En lice pour le Prix Femina 2025
En deux mots
Sarah achète un bateau, Dune, poussée par le « pou » installé dans son esprit. Mais le rêve de grand large vire au cauchemar : pannes à répétition, mal de mer et retour en Suisse. Là, son père malade décide d’en finir avec l’aide d’Exit, l’association qui aide à mourir. Sarah va l’accompagner jusqu’au bout, le 30 juin. Puis vient le deuil qui n’en finit pas.
Ma note
★★★ (bien aimé)
Ma chronique
Un grand récit de voyage… intérieur
Sarah Gysler nous revient avec un récit bouleversant consacré à son père, bien décidé à recourir au suicide assisté. Et voilà comment l’idée de proposer une suite à « Petite » va virer au récit de voyage avorté et à l’exploration d’un mal à l’âme tenace.
Après le joli succès rencontré par Petite, son premier roman (disponible en poche chez Pocket), on attendait avec impatience ce second opus. Car les récits de voyage qu’elle nous propose, dans la tradition de ses grands précurseurs que furent Ella Maillart ou Nicolas Bouvier, sont aussi des récits de vie. Et disons d’emblée que notre attente a été comblée, même si cette fois la tournure des événements fait que le voyage sera avant tout intérieur.
Pourtant tout avait commencé avec la soif de découvrir de nouveaux horizons, de larguer les amarres pour partir sur les mers du monde. Car le « pou » a encore frappé. Cette « bestiole fanatique » qui sommeille dans sa tête et qui, périodiquement, la pousse vers l’aventure l’a conduit a acheter un bateau, Dune, « trente et un pieds, rouge vif, monté en kit dans les années quatre-vingt ». Sarah Gysler l’achète sur un coup de fil de son ami Nico. « Hé, Sarah, tu veux acheter un bateau ! ? » La réponse fuse : « Alors oui ! »
Une décision qui n’a « pas grand-chose à voir avec le courage ; il s’agirait plutôt de démence précoce ».
Direction Port-Saint-Louis-du-Rhône. Sarah s’installe à Navy Service, le plus grand port à sec d’Europe. Durant l’automne et l’hiver 2018, elle aménage Dune, passe son permis hauturier. Puis vient le grand jour de la mise à l’eau. Marion, la réalisatrice, filme. Lucas et Arthur, les copains suisses, sont venus aider. Sarah frappe la bouteille de champagne contre Dune. Elle ne se brise pas. Mauvais présage. Pire : impossible de démarrer le moteur. « Bon sang, je venais de passer le temps d’une grossesse à rendre Dune joli pour sa mise à l’eau — à poncer des penderies ! —, pas une fois je n’avais ouvert le manuel du moteur. »
Le rêve maritime vire au cauchemar. Pannes à répétition, mal de mer chronique, séjour raté à Barcelone. Sarah finit par rentrer en Suisse. Le bateau est échoué, comme sa propriétaire.
Retour à la case départ, chez papa à Épalinges. Ce père « férocement attachant », fan de Renaud et collectionneur d’orchidées, toujours prêt à inviter « la terre entière à partager une raclette ». Mais le mal le ronge depuis vingt ans. Après une lutte acharnée, il a pris sa décision : il s’est inscrit à Exit pour le suicide assisté.
La nouvelle frappe de plein fouet Sarah et ses proches. Mais ils finissent par accepter, par l’accompagner jusqu’à cette « date fatidique du 30 juin ».
L’écriture se fait alors plus âpre. Sarah ne digère pas la mort de son père. Le deuil s’étire, les années passent auprès d’un chat aveugle qui perd ses dents avant d’agoniser.
