à moi. Ma grand-mère me parlait souvent de son oncle, Odilon. Mon épiderme se couvre de petites protubérances, comme si j’avais froid.
Ce soir-là, je raconte à F ma rencontre avec C et l’histoire qu’elle a vécue. Les détails le troublent et je comprends qu’il préférerait que je n’en dise pas plus pendant le repas. Nous discutons d’autre chose, buvons une infusion de menthe, puis j’ouvre la fenêtre du balcon. J’entends un froissement d’ailes. Depuis quelques jours, un oiseau a élu domicile sur notre toile de tente et je lui ai fait peur.
En lavant la vaisselle je pense aux mains du mort.
L’inconnu continue à s’immiscer dans mes pensées même après une nuit de sommeil. J’ai l’impression qu’il me regarde à travers les années et j’aimerais savoir pourquoi.
Je note d’autres détails, pour ne pas les oublier. Ou peut-être, au contraire, pour m’en libérer. Le médecin-anatomiste et la professeure de dessin qui dispensaient le cours respectaient le secret médical. Ils n’avaient pas révélé l’identité du jeune homme. La connaissaient-ils ? Les étudiants avaient néanmoins réussi à en apprendre davantage. Le corps était «frais ». Il était arrivé peu avant à l’hôpital. Il avait été préparé spécialement pour ce cours. C’était un privilège de pouvoir l’étudier. Ses proportions étaient « parfaites ».
Il avait leur âge. II s’était donné la mort. Sa famille avait refusé de lui offrir une sépulture. Le corps n’avait pas été légué à la science, mais abandonné dans une morgue et personne n’était venu le chercher.
Il avait été exclu de la communauté humaine ici-bas et dans l’au-delà.
Cette histoire m’est parvenue par hasard. Elle demande à être écrite, mais je n’en ai ni la force ni la légitimité, Elle m’émeut, étrangement familière ; pourtant, ce n’est pas la mienne, je n’ai aucun droit sur elle.
J’espère finir par l’oublier.
2
Lausanne, 23 septembre 2022
L’atelier se trouve dans une arrière-cour dont je n’avais jamais soupçonné l’existence. Il n’y a pas de sonnette. Sol, murs et plafond sont de béton nu peint en blanc. Des toiles imposantes représentent des galaxies. Sur une nappe en plastique à carreaux rouges et blancs, C a disposé une bouteille d’eau minérale au parfum de concombre et de menthe, une assiette de macarons multicolores. Un grand carton à dessin est posé sur un chariot. Sur son coin gauche, on peut lire cette inscription discrète, au crayon : «Dossier anatomique».
Les longs mois de la pandémie ont distendu le temps. J’ai pensé au jeune homme de loin en loin, en me demandant si je n’avais pas rêvé le récit de C. Mon mandat à l’université s’est achevé et je suis revenu à mon premier métier, journaliste. Je n’ai plus revu C jusqu’au jour où j’ai reçu ce message. J’ai retrouvé les études et les photos du cours de dessin d’anatomie. C’était il y a trente-trois ans, j’en avais vingt-quatre et notre jeune homme vingt-trois quand on l’a dessiné dans sa mort. Au fur et à mesure de ses déménagements, elle a conservé les esquisses qu’elle estimait les meilleures, celles qui tenaient la route. Non des œuvres à part entière, mais les témoins de ses années de formation.
Dès le premier feuillet, une main me happe. Un réseau de lignes fines a apprivoisé cette main d’homme, carrée, puis des traits plus francs l’ont saisie et elle a accepté de se donner Ou peut-être est-elle venue se poser sur le papier comme un oiseau.
Les muscles de l’avant-bras sont dessinés à la craie grasse On dirait une corde épaisse — ce bras pourrait étreindre un autre corps, le soutenir, l’empêcher de tomber. Sur les croquis suivants, plus techniques, la paume est ouverte, trois fois vue en transparence. Au-dessus, un papier-calque mentionne: «fléchisseur profond», «fléchisseur superficiel» «ligament annulaire du carpe». Puis la main et le bras droits sont représentés sous des angles différents, tel un mouvement recomposé. Là aussi, un calque nomme les muscles, promesse dune infinité de gestes. Sur un feuillet bleu, le cou et la poitrine: faisceaux de fibres noués à la craie grasse. La clavicule est indiquée d’un coup de gomme – effacer pour donner forme, le geste me frappe. Il est debout, en pied; l’épaule, le torse, le bras semblent contractés ; sa musculature est impressionnante mais naturelle, sans excès. Puis il est de dos. Le buste légèrement incliné et la jambe droite fléchie procurent une nonchalance au corps étrangement raide.
