Kolkhoze

En lice pour le Prix Goncourt 2025
En lice pour le Prix Medicis 2025

En deux mots
Dans cette saga qui mêle destins personnels et bouleversements historiques, Emmanuel Carrère rend d’abord hommage à sa mère, l’historienne Hélène Carrère d’Encausse, avant de retracer quatre générations de son histoire familiale, de la révolution russe à la guerre en Ukraine. Mêlant recherche généalogique et souvenirs d’enfance, reportage et témoignages, il nous offre un roman d’une formidable richesse.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Maman, papa, la famille et l’Histoire

Avec Kolkhoze, Emmanuel Carrère ne se contente pas de dérouler une saga familiale. Il s’avance au cœur de ce qui le fonde – l’identité, l’exil, l’intégration – et au centre d’un siècle européen traversé de convulsions, de la Révolution russe à la guerre en Ukraine. L’ombre portée de sa mère, Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuelle de l’Académie française et grande spécialiste de la Russie, domine ce récit où l’intime se mêle à l’Histoire.

Dès les premières pages, la scène est saisissante : l’hommage national rendu aux Invalides, la musique de Tchaïkovski, les uniformes, les épaulettes, et Emmanuel Macron saluant la défunte : « Dans le sang de notre mère coulaient tous les fleuves d’Europe, entre la Volga et le Rhin » . Le fils regarde, observe, médite : « Je suis le visage de ma mère qui se détourne sans appel. Je suis la détresse sans fond de mon père » . Tout est dit : amour, blessure, filiation.
Le livre s’ouvre sur l’évocation de cette mère « apatride devenue incarnation de la République française » et déploie ensuite, comme autant de poupées russes, les destins d’ancêtres russes et géorgiens : aristocrates ruinés par 1917, démocrates mencheviks contraints à l’exil, intellectuels géorgiens qui traduisent George Sand dans un Paris d’après-guerre. On passe de Georges, le grand-père maternel, à Nathalie, la grand-mère, puis à l’oncle Nicolas avant de bifurquer vers le côté paternel, le tout étayé par les recherches généalogiques menées par Louis, le père de l’auteur.
La grande Histoire sert ici de toile de fond aux récits familiaux – « un roman russe, un roman français, un roman ukrainien, un roman du deuil » comme l’écrit Vincent Jaury dans Transfuge .
De la Révolution russe à la guerre en Ukraine, en passant par la Seconde guerre mondiale, les destins personnels s’entremêlent aux convulsions du siècle. Les aristocrates russes déchus de 1917 côtoient les démocrates géorgiens contraints à l’exil.
C’est du reste durant la Seconde guerre mondiale qu’Hélène quitte Bordeaux – où son père a été assassiné en 1944 – pour s’installer à Paris. Avec Louis, sont fiancé qui va faire toute sa carrière dans les assurances, elle tente d’intégrer la vie intellectuelle, mais aussi de profiter du réseau des émigrés venus de Russie et de Géorgie. Deux mondes qui se rejoignent : l’idéal français et le rêve de l’aristocratie russe. Hélène est d’abord professeur d’histoire à l’université, puis à l’Institut d’études politiques de Paris. Une ascension qui va se poursuivre jusqu’à la consécration avec l’entrée à l’Académie française et la nomination en tant que secrétaire perpétuelle.
Au moment où la guerre en Ukraine se poursuit, l’auteur ne fait pas l’impasse sur les positions de sa mère, qu’il avait déjà esquissées dans Un roman russe et l’avaient brouillé avec elle. Mais il mesure aussi combien il est difficile d’appréhender avec justesse cet Empire. La conviction d’Hélène Carrère d’Encausse était que Poutine pouvait être brutal, mais rationnel, et qu’il ne commettrait jamais un tel « acte de folie ». Creusant le sillon maternel, il tente lui aussi de déchiffrer la vraie Russie, comme quand il se trouve à Moscou le jour du déclenchement du conflit ukrainien et décide de rester sur place pour rendre compte de l’état d’esprit de la population. Ces pages sur l’actualité brûlante donnent au livre une dimension d’urgence et de témoignage. On y ajoutera les reportages au cœur de la Russie et l’exploration de la littérature russe, de Tolstoï à Dostoïevski, en passant par Tourgueniev.
Mais il faudrait aussi parler de Salomé, qui incarne une alternative aux récits centrés sur la Russie de sa mère. La présidente de la Géorgie, cousine d’Emmanuel, défend avec véhémence une orientation pro-européenne et incarne tout à la fois la résistance contre la Russie et l’attitude pro-russe de sa mère qui, une fois de plus, ne « comprend pas ».
Mais l’apaisement, sinon le pardon, viendra avec l’ultime combat. Quand les enfants, Emmanuel, Nathalie et Marina accompagnent les derniers jours de leur mère dans un centre de soins palliatifs. Alors l’émotion atteint son comble. « Elle comptait sur moi à l’heure de sa mort ». La littérature atteint alors son sommet : écrire pour survivre, mais aussi pour offrir à ses parents un tombeau.
On referme le livre bouleversé. « Je suis le visage de ma mère… Je suis la détresse sans fond de mon père ». Derrière la rigueur de l’historienne et le silence du mari, il trouve la vérité de sa propre écriture, à la fois acteur, témoin et héritier de cette famille.
Si le roman brouille délibérément les frontières entre récit autobiographique, chronique familiale, historiographie et philosophie politique, il plonge profondément dans la dimension horizontale et verticale des relations humaines en liant indissociablement les ancêtres, les destins personnels et le quotidien de l’auteur au sein de sa propre famille dans une mise à nu sans tabou.
Je me joins par conséquent aux critiques qui parlent d’ « un conteur virtuose au sommet de son art » qui réussit là son plus beau livre, celui où l’amour filial transcende enfin les blessures et les incompréhensions.