Si cette histoire nous touche autant, c’est parce que la romancière n’a rien changé à son style, qu’elle nous raconte cette douloureuse épreuve comme elle retraçait ses voyages. C’est truffé de notations, d’associations qui viennent ajouter une note d’humour, d’autodérision et de chansons. ». Car Sarah chante pour tenir le coup. Ou exactement s’accompagne d’une playlist mentale qui défile tout au long du récit. Un exemple ? « Spotify > Bibliothèque > Alain Souchon : « Le bleu qu’on met dans la vodka | Ça nous rappelle | Tous les ‘j’aurais dû’, ‘Y avait qu’à’ | La Rochelle. » On passe ainsi de Souchon à Brassens, de Hubert-Félix Thiéfaine à Marie Laforêt, des Rita Mitsouko à Reggiani. Sans oublier Renaud, l’idole de son père.
C’est gai et triste. Et cela confirme le talent de L’Aventurière Fauchée (son blog de voyage) qui parvient à transformer l’échec maritime en réussite littéraire, le naufrage personnel en un émouvant hommage. Car c’est bien d’amour qu’il s’agit ici. Amour du père disparu, amour des mots qui sauvent. Sarah Gysler nous embarque dans son naufrage avec une tendresse folle, une générosité rare. Un livre magnifique qui nous rappelle que parfois, les plus beaux voyages sont ceux qui n’ont jamais eu lieu.
Signalons le site de Jean-Claude Peclet, sur lequel il propose le récit de son voyage à Port Saint-Louis avec Sarah, illustré de nombreuses photos.
Emmenez-moi
Sarah Gysler
Éditions des Équateurs
Roman
240 p., 19 €
EAN 9782382848623
Paru le 27/08/2025
Où ?
Le roman est situé principalement en Suisse, à Épalinges, Vevey et Lausanne. On y évoque aussi de nombreux voyages et en particulier Port-Saint-Louis-du-Rhône où se situe le chantier naval sur lequel est stationné le bateau de Sarah.
Quand ?
L’action se déroule de 2018 à nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
« J’ai appris à naviguer comme j’ai appris à écrire : juste ce qu’il faut pour tenir le cap. Pas assez pour me préserver, et sans intention de prévenir les creux ». Ce livre, c’est l’histoire d’une fille qui se demande ce qu’elle fait là. Elle s’appelle Sarah et passe son temps à s’enfuir, à errer, pour en revenir souvent au même point. C’est l’histoire du « pou » , une bestiole imprévisible installée dans l’esprit de Sarah, à l’affût de nouveaux plans catastrophiques, et qui l’oblige à acheter un bateau. C’est l’histoire de ce bateau, Dune, une vieille bique à coque rouge, et de ses mises à l’eau rocambolesques. C’est l’histoire d’un père férocement attachant, fan de Renaud et d’orchidées, toujours prêt à inviter la terre entière à partager une raclette. Un père malade, acculé à prendre la décision que redoutait sa fille. C’est un deuil qui n’en finit pas, des années qui passent, des amis qui restent, des films en noir et blanc, un chat aveugle qui perd ses dents, des croque-morts en chemises hawaïennes… Un roman intime et pétulant, sans fard et sans pathos, dans lequel l’héroïne raconte sa douleur et ses doutes, ses joies et son envie de chanter quand même, très fort et très faux, en attendant qu’on l’emmène n’importe où ailleurs, pourvu qu’il y ait du soleil et des glaces stracciatella.
Les critiques
Babelio
Actualitté (Victor de Sepausy)
Blog Cozette vide sa plume
Sarah Gysler présente « Emmenez-moi » © Production Librairie Mollat
Les premières pages du livre
« Avant
1
Il était dodu et pas bien grand, le ventre en bois vernis et la coque en contreplaqué, peinte en rouge vif. Trente et un pieds, monté en kit durant les années huitante. Il s’appelait Dune.
« Visite ! Entrez, entrez!
