Ma note Ma chronique Il vivait sa vie paisible de grain de sable jaune. Quelquefois les enfants le prenaient pour construire un château sur la plage. Puis le vent s’est levé et le grain de sable est parti pour un long voyage. On l’a retrouvé posé sur la neige immaculée du Jura suisse, au pied du vieil homme qui, tous les jours, dégage son bout de trottoir. Plus tard, il tombera dans un silo à grains, du côté de l’Ukraine. Après cela, il me semble qu’on perd sa trace. Peut-être est-il revenu à son point de départ, à bord d’un céréalier ? Toujours est-il qu’il a trouvé sa place dans le registre de merveilles tenu par Rose-Marie Pagnard. Registre de merveilles Où ? Quand ? Ce qu’en dit l’éditeur Les critiques Les premières pages du livre À quelques kilomètres d’ici, par la grand-route, vous arrivez à un village qui n’en finit pas de descendre, votre voiture survole la pente à toute vitesse, les freins fument, le décor vous décoiffe, les lunettes vous tombent au bout du nez, à peine avez-vous le temps de ne rien voir que le mot Fin remet tout à plat. En hiver, par un jour de grand gel, tout en haut de ce village, vous pourriez poser les fesses sur le trottoir de gauche et glisser de la première à la dernière maison en un rien de temps. Dans ce cas, vous ne verriez pas l’homme qui balaie devant sa porte. Il se trouve que moi je l’ai vu. Aussitôt je manœuvre, j’arrête ma voiture et je descends à pied le long de son trottoir. À sa hauteur, je me sens obligée de risquer ma vie en sautant sur la chaussée, où les poids lourds prennent leur élan pour attaquer la pente, c’est une petite politesse de ma part, de quoi faire connaissance et mettre le nez sur ce phénomène. Vous n’avez sûrement aucune idée du trésor qui exulte là, devant la maison de cet homme, sur deux trois mètres, non, impossible! Quel trésor? Un bout de trottoir, c’est ça, oui? Non, un trésor, pas moins, étant donné que plus ce que nous possédons ou croyons posséder est intimement lié à notre imaginaire, plus nous y tenons. Et plus nous en prenons soin. Alors je me figure ce bout de trottoir attaché au cœur de cet homme, bien qu’un trottoir soit un lieu public et de ce fait qu’il appartienne à chacun. Vous tous, là-bas, ne croyez pas à la fatalité. Ne croyez pas à la soumission. Je sais bien qu’il est facile de dire cela dans ce pays neutre en paix, mais ce sont là mes pensées et mon souhait. 20 mars 2022, discours du président Zelensky adressé aux Israéliens, silence jusqu’aux entrailles de la Terre où les ancêtres de ma mère reposent. Je n’arrive pas à croire à ce qui se passe, c’est comme ne plus savoir mettre un pied devant l’autre. J’aime savoir l’existence de mille et mille traditions, langues, légendes, de croyances surnaturelles, nourritures, façons de claquer la langue ou de se moucher ou de se saluer ou de s’aimer, mille et mille, ensemble répandues sur cette planète, je ne veux pas de frontières, je n’en veux pas! Tu perds la tête, ou quoi? Et se défendre, y penses-tu ? Ah oui, des armes et encore des armes, c’est ça? Comme dans les films à la télé? Je ne sais pas avec qui je discute, mais l’autre se montre plutôt conciliant, pour finis nous sommes du même avis, les fabricants d’armes doivent aussi comparaître devant les juges, les faiseurs de spectacles ne doivent pas banaliser les armes, les femmes ne doivent plus encourager les fils et maris à se déguiser en tueurs, ni leur envoyer des petits gâteaux, ni laver leur linge, ni garder leurs enfants, ouste, loin, allez chez votre papa les enfants ! Une nouvelle fois je roule vers le village que vous connaissez, je pourrais couper le moteur dans la descente et viser la porte que vous connaissez aussi, et je me fais du cinéma. Le jardin serait en avance sur la saison, avec des feuilles par milliers, avec des fleurs autour du garçon devenu un enfant tout neuf, balai serait posé contre le mur côté rue, Monsieur Wikevif piquerait un somme, un livre ouvert sur sa chemise blanche. Extraits « De mi-décembre 2022 à mi-février 2023, j’ai lu et relu: À propos de l’autrice Rose-Marie Pagnard © Photo DR Rose-Marie Pagnard vit actuellement dans le Jura suisse. Elle a vécu à Bâle, comme chroniqueuse littéraire et traductrice de l’allemand en français. Elle a publié une quinzaine d’ouvrages, dont La Période Fernandez (Actes Sud, 1988, Prix Dentan), Dans la forêt la mort s’amuse (Actes Sud, 1999, Prix Schiller) ; Janice Winter (Points Seuil, 2005), J’aime ce qui vacille (Zoé, 2013, Prix suisse de littérature), L’Enlèvement de Sarah Popp (Zoé, 2024) et Registre de merveilles (2025). (Source : Éditions d’En Bas) Page Wikipédia de l’autrice Tags
★★★ (bien aimé)Pour la beauté du monde
Face à la guerre en Ukraine qui hante ses pensées, Rose-Marie Pagnard rassemble dans son « Registre de merveilles » les fragments de vie, de proches et de réfugiés. Refusant le bruit médiatique et la violence des actualités, elle se réfugie dans les livres et transforme le quotidien en poésie, cherchant dans le merveilleux une force pour conjurer la barbarie du monde.