Kolkhoze
Emmanuel Carrère
Éditions P.O.L
Roman
560 p., 24 €
EAN 9782818061985
Paru le 4/09/2025

Version audio

Kolkhoze

Kolkhoze lu par Lu par Denis Podalydès

Où ?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque également la Russie, la Géorgie et l’Ukraine ainsi que de nombreux voyages en France, notamment dans le Sud-Ouest, et à l’étranger.

Quand ?
L’action se déroule du XIXe siècle à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Au lendemain de la Deuxième guerre mondiale, un jeune bourgeois bordelais rencontre une jeune fille pauvre, apatride, fille d’une aristocrate germano-russe ruinée et d’un Géorgien bipolaire, disparu et certainement fusillé à la Libération. Il devine, en l’épousant, qu’il s’engage dans tout autre chose que l’union paisible avec la jeune bourgeoise bordelaise à laquelle il était promis. Mais il n’imagine pas à quel point, ni quel destin romanesque et quelle somme d’épreuves l’attendent au cours des soixante-et-onze ans de son mariage avec Hélène Zourabichvili, qui deviendra sous son nom à lui, Carrère d’Encausse, spécialiste internationalement reconnue de la Russie (mais aussi de l’épizootie du mouton en Ouzbékistan), familière du Kremlin et de ses maîtres successifs, secrétaire perpétuelle de l’Académie française, ni qu’avant de mourir lui-même – « 147 jours après elle et, à mon avis, de chagrin », écrit Emmanuel Carrère – il assistera, dans la cour des Invalides, à ses funérailles nationales.
Kolkhoze est le roman vrai d’une famille sur quatre générations, qui couvre plus d’un siècle d’histoire, russe et française, jusqu’à la guerre en Ukraine. Emmanuel Carrère s’en empare personnellement, avec un art consommé de la narration qui parvient à faire de leur histoire notre histoire. Tout en plongeant dans les archives de son père, passionné par la généalogie familiale. On traverse la révolution bolchévique, l’exil en Europe des Russes blancs, deux guerres mondiales, l’effondrement du bloc soviétique, la Russie impériale de Poutine et ses guerres, tout en pénétrant dans une saga familiale à la fois follement romanesque, tragique, aux destins prestigieux ou plus modestes, parfois sombres et tourmentés. Ce grand récit familial et historique, qui mêle souvenirs poignants, rebondissements, secrets de famille, anecdotes inattendues et géopolitique, est aussi un texte intime sur la vie et la mort des siens, et sur l’amour filial. Jusqu’à cet aveu : « Vient un moment, toujours, où on ne sait plus qui on a devant soi – et je ne le sais pas moi-même. Ou plutôt si, je le sais, je le sais très bien : je suis le visage de ma mère qui se détourne sans appel, je suis la détresse sans fond de mon père. »