Par le cockpit. Attention à la descente, première cause de bassins brisés chez nos prédécesseurs. Tenez-vous là, et à la main courante. J’ai collé des bandes antidérapantes sur les marches, mais regardez, passez votre pied dessus, aussi moches qu’inutiles ! Bienvenue dans la cuisine, le seul endroit où vous tiendrez peut-être debout. Deux plaques à gaz, pas de frigo ni de four, un petit plan de travail envahi de cubis de vin, d’herbes de Provence et de cartons pleins d’œufs. Les saucissons pendent dans les airs, les légumes moisissent dans les filets.
« Café ?
« Je vous préviens : il est salé. Un imbécile a lavé la cafetière à l’eau de mer. Irrécupérable. Confondre la pompe d’eau douce et celle d’eau de mer Leur seul point commun : les deux fuient et inondent la cale.
« La chambre d’ennemi est là, sur votre gauche. À côté du moteur crachant une fumée noire probablement mortelle. Neuf chevaux de cauchemar incarné. On peut se glisser dans la couchette-sarcophage mais pas s’en extraire… La seule pièce cloisonnée du bateau-loft, mais abandonnez toute velléité d’intimité : une fois allongé, il ne vous restera qu’environ trente centimètres d’espace pour respirer. Caroline peut en témoigner. Avant, c’étaient des toilettes.
Maintenant il n’y en a plus.
« La table à cartes ! Elle est belle, non ? Recouverte de cartes marines plus vieilles que mon père, dépassées et sublimes, comme lui ! Je préfère de mille coudées buter et me buter contre un obstacle inexistant au siècle dernier que de m’en procurer de récentes. Là, c’est la radio. Vous fatiguez pas, elle ne s’allume plus.
« Nous voilà dans le carré. Le salon, et très accessoirement la couchette de Maël. Avec beaucoup d’imagination et peu de décence, on s’entasse à quinze sur les banquettes orange. Sous les fesses, des litres et des litres de Cristaline, nos provisions d’eau douce. Jusqu’à il y a peu, nous, ce qu’on aimait, c’était le “ Greguirhum”, un truc inventé par Grégoire, notre skipper : la moitié d’un bol du rhum le moins cher de l’Inter allongé à ras bord avec tous les autres alcools apportés par les voisins. Santé, rameurs ! On en raffolait mais ça nous a rendus fous. Un soir, Greg a mangé Luc, la plante grasse, et s’est jeté par-dessus bord. Alors on a arrêté. Maintenant on boit du rosé tiède.
« Tout à l’avant, une double couchette : mon nid (enfin, que je partage avec Greg). Deux lits recouverts de plaids humides, surplombés de ma bibliothèque où gisent moitement Moitessier et plein d’autres. Ils en ont l’habitude. Cette pièce est bien le seul endroit du bateau qui ne me cause pas de soucis. Lovée sous ma couette, sur mon matelas en mousse, le hublot ouvert, je m’endors la tête sous les étoiles. Parfois la pluie me réveille. N’imitez pas la pluie. Réveiller le capitaine avant midi vous conduirait droit à la planche !
« Café ? Je vous préviens, il est… »
Je raillerais Dune jusqu’à l’infini, c’est pourtant l’endroit du monde où j’ai préféré habiter. « Habiter » est le mot juste. On avait déjà beaucoup navigué lui et moi, mais jamais ensemble. Je l’ai acheté pendant l’été 2018… J’étais chez mon père, à Épalinges, quand j’ai reçu un coup de téléphone de Nico un matin. Nico, un gars de Vevey, vieux comme un arbre, qui périodiquement me contactait pour foutre ma vie en l’air. C’était de bonne guerre, moi je l’appelais pour mes déménagements. Un véritable ami en somme.
— Hé, Sarah, tu veux acheter un bateau ! ?
— Ta gueule.
— Mais non, je suis sérieux, un vrai qui flotte.
— Alors oui!