Comme les destins humains que l’auteure croise et recueille dans son carnet secret.
Monsieur Wikevif d’abord. Cet homme frêle qui chaque matin balaie son bout de trottoir. Dans sa cuisine encombrée de journaux, il offre le café sur un tapis oriental. Wind, son pigeon voyageur, observe la scène. Au fond du jardin, une remise abrite un enfant aux « yeux trop grands, trop noirs ». Un petit réfugié que Wikevif protège avec une tendresse muette.
Puis Géraldine, la fille de la narratrice, qui accueille Mariya et Polina, deux sœurs ukrainiennes. Leur rencontre se fait dans le chagrin : « quand nos regards se croisent, nos larmes remplacent les mots. C’est la réalité qui entre en toi. »
Alors le registre devient un inventaire du merveilleux, destiné à une génération future. Face à la guerre, à la barbarie, elle refuse les informations en boucle et les discours guerriers.
À la place, elle ouvre les livres. Flannery O’Connor, Joseph Roth, Isaac Bashevis Singer. Dans cette liste figure un Russe, louri Bouïda, « j’ai appris que cet écrivain d’aujourd’hui n’a encore rien écrit sur les premiers jours de la guerre en Ukraine, rien, pas un mot de protestation. Possible, mais ce roman, je l’aime. » Comme si la littérature pouvait « transfuser les prémonitions et la sagesse » dans les veines des hommes.
L’écriture de Rose-Marie Pagnard fonctionne par images saisissantes. Elle maîtrise parfaitement cet art du réalisme magique, faisant surgir le fantastique du quotidien le plus banal. Un bout de trottoir devient territoire intime. Un grain de sable raconte l’histoire du monde. Un pigeon voyageur témoigne des errances humaines.
Son style mêle observation minutieuse et poésie pure. Les phrases courtes alternent avec des réflexions plus longues, créant un rythme hypnotique. L’auteure de L’Enlèvement de Sarah Popp confirme ici son talent unique pour transformer le réel en merveilleux. Face à un monde qui se déchire, elle dresse l’inventaire de ce qui mérite d’être sauvé.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit : tenir un registre du beau contre l’horreur. « N’oublie pas l’amour, ni la joie secrète, ni le hasard, ni le brin d’herbe solitaire ». Un livre qui nous rappelle pourquoi il faut se battre : pour la beauté du monde.
Rose-Marie Pagnard
Éditions d’En Bas
Roman
136 p., 17 €
EAN 9782829007125
Paru le 17/09/2025
Le roman est situé principalement en Suisse, dans le Jura, à Bâle et dans la région. On y évoque aussi l’Ukraine et notamment Kharkiv.
L’action se déroule de 2022 à 2023.
Monsieur Wikevif et son pigeon voyageur Wind, Anton Shapovalov professeur de piano et l’ingénieur Mardera traversent ce Registre de merveilles autour des soeurs ukrainiennes Mariya et Polina, réfugiées chez Géraldine, la fille de la narratrice. Les lectures se mêlent à l’actualité et donnent sens à celle-ci.