Il y a encore deux croquis dans le carton. Une jambe et un pied, détaillés et ébauchés plusieurs fois, les orteils pointent le bas, les pieds ne touchent plus terre.
Sur le dernier feuillet, le visage de profil. L’homme paraît dormir, l’œil mi-clos, les lèvres légèrement entrouvertes,
un sourire imperceptible – un nageur émergeant à la surface pour respirer.
À l’époque, au sein de l’école, ce cours optionnel suscitait des réactions de peur, de rejet. Seuls cinq étudiants étaient inscrits, C et quatre garçons – leurs noms lui échappent.
Le cours se déroulait en deux temps. Un médecin donnait une introduction, nommait les muscles superficiels et expliquait leur fonction. Puis la professeure de dessin prenait le relais. Les étudiants travaillaient debout ou assis, à l’aide d’une planche. C cherchait son regard, comme pour obtenir son approbation. Quatre heures durant, elle tentait d’imaginer la couleur de ses yeux, celle de ses cheveux, sa peau.
À la fin du semestre, le corps commençait à se détériorer. La chair rouge virait au brun, comme lorsque trop de couleurs se mêlent sur une palette. Une tache grandissait sur le ventre. Les étudiants comprirent qu’il ne serait plus conservé très longtemps. Personne, après eux, ne le dessinerait plus.
Lors de la dernière séance, le moment qu’ils espéraient se produisit. Le médecin et la professeure de dessin s’absentèrent pour rédiger un rapport sur le cours autour d’un café, les élèves se retrouvèrent seuls avec lui. L’un d’eux sortit un appareil photo.
Ils développèrent les négatifs puis réalisèrent les tirages eux-mêmes, hors de l’école. Les photographies en noir et blanc se trouvent au fond du carton, dans une enveloppe en pergamine.
Le jeune homme se détache, presque phosphorescent sur le fond d’une salle tendue de noir. Il est grand, son ventre est légèrement incurvé. Sa chair striée de fibres paraît constituée de matière ligneuse. Mes yeux glissent sur son visage, son sexe ses mains – cherchent la fraternité, ce qui nous rassemble. Une lointaine sensation de froid me parcourt.
Je tente de recomposer le visage à moitié effacé par les médecins anatomistes. Intacts, les oreilles et le pourtour de l’œil, les narines et les lèvres. Les paupières sont encore là, presque closes, pas tout à fait – une porte entrouverte, un homme ébloui par une flamme, au cœur de la nuit. Le sourcil paraît familier. Seule trace de pilosité, il me trouble infiniment. La tristesse se lit dans l’œil droit, ce triangle noir dans lequel un trait – un cil, un fragment de paupière? – retient, accroche la lumière, rappelle la pupille invisible, donne l’illusion d’un regard.
J’aimerais découvrir cet homme peu à peu, chaque semaine, comme C à l’époque. J’aimerais revenir à l’atelier certains vendredis après-midi, revoir les dessins, les photographies. Nous parlerons de lui. Elle accepte.
Le soir, je me sens submergé. Je partage mes doutes. Est-ce que j’ai le droit de raconter cette histoire qui ne m’appartient pas ? F me demande de ne plus lui décrire le visage du mort, ni ses mains, son sexe. Il me dit qu’un oiseau est revenu occuper le balcon. Les leurres que nous avons installés – des CD miroitants – ne semblent plus faire effet. Nous parlons des fruits qui font ployer les branches du prunier du jardin et évoluons les amis ou voisins auxquels nous pourrions en offrir. Nous lisons au lit, nous éteignons.
3
Lausanne, octobre 2022
Je retourne à l’atelier avec des «chapeaux de curé», des pâtisseries aux noisettes. Nous parlons de la semaine écoulée, puis ouvrons l’enveloppe de pergamine.