Les critiques
Babelio
France info Culture (Edwige Audibert)
Benzine mag (Benoît Richard)
France Culture (Les midis de culture)
Le Pèlerin (Muriel Fauriat)
Philosophie magazine (Michel Eltchaninoff)
Actualitté (Galien Sarde)
Entrevue (Alice Leroy)
Atlantico (Annick Geille)
RTS (Quartier livre)
Le Devoir (Christian Desmeules)
Blog Sylire
Blog Vagabondage autour de soi
Blog Baz’Art


Emmanuel Carrère présente « Kolkhoze » © Production Librairie Mollat
Emmanuel Carrère s’entretient avec Nathalie Crom à propos de « Kolkhoze » © Production Maison de la poésie

Les premières pages du livre
« 1. L’Hommage de la nation
Les corps constitués
Le 3 octobre 2023, cinquante-trois jours après sa mort, un hommage national est rendu à notre mère dans la cour d’honneur des Invalides. Drapeaux, uniformes, épaulettes, décorations. L’orchestre de la Garde républicaine joue, très bien, l’adagio de la symphonie Jupiter et, pour la touche russe, la Sérénade de Tchaïkovski. Nous sommes quelque deux cents personnes à patienter dans un carré de chaises en plastique blanc, délimité par des cordons rouges, au fond de l’immense cour pavée : famille, invités de la famille, académiciens, ministres, représentants des trois armées – terre, air, mer – et des corps constitués – soit les plus hautes institutions de la République. Pendant une heure, le soleil nous chauffe agréablement. Puis il disparaît derrière le toit, et il fait tout d’un coup très froid. On regrette de ne pas s’être mieux couvert. Notre père, assis dans un fauteuil roulant, est enveloppé dans un plaid. Je ne sais pas ce qu’il comprend, exactement, de ce qui se déroule. Par moments il semble oublier qu’il est veuf. À d’autres, cela se rappelle à lui et il pleure sans bruit, puis retourne à son absence. Cet après-midi, c’est une longue plage de lucidité qui lui est imposée, mais il a depuis longtemps, avec notre mère, l’habitude du protocole, des solennités, des défilés du 14 Juillet dans la loge présidentielle : il n’est pas tellement dépaysé. Ceux qui viennent le saluer, il leur sourit, égaré mais affable. Roulements de tambour. Un détachement de douze gardes républicains fait son entrée par la gauche. Les deux premiers portent une photo, deux fois plus grande que nature, de la défunte en costume d’académicienne. Les trois derniers, sur des coussins rouges, son épée, son bicorne et ses insignes de grand-croix de la Légion d’honneur. On dispose la photo géante sur un chevalet, au milieu de la cour. Je me demande ce qu’on en fera après. Je me demande ce qu’on en a fait. On attend encore. Arrive, enfin, Emmanuel Macron. Seul, par la droite, vêtu d’un petit manteau cintré dans lequel il me semble que j’aurais très froid mais lui n’a jamais froid ni chaud, j’ai pu observer sa thermorégulation, très particulière, quand j’ai fait un portrait de lui pour le Guardian, au début de son premier mandat. Je l’avais suivi à Saint-Martin, territoire d’outre-mer que venait de dévaster un cyclone. Il faisait si chaud et humide qu’à peine descendus de l’avion nous étions tous ruisselants de sueur, des auréoles jusqu’à la ceinture. Tous, sauf Macron. Nous ne l’avons pas quitté huit heures durant, à aucun moment il n’a pu s’éclipser pour changer de chemise et à la fin de la