J’avais raccroché, enfoncé mes mains dans mes cheveux. J’ai tout de suite su que c’était foutu. Comme d’habitude je n’allais pas être victime d’une arnaque à la vente, ce serait moi l’arnaque ! Ça a toujours été comme ça. Il y a une bestiole fanatique dans ma tête, maniaque, grasse et forcément chauve : je l’appelle « le pou ». Le pou peut passer des mois avachi, à regarder le plafond, ne parlant qu’en onomatopées : « Brrr ! Croû ! Ra-ta-ta-ta !… » Il bave. Et puis lui vient « l’idée », il se met à convulser, puis à hurler : « Hardi ! Hardi ! Debout là-dedans ! » Il secoue l’air de ses pauvres pattes. Mon bon sens, qui souhaite à tout prix éviter les ennuis (il est très suisse), essaye de lutter… Mais à chaque fois, il finit au tapis. Mes aventures n’ont pas grand-chose à voir avec le courage ; il s’agirait plutôt de démence précoce.
C’était déjà à cause du pou si je m’étais retrouvée seule en Sibérie quand j’avais vingt et un ans. Début 2016, j’étais à peine rentrée de mon voyage au Cap Nord qu’il s’était remis à se tortiller… Je ne bittais pas un mot de russe, on était en plein hiver, je me suis envolée pour Moscou juste après les fêtes. De cette expédition insensée, il ne me reste que des bribes. Ma première rencontre du pays, une douanière gigantesque dont la tempête s’était abattue sur moi dès la sortie de l’avion… Plus je pleurais et plus elle criait fort. Puis une histoire de taxi clandestin dans lequel j’étais montée par erreur, poursuivi à toute allure par un chauffard affolé que mon aubergiste m’avait envoyé à l’aéroport.
Une chambre-dortoir à deux euros la nuit, je la partageais avec trois hommes qui me regardaient jusqu’au matin faire semblant de dormir sur une planche en bois. La descente de flics dans cette même chambre la nuit suivante. Un groupe de gars se fracassant à coups de battes dans un parc, chacun à son tour se faisant charger par la horde : une sorte de sport. Il faisait un temps abominable.
Dans ce même parc, j’avais rencontré un couple de jeunes parlant un anglais de cuisine. Je devais connaître une centaine de mots à l’époque, on se débrouillait avec ça. Je n’ai jamais bien compris ce qu’ils faisaient dans la vie. Je crois qu’elle travaillait dans un bureau. Lui était passionné de voyage, il trimballait partout une sorte de manuel d’autostop russe tout écorné. Le couple proposa de m’accueillir chez eux jusqu’à la fin de mon séjour à Moscou. Ils habitaient un studio dans une tour lépreuse, brun gris… Je ne savais pas qu’une couleur aussi triste existait. Ni qu’elle pouvait abriter des gens aussi paisibles. Je dormais sur un tapis par terre, eux sur leur petit lit dans l’alcôve. La pièce n’avait pas de meubles, pas de cuisinière, pas d’eau chaude. Dehors, il faisait – 20 °C… Mais la chambre était en bord de mer quand, après avoir tiré le rideau qui les isolait, j’entendais les deux amoureux s’embrasser tendrement… Je mettais alors mes écouteurs, sortais mon téléphone. Spotify > Bibliothèque > Serge Reggiani : « Venise n’est pas en Italie | Venise, c’est chez n’importe qui | Fais-lui l’amour dans un grenier | Et foutez-vous des gondoliers. »
J’étais restée quelques jours chez eux. Le dernier soir, je les avais invités dans le centre-ville pour souper (en Suisse, le soir, on dit qu’on « soupe »), ils avaient choisi une sorte de diner où des poupées montées sur rollers servaient des milk-shakes en tombant souvent. Le lendemain j’embarquai dans le Transsibérien. Ensuite ce fut le lac Baïkal, la Mongolie, la Chine…
Je me souviens que, pour vingt-quatre francs (deux de moins qu’un aller-retour Lausanne-Montreux), j’avais réservé un vol Pékin-Manille des mois à l’avance. Je rêvais de découvrir les Philippines parce qu’une fille de Cebu s’était retrouvée dans ma classe de primaire, et que Cebu c’est aux Philippines. Elle avait été adoptée peu après sa naissance par une grande dame blonde chez qui j’allais manger des fois. Je devais avoir six ou sept ans, je ne comprenais pas pourquoi Arianne et sa mère se ressemblaient si peu. Avec une patience remarquable, Arianne tentait de m’expliquer l’affaire, déplaçant ses doigts sur une carte plus grande qu’elle. Je n’avais rien compris, sinon qu’il existait un endroit où ma copine avait partagé une glace à la crème avec un singe ! Une vision amplement suffisante pour, quinze ans plus tard, me faire parcourir plus de mille kilomètres à bord de bus de nuit chinois (je n’avais plus le budget pour continuer en train) afin d’arriver à temps dans un aéroport international gigantesque. Là, je me perdis bien vite en chouinant, récupérée finalement par une hôtesse de l’air très belle et très petite courant comme une poule sans tête et ameutant tout un équipage pour que l’enfant que j’avais été un jour termine sa folle course, ahurie de bonheur, à bord du vol n° SJ 673 de la Cebu Pacific Airlines.