Il ne s’agit pas ici du récit de cette guerre vue d’un pays en paix, mais d’une sorte d’éblouissement de l’esprit et des sens devant la réalité, la veine romanesque se pose alors, avec autant d’angoisse que d’amour, sur un étrange garçon perdu, sur la longue table d’un petit dictateur, sur une foire aux armements, sur un secret, sur des livres visionnaires, quand il ne s’agit pas du quotidien absurde ou tragi-comique de ces deux réfugiées ou de fantaisies de la narratrice.
Babelio
Blog de Francis Richard
« Quand du sable africain se dépose tout au nord de la Suisse, un garçon perdu, deux Ukrainiennes et beaucoup de livres font leur apparition
Tous les matins de l’année, vers dix heures, vous pouvez observer ce balayeur en action devant sa porte. Plutôt petit, frêle, une grandeur seigneuriale dans la forme du nez et dans les vagues de ses cheveux gris. Une chemise blanche sous le manteau de cuir, des bottes à revers de feutre. Un homme de nulle part, me dis-je, comme le sont parfois les portiers des palaces internationaux. Il déclare son amour à ce petit territoire, son balai de paille taquine et chatouille les grains de poussière, les particules des gaz de moteur, les fientes d’oiseaux, les objets étrangers volant dans l’espace et sur la route. En hiver, la neige fait de la résistance puis finalement se replie, tout comme les feuilles d’automne, tout comme le sable jaune venu du Sahara se déposer sur toute la Suisse ce 17 mars 2022.
Ce jour-là, je m’arrête respectueusement à la frontière de son territoire pour lui parler.
— Merveilleux, ce sable qui a franchi des milliers de kilomètres, il fait rêver, vous ne trouvez pas ?
Le vieil homme sourit, il m’invite à le suivre à l’intérieur de sa maison, Dans la cuisine, nous devons nous faufiler entre des Diles de journaux. La table est couverte d’un splendide tapis assurément oriental. Me voilà perdue dans un autre monde, me dis-je, et je me sens heureuse d’être perdue. Journaux d’ici et ailleurs, langues inconnues, papiers roses, vert pâle, si je coupais les ficelles qui les tiennent ensemble, nous serions emportés, lui et moi, sur des océans sans nom, dans des villes et des terres sans nom, comme des grains de sable, mais que peut bien comprendre des hommes et du monde un minuscule grain de sable ?
— Tout à fait, tout à fait, dit le vieil homme maintenant assis devant ce tapis magique avec un oiseau sur un doigt et l’air de savoir ce qui me passe par la tête. Je m’appelle Simon Wikevif. Je vous présente aussi le dernier de mes pigeons voyageurs: Wind. Un café?
Tasses, soucoupes, petites cuillères étincelantes, sucrier, petit pot à lait, cafetière blanche, tout est disposé cérémonieusement entre nous, le café est versé, l’oiseau observe tout, quelqu’un marche au-dessus de la cuisine, puis un fracas sur des marches, peut-être les marches de l’escalier entrevu en arrivant.
— Je ne voudrais pas déranger la famille
Mais Monsieur Wikevif m’assure qu’il est seul dans la maison, tout seul, l’arête pâle de son visage penché vers le noble tapis de table, comme un menteur timide. Alors c’est une radio que j’entends, la radio depuis le début de la guerre en Ukraine fonctionne sans arrêt dans ma propre maison, c’est pour y échapper que je me mêle de cette histoire de balayage; d’ailleurs j’aurais dû m’arrêter dans un autre village, pas celui-ci qui héberge à deux pas du cimetière des réfugiés de je ne sais combien d’enfers du monde, des personnes que je salue dans la rue, au supermarché, avec un sourire coupable, idiot! Tout de même, qu’est-ce qui n’est pas idiot, affreux, hystérique, qu’est-ce qui peut encore bien surgir dans nos oreilles douillettes, sous nos yeux douillets? J’ai envie de le crier, ça me sort de partout.
Monsieur Wikevif chasse le pigeon et me sert un deuxième café ; il me paraît moins âgé que moi, la soixantaine, pas plus.
— Vous avez envie de voir le jardin ?
Et nous voilà côté jardin.