journée, alors que nous étions à tordre, lui était aussi frais qu’au début. C’était la première phrase de mon reportage : «Cet homme ne transpire pas», et ma mère, quand je le lui ai raconté, l’a porté à son crédit : un homme bien élevé, ça ne transpire pas. Bien entendu, quelqu’un a écrit son discours à Macron – une plume, comme on dit, mais la plume est habile et il est possible que lui-même ajoute à son texte des touches personnelles. Il dit que dans le sang de notre mère coulaient tous les fleuves d’Europe, entre la Volga et le Rhin, qu’il y avait parmi ses ancêtres des princes russes et des barons baltes, un général prussien, la traductrice de George Sand en géorgien, une demoiselle d’honneur de la dernière impératrice et au moins un régicide. Que les uns vivaient en Toscane dans une résidence d’été des Médicis, que les autres promenaient des loups dans les salons de Saint-Pétersbourg et qu’après avoir tant possédé ces gens ont tout perdu dans la tourmente de 1917. Il décrit le monde miséreux et superbe de l’émigration russe, les grands-ducs devenus chauffeurs de taxi, les princesses qui gagnaient leur vie en faisant du repassage à domicile, et la petite fille si fière qui avait honte à chaque rentrée scolaire quand elle devait épeler son nom : Zourabichvili. «Vraiment, soupiraient les professeurs, un nom à coucher dehors.» Assez audacieusement, il ne fait l’impasse ni sur son père collaborateur, disparu à la libération de Bordeaux quand elle avait quinze ans, ni sur son fils, moi, qui ai révélé cette vieille histoire dans un livre qui l’a fait souffrir. Légende dorée : notre mère était apatride, le jour où elle est devenue française elle aurait voulu, à la mairie, chanter La Marseillaise, réciter la Constitution, prêter serment sur le drapeau, elle a été déçue qu’on ne lui demande rien de tel. On saute vingt ans, trente ans, la jeune fille devient spécialiste de l’Union soviétique, «ce colosse dont elle a été une des premières à faire voir les pieds d’argile», et c’est la reconnaissance, la gloire, l’élection à l’Académie française. D’une voix douce, enjôleuse, avec des silences savamment placés, Macron la décrit s’avançant sous la Coupole, saluant à la ronde, «et soudain, un instant, ralentissant, pour une fraction de seconde, l’espace d’un vertige. Ce jour-là, en s’asseyant dans le fauteuil de Corneille et de Victor Hugo, l’enfant d’émigrés pauvres qui a appris le français à cinq ans est devenue l’incarnation de la République française et de sa langue, qu’elle a servies jusqu’au dernier moment.» Pour finir, une anecdote dont je ne sais pas qui l’a racontée à la plume, mais il est difficile d’imaginer une meilleure chute. Les derniers mois de sa vie, notre mère pressait le rythme pour mener à bon port la neuvième édition du dictionnaire de l’Académie. Le 6 juillet, un mois exactement avant sa mort, elle a présidé la séance où on a défini le dernier mot de la langue française : zygomatique. «Après zygomatique, conclut Macron, on peut mourir en paix. Et maintenant c’est à vous, vous la petite-fille des steppes et la mère de la Coupole, l’apatride et la matriarche, l’orpheline et la tsarine, que la France endeuillée présente une dernière fois ses hommages. Vive la République ! Vive la France !»