Quatre élèves posent aux côtés du jeune homme. Il les dépasse d’une tête. Un étudiant porte une queue-de-cheval, une blouse blanche déboutonnée et des Nike. Il soulève les bras, écarte les doigts, mime un vampire surgissant derrière l’épaule de l’écorché comme pour le mordre. De ses camarades, c’est lui qui semble le plus effrayé. À côté, deux étudiants, blouses blanches boutonnées, esquissent des sourires gênés, cachent leurs mains dans leur dos ou leurs poches, détournent le regard. Elle est là, elle aussi. Je la vois à vingt-quatre ans, souriant légèrement, un crayon à la main. Même finesse, même énergie, même indépendance qu’aujourd’hui.
Qui est le cinquième étudiant, celui qui tient l’appareil ? Elle n’en garde aucun souvenir.
Sur le second portrait de groupe, trois étudiants entourent le modèle. Le fanfaron, mains dans les poches et conscient de sa beauté, chemise bâillant hors de son pantalon, considère l’écorché d’homme à homme, tutoie le mort – juxtaposition troublante de leurs deux corps, un avant-après halluciné. Sur le linoléum de la salle, les jambes des vivants et des morts se confondent dans la profondeur de leur reflet. Je préfère le taiseux, à gauche, qui ferme les yeux. Peut-être cherche; à disparaître. De trois quarts, C tient toujours un crayon, un rayon de lumière tombe sur sa main comme pour la désigner.
Ses épaules semblent légèrement crispées. Serait-il resté figé dans un mouvement de recul ? Son visage, ses paupières, ses mains nous regardent. Les yeux fermés, j’essaie de visualiser les images contenues dans l’enveloppe pour donner forme à la peur, pour me rassurer.
La dernière photographie montre ses pieds. Les voûtes plantaires sont intactes. Ce qui m’émeut le plus, c’est la peau qui reste. Structure indescriptible des tarses dénudés; je pense à une palissade vermoulue. Au Christ sculpté vu à Coimbra avec F. Branches fragiles des bras cloués à la croix, plaie au flanc creusant une cavité noire, torse rongé par les vers, pieds cloués, tordus, bois des orteils à nu. Un Christ qui s’incarne et disparaît dans un même mouvement – c’est le fils de Dieu et c’est à nouveau un arbre. Il n’en finit pas d’avoir pitié de nous, de souffrir pour nous – le bois travaille, pourrait reverdir, qui serait en mesure d’affirmer le contraire ?
Je songe au tableau de Hodler, à mon ancêtre Odilon, je songe à Marsyas.
Selon le mythe antique, ce satyre jouait divinement de la flûte. Sa musique enchantait, guérissait, réconciliait les créatures, les temps et les règnes, apaisait le chagrin des vivants, le courroux des morts. Marsyas défia Apollon, dieu de la Lumière, de la Divination, de la Musique et de la Poésie, prétendant être meilleur musicien que lui. Ils s’affrontèrent. Au début, le satyre gagnait. Apollon recourut alors à un subterfuge, montrant qu’il pouvait jouer de son instrument, la lyre, en le tenant à l’envers. Marsyas ne pouvait faire de même avec sa flûte. Il perdit et Apollon l’écorcha vif.
Ovide raconte la scène dans Les Métamorphoses: « Quid me mibi detrabis ? », « Pourquoi m’arraches-tu à moi-même? » demande Marsyas à son bourreau. Ses muscles, ses veines palpitent, la terre boit son sang.
Certaines images nous hantent au cœur du sommeil. Les regarder, c’est se livrer, être transformé par elles, commencer à leur ressembler. Ma chair réagit, se tend, sans douleur – elle communique avec le jeune homme écorché. Je tente de surprendre le dialogue silencieux qui se noue entre mon corps et le sien.
C accepte l’idée que j’écrive sur le jeune homme. Elle m’invite à revoir les dessins et les photographies autant de fois que nécessaire. J’aimerais me montrer digne de lui, ne pas le trahir.
4
Petit conte noir
Les taches sur les portes de l’armoire semblaient vivantes.
Il dépoussiéra le meuble. Le rayon du bas, une fois soulevé, dégagea une cachette peu profonde — ses mains, en tâtonnant, rencontrèrent un tissu dans le double fond obscur. Il pensa qu’une présence venue de la nuit avait trouvé là un refuge, une tanière, comme cette chauve-souris qui s’était lovée, un jour, dans une fente du cadre de la fenêtre.