Des Philippines, je ne garde que la douceur. C’est dire si ma mémoire est sélective. Je découvrirais plus tard les films de Lino Brocka, Manille n’avait pas beaucoup changé depuis les années septante, c’était le même grouillement, les mêmes misères.
Six mois plus tard j’étais de retour en Suisse. Je me préparais déjà pour un nouveau voyage en auto-stop jusqu’à Gibraltar, puis en bateau (stop également) jusqu’aux Caraïbes. Avant de partir, je m’étais mis en tête de créer un blog pour promener mon père. Il était devenu trop malade pour quitter son village, il avait même dû renoncer aux vacances dans le Sud chez sa mère, qui (comme beaucoup de retraitées suisses) s’était exilée en Occitanie pour ne se consacrer qu’à ses confitures (les meilleures). J’avais offert une tablette à mon père. Un séminaire pour lui apprendre à l’allumer… C’est bien la seule chose qu’il ait su faire avec, il sonnait chez le voisin à chaque complication, genre pour ouvrir une page internet ou, pire, Skype. Comme je n’avais jamais un broc, mon père m’appelait « la Fauchée ». Je rétorquais alors, l’air vaillant : « Fauchée certes, mais aventurière ! » Cet échange récurrent a donné son nom à mon blog : L’Aventurière Fauchée.
C’est en Espagne que j’ai commencé à l’alimenter. Je ne racontais presque rien de mes destinations. J’étalais des fonds de pensées, radotant un peu mon goût pour la route, ou même des fois des souvenirs d’enfance qui n’avaient rien à voir avec le voyage. Je passais définitivement trop de temps seule. Un jour, Le Figaro a relayé un de mes articles. La semaine suivante, cinquante mille personnes lisaient L’Aventurière Fauchée… Je me retrouvai bientôt dans des portraits croisés avec Bertrand Piccard ou Sarah Marquis, passant de glandeuse moyenne à bureau d’informations, voire pire, influenceuse !
Alors que je traversais l’Atlantique comme équipière d’un voilier hors de prix, des tas de gens m’écrivaient pour me demander conseil, pour me féliciter, certains proposaient de me rejoindre ou d’acheter des photos de mes pieds pour financer mes futurs voyages. Arrivée à la Barbade, je découvrais des centaines de mails désespérés d’inconnus qui me demandaient comment supporter la vie. D’autres me qualifiaient de parasite, de pute. Et alors que la toile se déchaînait sur mon cul mes seins ma bouche, j’avais seulement peur que mon père tombe là-dessus.
Normalement, c’est moi qui l’appelais, mais un jour ce fut lui, je l’entendais s’essouffler, ça voulait dire qu’il sautillait sur son canapé, il criait mon surnom :
— Zizi, Zizi, Zizi!!!