La veille de la cérémonie aux Invalides, mes sœurs et moi avons rendu les clés de l’immense appartement de fonction, quai Conti, où nos parents vivaient depuis que notre mère, jusqu’alors simple membre de l’Académie, en était devenue la secrétaire perpétuelle. Une partie des meubles a trouvé place dans l’appartement, de dimensions plus raisonnables, que nos parents avaient acheté en prévision du jour où ils quitteraient l’Académie et où notre père, finalement, habitera seul. Ma participation à ce considérable déménagement a surtout consisté à trier des livres et des archives dans les bureaux de nos parents. Avec ses bibliothèques dont une échelle en bois verni permet d’atteindre les derniers rayonnages, ses presse-papiers de bronze, ses sous-main de cuir fauve, ses photos encadrées où on la voit en compagnie des papes Jean-Paul II et Benoît XVI, de Chirac, de Sarkozy, de Simone Veil, de Claude Lévi-Strauss et de Vladimir Poutine, celui de ma mère est si solennel que j’imaginerais mal d’y travailler mais elle le faisait tous les jours, vaquant à la fois aux nombreuses tâches qu’impliquaient ses fonctions et, tôt le matin, écrivant trois heures de suite des livres que je l’admire d’avoir continué à écrire jusqu’au bout – alors que rien ne l’y obligeait et qu’ils n’ajoutaient pas grand-chose à sa gloire. Elle tenait à cette discipline, comme à prendre des douches froides (elle prétendait même prendre, comme Ernst Jünger, des bains froids) ou à apprendre l’allemand à quatre-vingt-dix ans. Je triais, je jetais, j’empilais – les piles les plus hautes étant, comme toujours quand on range, ce sur quoi on repousse le moment de statuer. Je restais tard, après le départ de mes sœurs, dans l’appartement déserté. Je regardais par les hautes fenêtres couler la Seine sous le pont des Arts, et le flot des voitures sur le quai. L’heure venue, j’allumais la télévision pour suivre l’émission quotidienne consacrée par la chaîne d’information LCI à la guerre en Ukraine. Jamais je ne m’étais intéressé d’aussi près à un pan de l’actualité, jamais je n’avais regardé tant de vidéos en boucle, écouté tant d’experts. Ma mère avait été le plus célèbre de ces experts. ça ne l’avait pas empêchée, jusqu’à la veille de l’invasion, de répéter que Poutine était un homme brutal mais rationnel, soucieux de son propre intérêt, et qu’il ne ferait jamais, évidemment jamais, une chose aussi folle. On s’était moqué. Des journalistes avaient dénoncé son indulgence pour la Russie. Elle en avait été blessée. Mais, passé les quelques jours où elle avait vacillé comme un boxeur sonné, elle était remontée sur le ring et tirait un surcroît de compétence d’avoir reconnu son erreur : ce qu’elle n’avait pas prévu, qui aurait pu le prévoir ? Elle morte, la guerre continuait de plus belle et je m’y intéressais toujours autant, mais le temps semblait désormais bien lointain où, l’Ukraine tout entière s’étant dressée contre son envahisseur, l’Europe la soutenant sans faille et son armée de volontaires ayant repris Kharkiv et Kherson, certains – dont moi – pariaient sur quelque chose d’aussi énorme et invraisemblable que la défaite de la Russie. Hélas, en cet automne 2023 où je triais les papiers de ma mère, les sanctions n’avaient