Le recto était lisse, le verso légèrement râpeux – sa mère, lorsqu’il était bébé, le déposait sur la toison tiède et moelleuse d’un mouton, une photographie en attestait, et ses doigts se rappelaient la face velouteuse du cuir jadis rattaché à la chair.
La robe était très différente, plus fine et presque sans fourrure. Il devina une bouche, des yeux, des oreilles, un nombril, un anus; une découpe fendait le torse. Il reconnut une moustache, vit un long sexe vide dans sa toison, frissonna à l’idée de cette indiscrétion, comme s’il violait l’intimité d’un autre,
Ne crains rien.
Il continua à observer la robe, cherchant des indices.
Elle se révélait tantôt épaisse, tantôt si fine qu’elle devenait presque translucide. Son ancien propriétaire avait chuté en faisant du vélo, durant son enfance, s’écorchant les genoux. Il s’était un jour brûlé l’avant-bras gauche en sortant un plat du four, ou peut-être en repassant des vêtements.
La robe déployée recouvrait entièrement la table de la cuisine, formant des vagues. Il revit le tombé ample, les cassures des étoffes peintes dans les rétablis de la fin du Moyen Âge. Les plis de la robe de la Vierge dessinaient des chaînes de montagnes, des vallées , la tracé des larmes, un poème géométrique — prononcer ce poème à voix haute pouvait ressusciter les morts, mais qui aurait su le déchiffrer ? »
Extraits
« Je n’ai pas assisté à la dissection de l’abdomen. J’avais peur des odeurs, des sucs gastriques. Le médecin responsable des corps résume le travail effectué en mon absence. Devant moi, il ouvre l’abdomen déjà disséqué comme un coffre, déroule la longue frange des intestins, algue jaune de plusieurs mètres de long, me laissant émerveillé, héritée. Il faudrait réapprendre l’art divinatoire des Anciens – les Aruspices savaient lire les secrets du passé, du présent et de l’avenir dans les entrailles ou la forme d’un foie. Découvrir qui était le jeune homme sans nom dans la chair d’un autre mort. » p. 68
« Genève, 22 mars 2024
Aux Archives de la ville de Genève, dans la vieille ville, je consulte le fonds de l’École des Beaux-Arts. Une boîte de correspondance concerne le cours d’anatomie. Il a été créé en 1971. Les premiers temps, l’’éminent professeur de médecine Jean-Aimé Baumann le dispense à titre gracieux aux étudiants des beaux-arts. «Je suis heureux de voir se perpétuer des traditions comme celle de Léonard de Vinci ou de Michel-Ange et des collaborations comme celle de Vésale avec l’atelier du Titien !» écrit-il au directeur des écoles d’art, Michel Rappo, le 19 août 1971.
Je retrace l’historique du cours.
La volée de 1976 est traumatisée. Elle a été mise en présence des corps abruptement, sans être préparée ni accompagnée par un médecin anatomiste, et sans recevoir de leçon théorique. Thérèse Houyoux-Grosclaude écrit au directeur: « Il s’est produit un phénomène collectif de trouble, de gêne profonde et d’aversion, les étudiants n’étant pas en mesure de reconnaître ou d’identifier – d’ÉTUDIER -, mais seulement de VOIR. Ceci ne s’est jamais produit auparavant, sinon de façon individuelle. » p. 103
« Le troisième est probablement décédé des suites d’une overdose. Je lis la couleur de ses cheveux. Je lis la description de la pilosité de son visage. Les vêtements qu’il portait Le motif de sa chemise. Sa taille imposante.
C’est lui.
L’examen externe mentionne un «début d’altération cadavérique de la paroi abdominale». La tache. Je guette la phalange manquante, ne la trouve pas. Elle a pu être sectionnée après sa mort. Dans une lettre, la famille demande de renoncer à l’autopsie. » p. 136
À propos de l’auteur
Julien Burri © Photo Tonatiuh Ambrosetti
Julien Burri est un écrivain, poète et journaliste vaudois (L’Hebdo, Le Temps). Il est l’auteur de quatre romans dont Muscles & La Maison et Roches tendres (Prix Édouard Rod 2022), ainsi que de nombreux recueils de poèmes, dont Parades. De 2017 à 2021, il collabore à la publication des Œuvres complètes de Gustave Roud. (Source : Éditions La Veilleuse)
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