— Oui ?
— Salut, la petite. salope ? Euh… la petite Sarah !
À des milliers de kilomètres je devinais son immense sourire. Alors on avait ri, et tout ça n’avait plus aucune importance. Mon père collectionnait les coupures de presse me concernant -il ne se fichait pas de moi, il y en avait plein que je n’avais pas vues -et les faisait plastifier par le voisin.
C’est là que des éditeurs ont commencé à me contacter pour me faire publier un truc chez eux. Évidemment, le pou a sauté sur l’occasion ! J’ai toujours eu des facilités pour écrire. J’ai été une élève tout à fait médiocre partout, sauf en français. Au collège, pour qu’on arrête de m’emmerder, je lisais les livres des classes supérieures et rédigeais leurs devoirs. Souvent des explications de texte ou des exercices de synthétisation.. Pas mal d’auteurs classiques, mais aussi des contemporains. Un jour j’ai travaillé sur L’Amour dure trois ans, de Beigbeder. Dix ans plus tard, quand celui-ci ferait une critique élogieuse de mon premier livre dans un journal, tout ce passé remonterait dans ma gorge.
Deux mois avant l’achat de Dune, et seulement un an après le premier article posté sur L’Aventurière Fauchée, mon livre était publié : Petite. Pour la première fois de ma vie, j’avais de l’argent. J’étais de retour à Épalinges. J’avais vingt-trois ans et tous mes rêves s’étaient réalisés. Coup de bol ou manque d’ambition… Spotify > Bibliothèque > Jacques Brel : « Mon père était un chercheur d’or | L’ennui c’est qu’il en a trouvé. » J’étais dans le creux de la vague, comme on dit quand on s’apprête à acheter un bateau sans savoir naviguer.
Enfin, une semaine après l’appel de Nico, je signai un acte de vente et m’installai toute seule sur Dune, dans un trou maudit à l’embouchure du Rhône.
2
Ô Port-Saint-Louis-du-Rhône ! Comme j’aimais cet endroit. Sans doute parce que c’est difficile de l’aimer vraiment. Il faisait vibrer ma corde la plus sensible, toute gyslerienne : mon adoration des éclopés. Quel train fantôme ! Partout on croisait des enseignes effacées, les larges voies ferrées ne menaient plus nulle part, restaient les marécages et autres « marais salants », les flamants roses, les moustiques, le mistral. C’était comme dans les westerns, des bouts de buissons virevoltaient dans les rues.
La commune était séparée en deux parties : le village, où les Saint-Louisiens vivaient, allaient à l’école, se faisaient couper les cheveux, achetaient du tabac et mouraient ; et plus loin, les chantiers navals. Pour se rendre du village aux chantiers, il suffisait de passer le pont levant et de marcher deux kilomètres le long du canal bordé de pêcheurs à la ligne, avec leurs galures de pêcheurs à la ligne et leurs gilets multi-poches, leurs chaises de camping, les glacières de pêcheurs à la ligne pleines de bières pour le début de journée, de bouteilles de Ricard pour un peu plus tard. Croiser le petit monsieur qui se promenait partout avec un bidon autour du cou, je crois qu’il capturait des crabes, continuer en direction du vieux hippie qui crache, puis prendre à gauche pour passer le portail de la Navy Service, le plus grand port à sec d’Europe, l’un des moins chers aussi.
Jamais je n’ai vu un autre endroit à ce point rempli de rêveurs, d’où seuls une poignée de navigateurs partiront un jour, sous les acclamations d’une centaine d’autres qui préparent leurs bateaux depuis que l’océan existe. Des marins tannés et rugueux, d’une tendresse trouble, les yeux toujours très clairs. Casquettes marine, vareuses de pêche… Ils éructaient des « tu verras, l’année prochaine. » sur la terrasse du yacht-club le jeudi soir – instant béni où les consommations étaient à moitié prix -, ou pontifiaient sur la désuétude des safrans sur ailerons (à raison, d’ailleurs), mais plus personne ne les écoutait à force de les entendre. Indéboulonnables ! Spotify > Bibliothèque > Alain Souchon : « Le bleu qu’on met dans la vodka | Ça nous rappelle | Tous les “j’aurais dû”, “Y avait qu’à” | La Rochelle. » Si j’y retourne demain, c’est sûr qu’ils y seront encore.