pas du tout mis l’économie russe à genoux, la guerre s’enlisait dans des tranchées boueuses et sanglantes qui rappelaient Verdun et le chef de l’armée ukrainienne reconnaissait froidement que la contre-offensive avait échoué et que les Russes avaient l’avantage. L’Empire, au lieu de se déliter, se renforçait. Quant à Vladimir Poutine il n’avait pas du tout l’air d’un homme qui se réveille la nuit, baigné de sueur, en se demandant pourquoi, pourquoi il a fait une telle folie, mais plutôt d’un homme qui attend tranquillement, avec un sourire matois, parce qu’il sait que le temps travaille pour lui.
En sortant du bureau de ma mère, on traversait un salon si vaste que mes enfants, mes neveux, mon petit-fils ont pendant vingt-trois ans joué au football sur sa moquette, puis une salle à manger ornée d’une quarantaine de tableaux de même format, carré, représentant des académiciens des XVIIe et XVIIIe siècles : les frères Pierre et Thomas Corneille, Racine, Buffon, que mon père était encore capable de nommer alors qu’il oubliait, par exemple, que je lui avais une demi-heure plus tôt présenté Charline en lui disant que nous allions nous marier. A chacune de mes visites, pour le stimuler, je lui demandais : «Et celui-là, qui c’est ?» Il n’hésitait jamais : «Fontenelle ! Champfleury !» De cette salle à manger, un très long couloir conduisait à la pièce sombre, tendue d’une toile de jute vert bouteille, qu’on appelait son bureau sans savoir très bien ce qu’il y faisait. Depuis le début du confinement et de son propre déclin, il s’y était tenu du matin au soir, devant un téléviseur qui diffusait en permanence des documentaires géographiques et des concerts classiques auxquels j’essayais de le faire réagir aussi, car il avait aimé et aimait encore la musique. Ensemble, nous cherchions à identifier les compositeurs et les interprètes, et quelquefois je lui faisais écouter sur mon téléphone un des morceaux qu’il jouait autrefois au piano. Le bureau de mon père s’est révélé beaucoup plus difficile à trier que celui de ma mère, son contenu beaucoup plus hétéroclite car il était, dans tous les sens du mot, extraordinairement conservateur. Il archivait tout : nos devoirs à l’école, les bougies de nos gâteaux d’anniversaire, des cartes postales envoyées de classes de neige, des programmes de concert, des plans de table, des tickets de cinéma, des cartes de fidélité de magasins fermés depuis quarante ans et, dans un coffret de bois sculpté auquel il tenait beaucoup car il lui avait été offert par le dernier bagnard en vie du bagne de Cayenne, une enveloppe contenant une feuille de fougère séchée, «cueillie à Hergas le 11 avril 1976». Accroupi sur la moquette, j’ai passé une minute songeuse à me demander où c’était, Hergas – vérification faite, dans les Pyrénées – et ce qu’il pouvait y faire le 11 avril 1976, puis continué à vider les tiroirs apparemment sans fond d’un secrétaire qui lui venait de sa mère, un des meubles les plus massifs et les plus laids auxquels j’ai eu affaire de ma vie. Ce qui m’intéressait le plus dans ce bazar, c’étaient les cartons de lettres et les albums de photos, surtout celles des années cinquante et soixante, qui racontent notre enfance et leur jeunesse à tous les deux. »