— J’aime assez l’ocre jaune, cette chaleur, ce sable du Sahara déposé partout, même sur ce tas de petit bois pour le feu.
En mars, à mille mètres d’altitude, encore sans une feuille à perte de vue, on ne va tout de même pas refuser cette belle couleur, ici je n’y touche pas, je vous laisse poser les doigts partout si ça vous chante!
— Merci, dis-je, le souffle coupé par l’image enchanteresse flottant dans le léger brouillard de l’air.
Ce jardin est planté d’arbres deux fois plus hauts et larges que la maison, des athlètes en attente imminente d’une multitude de feuilles, on y voit aussi des formes buissonnantes, des roches à escalader, des grottes et de minuscules ruisselets et à nos pieds un rond de gravier avec un feu préparé, et aussi une remise avec sa porte entrouverte m’invitant à venir voir. Je demande:
— Le pigeonnier ?
— Oui… Non, rien d’intéressant. Ho! Revenez ici!
Quelle blague, je pense. Je veux entrer dans cette remise, ses vitres alignées comme des miroirs débordant d’histoires me jettent des coups d’œil irrésistibles et d’un pas je suis dedans, Monsieur Wikevif sur mes talons.
— Vous allez me décevoir, vous ne devriez pas, je vous en prie!
— Mes excuses!
Je bredouille, je ne sais pas ce qui m’a poussée à fourrer mon nez dans cette remise.
La vérité est que j’ai aperçu un matelas sur le sol et une tête d’ange ou d’enfant sur un oreiller.
Les petites larmes dans les yeux de Monsieur Wikevif me font refermer doucement la porte, puis nous nous regardons et une sorte de compréhension amicale nous rapproche, lui me juge écervelée, pour ma part je le vois flotter sur une petite ile exotique, vraiment pas de quoi se fâcher.
Il me fait travailler. Ou je travaille sans qu’il me l’ait demandé, dans la vie certains actes s’enchaînent sans logique, au petit bonheur.
Je jette des paquets de vieux journaux dans le feu, un instant ou un siècle avant, je regardais un balai danser sur le macadam d’un trottoir. Pendant ce temps un enfant est couché dans une vieille remise. Je bavarde chez un homme que je ne connais pas.
Ceci un matin de mars, juste avant l’apparition tonitruante du printemps qui, cette année 2022, penche une tête d’assassin sur des maisons et des champs là-bas en Ukraine, où chacun porte encore le gel de l’hiver sous sa peau; où des hommes d’une heure à l’autre ont quitté leur usine, leur bureau, leurs parents, leur amoureuse pour aller ramper, marcher, courir, un casque sur le crâne, un gilet de plomb sur le torse, une arme entre les mains, subitement le ciel et des bombes leur tombant sur la tête.
Mais j’étais en train de vous dire que dans ce jardin — qui dans quelques semaines méritera tout un chapitre multicolore sauf si une bombe entre-temps le fait disparaître —, dans ce jardin je travaille sous la direction de Monsieur Wikevif, j’entasse les piles de journaux qu’il apporte de la cuisine, nous les jetons au feu.
Le feu dévore, tousse, les belles pensées romanesques me sortent de la tête, un bout de papier rose fait des manières avant de s’effondrer, juste [à, pour que je lise… quoi? Des mots dans une langue inconnue, je ne sais pas.
Assis sur un banc, nous suivons le spectacle du feu, Wind le pigeon couve une rancœur sur une branche éloignée, une discussion sur l’actualité s’est mise en route, polie, exquise, et j’apprends que cet homme possède des livres et des livres, je mentionne ceux que je suis en train de lire ou relire, ceux qui vivent en moi, et je découvre qu’il connaît tout. Ce qui ne m’empêche pas de lui livrer quelques-uns de mes enthousiasmes littéraires.
— Pour l’absurdité et la dimension tragique, dis-je, prenez par exemple Le train zéro écrit en 1997 par le Russe louri Bouïda! Dans un trou perdu, une gare et des baraquements et des hommes et des femmes qui entretiennent un bout de voie ferrée sur lequel chaque nuit passe à grande vitesse un train de cent wagons plombés, au contenu mystérieux, on ne sait pas d’où vient ce train, on ne doit pas chercher à savoir quelle est sa destination sous peine de mort! Mais j’ai appris que cet écrivain d’aujourd’hui n’a encore rien écrit sur les premiers jours de la guerre en Ukraine, rien, pas un mot de protestation. Possible, mais ce roman, je l’aime. J’y entends le bruit terrifiant de cent wagons de plomb remplis de… de…
— Tout à fait. Remplis de détresse humaine!