À deux kilomètres de la Navy Service, il y avait le port Napoléon, avec ses yachts à millions. La seule chose que j’ai connue là-bas ce sont les poubelles Avec mes voisins de rangée, on partait en équipe la nuit pour y récupérer du matériel, des bouts, des voiles pas trop foutues, des appareils de navigation les soirs de chance. J’avais toujours pensé que je n’étais pas faite pour vivre en bande, trop solitaire, trop égoïste. Pourtant je n’ai jamais passé une soirée seule sur Dune. Question de casting.
Mes voisins directs étaient un groupe de huit gars, tous très beaux, je me souviens du matin où ils ont mélangé du LSD à leur café pour voir lequel parviendrait à planter un clou. Quel cagnard ce jour-là ! Je me souviens aussi des Polonais qui avaient trouvé un sanglier mort sur le bas-côté de la route, « est-ce que quelqu’un sait dépecer un sanglier ? ». Le Suédois s’était ramené avec ses couteaux de boucher, il avait accroché la bête à l’étrave de son bateau. On avait mangé du rôti durant dix jours, avec du raki pour faire passer et des pommes de terre enveloppées dans du papier d’alu. Et Boris, le type du baby-foot, il ressemblait à Winston Churchill fâché. Il apportait ses propres balles et ne jouait pas sans ses mitaines blanches, jamais je ne l’ai vu prendre un but. Sa cloison nasale était déviée depuis longtemps. Il y avait aussi le gitan avec sa balle logée dans la cheville (il s’était fait tirer dessus), il m’avait offert une boîte à outils Dexter, « tombée du camion », disait-il avec son accent de l’Est, je l’ai conservée toutes ces années. Personne n’a le droit d’y toucher. Le seul vestige qu’il me reste de Dune. La première fois que j’ai conduit une voiture, c’était celle de ce type. Je n’avais pas encore le permis mais ça n’avait pas d’importance, le sien avait sauté depuis longtemps. J’ai oublié son prénom, j’ai un peu honte.
Il y avait un cinéma tout de même, à Port-Saint-Louis. Dans le centre. J’ignore qui en gérait la programmation, au mieux hétéroclite, au pire irrationnelle… C’est là-bas que j’ai vu mon premier Bergman. Par erreur. J’y avais traîné mon amant d’alors, un marin archi-fan de Brigitte Fontaine dont la vie belle consistait, tout comme la mienne, à attendre la livraison d’une pièce rarissime pour un moteur en déroute. J’ai toujours l’image de ce bourgeois aux yeux tristes (un Dijonnais), déclamant la « tirade de Camille » sur l’estrade de ce grand cinéma vide, tout en déplorant que je ne sois pas plus « Isabelle Huppert ». Nous attendions que le vieux projectionniste lance Cris et chuchotements : nonante minutes d’un film lent et très rouge, où une triplette de sœurs passives-agressives se paraient pour la mort de l’une d’elles. Je n’ai pas bien compris l’histoire, seulement la différence entre Ingmar et Ingrid Bergman. Le lendemain ils projetaient L’’Âge de glace.