Extraits
« Ce qui s’est joué dans nos relations enfantines avec nos parents, nous passons notre vie à le rejouer avec nos objets ultérieurs d’attachement. […] La vie avec moi, ce sont les montagnes russes et les sables mouvants. Vient un moment toujours où on ne sait plus qui on a devant soi. Et je ne le sais pas moi-même, ou plutôt si je le sais, je le sais très bien, je suis le visage de ma mère qui se détourne sans appel. Je suis la détresse sans fond de mon père. »

« Beaucoup plus tard, en 1988, ma mère a publié un gros livre, Le Malheur russe [Fayard], qui est une histoire de l’assassinat politique en Russie depuis le premier tsar, Vladimir, jusqu’à Staline. En relisant ce livre (ou en le lisant, je ne suis pas très sûr), deux choses m’ont laissé songeur. La première, c’est qu’elle consacre tout un chapitre à l’assassinat de Paul Ier sans dire un mot de ce que vous venez de lire. C’est d’autant plus surprenant qu’elle prenait, dans la vie, le plus vif plaisir à l’évoquer. Mais il aurait fallu raconter ce souvenir à la première personne – qui était pour elle le début de l’avachissement. Ma mère a toujours trouvé le “je” haïssable – et l’usage que j’en ai fait par la suite n’a, c’est le moins qu’on puisse dire, rien arrangé. Elle en tenait pour la troisième personne, objective et académique, qui était le dogme absolu des Sciences Po (…). Tout de même, je trouve que dans ce cas précis ma mère aurait pu faire une petite entorse à ses principes. Elle aurait pu s’en tirer sans recourir à la première personne : une note en bas de page aurait suffi. Trois lignes malicieuses. Elle n’avait qu’à écrire, comme le faisait mon père dans ses récits généalogiques, “l’auteur de ces lignes” (pas “l’autrice”, évidemment : la tête sur le billot, ma mère n’aurait jamais écrit “l’autrice”). “L’auteur de ces lignes, descendant du comte Panine, a longtemps célébré l’anniversaire du régicide avec les descendants du comte Bennigsen et du prince Obolensky…” : ce clin d’œil aurait amusé le lecteur et, sans nuire au sérieux de l’ouvrage, offert aux journalistes un angle d’attaque idéal. Pourtant, elle se l’est interdit. Peut-être qu’elle ne se l’est même pas interdit : qu’elle n’y a pas pensé. Ce qui ne l’empêchait pas de se livrer, à son insu. » p. 229

« Je regrette de lui avoir infligé ce supplice, qui trahit deux choses aussi poignantes l’une que l’autre : à presque quatre-vingts ans, son amour pour son père ne tolérait aucune rivalité – il était à elle, à personne d’autre –, et elle était encore la très jeune fille au nom à coucher dehors qui redoutait, au lycée, d’être traitée de fille de collabo. Cette vérité sur son père, c’était l’épée de Damoclès suspendue au-dessus d’elle depuis son adolescence, elle allait après plus de cinquante ans lui tomber dessus, et le pire de tout était que le fil qui la retenait soit coupé par son fils. »

« Autrefois, en des temps qui nous sont devenus presque incompréhensibles, on disait que chacun, se présentant à la porte du paradis, devait montrer à saint Pierre ce qui le rendait digne d’y entrer. On disait : voilà, j’ai été une petite boule de secrets, de laideurs, de remords et de regrets, comme tout le monde. Je n’ai pas assez aimé, ou tellement mal. Mais n’oublie pas, saint Pierre, que j’ai été cela aussi. Que j’ai à un moment eu ce visage candide qui mérite que tu me sauves. Et cela, pour ma mère, cela qui la sauvait et à quoi elle devait s’accrocher quand l’angoisse l’étreignait, au cœur de la nuit, dans l’absurde et héroïque petit lit rose, je pense que c’est de nous avoir tenus dans ses bras, mes sœurs et moi, quand nous étions de tout petits enfants, et de nous avoir aimés d’un amour si confiant et si grand, plus grand que tout. » p. 512

À propos de l’auteur

Emmanuel Carrère © Photo Francesca Mantovani

Emmanuel Carrère est né le 9 décembre 1957 à Paris. Il est écrivain, scénariste et réalisateur. Fils de l’historienne Hélène Carrère d’Encausse, il publie ses premiers romans dans les années 1980 (L’Amie du jaguar, La Moustache) avant de s’imposer avec des œuvres où se mêlent récit personnel, enquête et fiction. On lui doit notamment L’Adversaire (2000), consacré à l’affaire Romand, Un roman russe (2007), D’autres vies que la mienne (2009), Limonov (2011) ou encore Yoga (2020). Ses livres, traduits dans de nombreuses langues, en font l’un des écrivains français les plus lus de sa génération. Lauréat du prix Renaudot et du prix Femina étranger, il a également travaillé pour le cinéma et la télévision, adaptant ses propres récits ou collaborant comme scénariste. Avec Kolkhoze (2025), il livre une fresque familiale et historique qui s’inscrit dans la continuité d’une œuvre où le réel et l’intime se confondent.

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