— Et Joseph Roth, La Rébellion, La Marche de Radetzky? Chute de l’empire austro-hongrois, guerres, frontières, les médailles et les jambes de bois au feu, comme j’ai pleuré, comme j’ai pleuré! Pourquoi est-ce qu’on ne peut pas transfuser les prémonitions et la sagesse de Joseph Roth, par exemple, dans les veines des hommes? Et des femmes ?
Je regarde mes chaussures, je l’entends rire, je pense à sa chemise blanche bien repassée, au bout de trottoir propre, au café. aux livres. Ah! les livres. Je suis lancée, ne peux plus m’arrêter.
— C’est étrange, dis-je, quand je ne comprends plus rien du monde et de la vie, j’ouvre un livre de Singer, n’importe lequel, je sais que j’y trouverai un nombre extraordinaire de questions, souvent sans réponse, un peu comme des lettres que l’écrivain vous aurait envoyées et que vous n’auriez pas encore ouvertes, vous les portez sur la poitrine, simplement, parce que vous n’êtes pas toujours capable de vous confronter aux pourquoi ceci, pourquoi cela, aux milliards de combinaisons entre questions et réponses, ça n’entre pas dans votre tête, pas encore, il faut se développer. Vous êtes d’accord? J’aime les questions, dans ma tête je suis une spécialiste des questions!
— Isaac Bashevis Singer. À sept ans il connaissait quatre, peut-être cinq langues, comme moi. Les questions sont plus importantes que les réponses, il faut posséder un cerveau d’enfant et un cerveau de vieillard pour les imaginer et les écrire comme il l’a fait, ou posséder une grande salière, comme ça, vous voyez ? Une salière prête à lâcher ses grains au bon endroit d’un texte, la salière Génie!
Je ris. Monsieur Wikevif est un phénomène.
Tout à coup je ressens des picotements dans la nuque, sous les cheveux, quelqu’un me regarde, me dis-je, mais j’essaie de poursuivre la conversation tandis que le feu tousse, dévore ses propres restes.
— Je vais relire aussi La Chute d’A., de Friedrich Dürrenmatt, publié en 1971… Si je me souviens bien, c’est l’hypothèse de la chute de Staline présentée comme un jeu d’échecs truqué, chaque pion figurant un fantoche qui fait la pluie et le beau temps sur sa terre, des pions qui se bouffent entre eux, je veux dire, qui tuent et s’entretuent…
Il hoche la tête, le soleil lance à travers le voile de sable un rayon mince comme un cheveu qui tombe sur le dernier bouton de sa chemise, peut-être pour nous rappeler l’heure. L’heure des informations.
Nous nous levons. Je ramasse un papier tombé loin du feu, le genre questionnaire officiel, avec le timbre de la commune et les lignes habituelles en gras suivies de deux points.
— Je vous en prie, donnez-moi ce papier!
J’ai déjà tout enregistré quand le papier arrive dans sa main, je vous dirais immédiatement ce qu’il en est si, à l’instant, un petit ours à tête de garçon n’était pas en train de pleurnicher debout sur le seuil de la remise, et Monsieur Wikevif en train de lui caresser le visage. Dix, onze ans, un corps trapu, musculeux, des sourcils et des yeux trop grands, trop noirs.
Ils se disent quelque chose à l’oreille.
— Tout à fait, tout à fait! Pas de problème, c’est très bien d’être venu nous dire bonjour, je suis content, vraiment content! Pendant que je raccompagne…
Je lui dis mon prénom.