Les premiers mois, Dune et moi on a vécu à la Navy Service. Automne et hiver 2018. Le grincement des gréements, les douches en claquettes dans les sanitaires communs, trois kilomètres à pied jusqu’à l’Intermarché, le froid qui s’insinue pour ne plus vous lâcher. Chaque jour j’aménageais Dune un peu plus. Je lui avais construit une bibliothèque sur toute la paroi de la couchette avant, enrichie grâce à d’innombrables allers-retours entre Port Saint-Louis-du-Rhône et Gibert Jeune Paris, en auto-stop, ou en TGV quand j’avais de la promotion à faire pour Petite. Je rentrais avec les cabas de chez Gibert cisaillant mes épaules : des Steve Toltz, Cookie Mueller, Palahniuk et autres cours des Glénans. C’est à cette période que je passai mon permis hauturier, étonnamment sans difficulté.
Souvent je faisais un crochet en Suisse pour retrouver mon lit, les raclettes, mon père. Mon frère traînait là, ma sœur traînait là… Tous ensemble, on regardait l’émission de la brocante en mangeant des bonbons. j’ignore encore pourquoi ça ne m’a jamais suffi.
3
Au printemps, ce fut la grande mise à l’eau de Dune. Je courais pour ameuter tout le port, fière comme Artaban : c’était mon tour ! Je n’avais plus d’allure avec mes croûtes de peinture sur le visage, une sorte d’unique dreadlock qui rassemblait mes cheveux, mes pieds nus et sales. Mais dans mon esprit j’égalais au moins Tabarly au départ de l’Ostar, saluant une foule en délire sous un soleil radieux, convaincue de rapporter bientôt la coupe à la maison ! Ne me demandez pas quelle coupe, il s’agissait de quitter le port à sec pour m’amarrer un mille et demi plus loin, à celui de plaisance.
Deux copains étaient venus de Suisse pour m’aider, on avait fini de peindre la coque tard dans la nuit, la veille du « départ », à la lueur d’un vieux projecteur qui traînait là. Marion aussi m’avait rejointe. Marion Gervais, la réalisatrice… Elle avait décidé de faire un documentaire sur Dune et moi et tenait à filmer la mise à l’eau. Elle était venue depuis la Bretagne avec son camion enchanté, c’est mon éditrice qui nous avait mises en contact quelques mois plus tôt. Ah, Marion. Une ancienne punk dopée au thé vert qui ne jurait que par la Beat Generation !
Vers quinze heures, les grutiers avaient sanglé Dune, puis celui-ci avait glissé dans l’eau. J’étais au comble. De toutes mes forces je frappai la bouteille de champagne contre mon bateau ! Jamais je n’ai réussi à la briser. Je m’apprêtais à l’ouvrir pour la partager avec Lucas et Arthur, mes compatriotes hilares, quand un des grutiers me demanda de libérer la darse : un catamaran allait faire son entrée. Je retournai dans le cockpit pour démarrer le moteur. Marion filmait tout ça depuis le ponton.
L’ancien propriétaire m’avait montré les commandes lors de la « navigation test », neuf mois plus tôt. Je me souviens de cette journée, on avait navigué de Port-SaintLouis à Marseille et je n’avais vomi que deux fois. C’est en passant les feux du Grand Port que j’avais décidé d’acheter Dune.
Cet après-midi-là, à PSL (c’est comme ça que j’appelais Port-Saint-Louis souvent), j’appuyais sur tous les boutons mais rien ne s’allumait..… Bon sang, je venais de passer le temps d’une grossesse à rendre Dune joli pour sa mise à l’eau — à poncer des penderies ! —, pas une fois je n’avais ouvert le manuel du moteur. Lucas et Arthur n’y connaissaient rien non plus. En tirant sur les amarres, je traînai Dune hors du passage en me demandant où Dieu avait voulu en venir en créant une fille comme moi. »
À propos de l’autrice
Sarah Gysler© Photo Lan Divorne
Sarah Gysler est une écrivaine et aventurière suisse. Née en 1994, elle a commencé à voyager seule et sans argent à l’âge de 19 ans. Après son premier roman, Petite qui a rencontré un très joli succès, elle nous embarque dans un nouveau roman poignant et haut en couleur : Emmenez-moi. (Source : Éditions des Équateurs)
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