— Voilà, je la raccompagne et je reviens. Pas de problème! Nous traversons la cuisine, dans le corridor je me retourne pour sourire à Monsieur Wikevif, à ses cheveux blancs, à son teint délicat comme celui de ses petites tasses à moka. Subitement il me barre le chemin, un doigt sur les lèvres. Le balai de riz attend, les murs et le sol en pierre attendent, alors je dis: «Bien entendu je n’ai rien vu, bonne chance avec le garçon, à bientôt!» Il m’ouvre la porte de la maison puis me tend le papier qui avait échappé au feu et que j’avais ramassé. — Prenez, que vous le lisiez ou pas n’a aucune importance pour le garçon, c’est une copie de la copie de la copie… Rien, vous comprenez ? Le garçon restera aussi longtemps que durera la guerre dans son pays, un autre pays en guerre, il ne grandira plus, il a porté des sacs et des ballots et des valises jusqu’à se casser le dos. Vous viendrez l’apprivoiser, avec une femme, il s’habituera, tout à fait, oh oui, tout à fait!
La circulation sur la route continue comme si de rien n’était en marchant jusqu’au parking, je lis le questionnaire, il y a si peu de mots à lire, en vérité, il faudrait dire plutôt que je regarde: à l’emplacement des réponses s’étalent des rectangles noircis au stylo. Signifiant: ici fut écrit quelque chose que jai décidé de rendre illisible tout en désirant que vous sachiez qu’il y eut quelque chose. Nom, prénom, âge: rectangles noirs. Religion: un rectangle noir. Nationalité: le plus grand rectangle noir. Monsieur Wikevif est vraiment un phénomène.
Dans la voiture, j’écoute la radio. Une famille de cinq personnes s’est suicidée en se jetant du balcon de son appartement, au septième étage d’un immeuble situé au bord du Léman. Les enquêteurs privilégient un suicide collectif dû au désespoir (dont la cause reste inconnue). La mort met-elle fin au désespoir, réellement et entièrement? Un mort, par exemple un pauvre mort incinéré, peut-il encore ressentir le désespoir ? Et si le désespoir d’un être humain était un serpent surnaturel? On lui coupe la tête, c’est spectaculaire et définitif, mais le serpent se refait une tête, il s’étire jusqu’à une petite fumée, vous la voyez, là, au-dessus du four crématoire? Eh oui, le serpent Désespoir lui aussi la voit, cette petite fumée, tellement bien qu’il retrouve le mort et que tout continue comme avant pour ce mort. sauf si, une fois pour toutes, les êtres humains (pas la Lune, ni un dieu, ni quoi que ce soit d’autre) décidaient de ne pas, de ne vraiment pas permettre à la tête du serpent de repousser!
Arrête d’y penser, arrête! Non, impossible.
Ne pas permettre, etc.
Serpent = dictateur.
J’éteins la radio, elle me manque, je la rallume, c’est la voix des bonnes et des mauvaises nouvelles. Aujourd’hui, hier quand cela finira-t-il? Une petite fille ukrainienne parle des canards et des chats morts autour de sa maison bombardée un journaliste traduit, mais non, c’est traduit tout de travers, je veux une petite fille heureuse, tendrement bordée pour la nuit, les baisers. Au lit! lui dirait sa maman, et on éteindrait les lumières, le monde serait obscur, la gueule de travers comme un loup contrarié.
Quant à l’amour : nous les femmes nous voulons étreindre les pacifistes, les porteurs de balai, les tendres compagnons, les passionnés d’amour! Nos amants et nos amantes grillent le pain du petit-déjeuner car la journée sera belle et notre faim est noble. Qu’on le clame: les miroirs du monde entier n’en peuvent plus de refléter des uniformes avec galons et glands d’or raides comme verges et des médailles, des chasubles en or, des salles en perspective centrale avec, tout au fond, une table en marbre pour l’ogre et ses petits, les miroirs baissent les yeux devant les laboratoires et les pipettes de gaz et les paquets de drogues. Les miroirs, les âmes se brisent.
Discours du président Biden en Pologne, je n’ai pas noté la date, est-ce aujourd’hui, au moment où ma fille m’appelle? Elle est sur l’autoroute, coincée dans un bouchon, elle doit être avant vingt heures au centre d’accueil des réfugiés ukrainiens arrivant d’Allemagne à Bâle, deux personnes l’attendent. Je viendrai demain, je bafouille une bêtise de ce genre, c’est le trac, et bien pire quand enfin je rencontre Mariya et sa sœur Polina, quand nos regards se croisent, que nos larmes remplacent les mots. C’est la réalité qui entre en toi, me dis-je.
Ce soir on ne mange pas. Cette nuit on a peur du silence, une mouche d’hiver se manifeste, ne la tue pas, je crie en ouvrant la fenêtre, en allumant toutes les lampes.
Au bout du pré se construit une maison. La grue d’un jaune pur sur le ciel d’un bleu pur. Des tonnes de briques, le camion bibendum pour le béton, les vestes neuves des ouvriers, une poignée de neige intacte tout là-bas, sous la forêt. Tu vois?
Le monde propre, le monde plein de projets, vous pouvez les faire disparaître, je ne porterai pas d’arme, rien, jamais. Mais quand tu n’auras que des baskets bouillies à manger, tu changeras d’avis! On n’en est pas là, dis-je d’une voix misérable.
«Je suis fatigué, déprimé», nous écrit ce matin l’ami écrivain, le Russe qui depuis le début de la guerre en Ukraine se démène armé de ses mots, devant les micros, les caméras, les foules de manifestants, dans les journaux. «Cher Micha…» Je commence et je ne sais pas comment continuer mon message, alors je n’écris que ces mots. Tu es nulle, naïve, va aider Wikevif à balayer son bout de trottoir, continue ton roman, occupe-toi de tes personnages imaginaires!
Mais rien n’a changé, Monsieur Wikevif fait le café, le pigeon fait le curieux, le garçon fait des grimaces en se tenant les reins, assis entre nous.
— Je ne supporte tout simplement pas ces hauts gradés français qui débattent du matin au soir de stratégie militaire à la télévision, ni les jongleurs d’hypothèses, dit mon ami, c’est du spectacle, de l’éloquence, quoi!
— Peut-être l’éloquence française tellement moquée par Dostoïevski après son voyage à Paris… Mais la guerre russe contre l’Ukraine, c’est la réalité, pas un texte d’écrivain!
— Tout à fait, reconnaît Monsieur Wikevif, mais on ne va pas s’y mettre nous aussi, le café refroidit, buvez, et toi, le pigeon, fiche le camp, il n’y a pas de frontières dans les airs. Bon, il est dix heures, permettez que j’aille donner un coup de…
Eh oui, vous pouvez le voir devant sa porte, sa chemise impeccable et son balai jouent la comédie, chaque chose tient à une autre, comédie, filet de sécurité, survie. »
« Il y a soixante-dix-huit ans, cent soixante-seize mille hommes armés débarquent en Normandie. La guerre des dix mille jours des Vietnamiens. Rolling Thunder sur le Nord Vietnam. Sept millions de tonnes de bombes lancées par les États-Unis sur l’Indochine. Dans le même temps nous nous aimons. Nous sommes jeunes. Nous aimons les livres, la peinture. la musique. Je suis folle de mes cours de danse classique, je danse sur notre lit et tu dénoues mes cheveux. Nous aimons nos enfants. Nous manifestons contre la guerre sans perdre de vue l’amour, l’amour forcément s’étend sur le globe entier, la guerre, comment est-ce possible ? Leonard Bernstein compose un Oratorio contre la guerre. Boat people. La bureau compte deux ouvertures (pour les yeux). La reine d’Angleterre compte soixante-dix ans de règne. Un million quatre cent-vingt mille gadgets à sa gloire sont vendus en un an. Un maillot de footballeur s’achète pour huit millions huit cent mille euros chez Sotheby. Une grappe de cytise compte trente-neuf fleurs jaunes. Bébé a un an. Mariya a trente-six ans. Pour le bébé, une bougie suffit, le vent l’éteint et tout le monde mange de la tarte à la mode suisse allemande, une couche de noisettes, sucre et beurre sous Les fruits. » p. 34
des nouvelles et un roman de Flannery O’Connor
Le Messie de Stockholm de Cynthia Ozick
Miss Islande d’Audur Ava Olafsdóttir
La Rébellion de Joseph Roth
La Marche de Radetzky de Joseph Roth
Deux heures moins dix de Mikhaïl Chichkine
Récits d’un jeune médecin de Mikhaïl Boulgakov
Récits d’Odessa d’Isaac Babel
Les Anges de l’Univers d’Einar Már Guðmundsson
Un monde à part de Gustaw Herling »
p. 119
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