Ma note Ma chronique Partons du principe que si vous lisez cette chronique, c’est que vous vous intéressez à la littérature et sans doute aussi à Lydie Salvayre. Vous faites bien. Pour vous le prouver, je vous propose de procéder par étapes. Commençons par le plus facile, convaincre les passionnés. Pour cela, il suffit de se reporter page 118 de ce roman et de proclamer haut et fort que nous partageons le même bonheur pour la lecture: « Je ne lis pas calmement, posément, rêveusement. Je lis en sauvage, en affamée, en ogresse. Je lis fougueusement. Et cette fougue, avec le temps, ne cesse de croître. J’ai l’impression que les livres me font faire connaissance avec ma pomme, m’amènent à découvrir des choses dont le sens m’échappait, à réveiller des souvenirs, des pensées restées confuses et qui soudain trouvent leur sens. J’ai l’impression qu’ils me charpentent et m’élargissent en m’ouvrant à de nouvelles manières de voir, de parler, de penser. À d’autres manières de vivre. Qu’ils transforment le monde à mes yeux et qu’ils me transforment aux yeux du monde. J’ai l’impression que les émotions, les images et les pensées qu’ils font naître en moi ne sont pas moins vives que si je les avais réellement vécues et suppléent superbement à la trivialité du réel, à sa banalité, sa laideur, sa menace. » Tout est dit, où presque. Car cet Autoportrait à l’encre noire n’est rien d’autre qu’une illustration des pouvoirs de la littérature. S’il va falloir décevoir les amateurs d’autobiographie linéaire et d’autofiction nombriliste, il va en revanche falloir se réjouir de l’humour et de l’autodérision d’une autrice parfaitement lucide sur l’exercice auquel elle se livre « J’ai vieilli. J’ai mochi. J’ai le cheveu rare, les chairs flasques, le visage las. Mais voilà que je commence par décrire les outrages du temps plutôt que d’attaquer classiquement ma biographie par le début, je veux dire par ma naissance et par mon nom tels qu’ils figurent sur mes papiers. » Oui, c’est comme à son habitude, en se fichant des conventions, que la fille d’exilés espagnols ayant fui le franquisme, va remonter le temps, dresser le portrait d’un père qu’elle ne va cesser de rejeter, de fuir, avant de se rendre compte d’où lui venait sa méchanceté, sa rage, sa colère. Un trait de caractère dont elle a hérité, mais qu’elle a su transformer en littérature : « à la différence de mon engendreur, j’ai des colères abstraites, des colères de ma pensée contre d’autres pensées, des colères spéculatives qui ne m’amènent jamais à vociférer, à taper du pied ou à frapper du poing sur la table, mais à griffonner des phrases-orties qui piquent et qui brûlent, des phrases-fouets qui cravachent la langue, des phrases-coups-de-poing qui cognent sans pitié, des phrases énervées qui piaffent et s’impatientent avant de se ruer à bride abattue sur. Après quoi, habituellement, je m’encolère de m’être ainsi encolérée. » Pour la douceur, voire la discrétion, il faudra se tourner du côté de la mère qui aura stoïquement supporté les excès de son mari. Dans l’hommage appuyé qu’elle lui rend, on sent la tendresse partagée. L’étape suivante pourrait consister à raconter les années d’émancipation, la chambre d’étudiante à Toulouse puis la carrière professionnelle au service de l’enfance maltraitée, les rencontres qui s’avèreront déterminantes, tout en oubliant les épisodes sentimentaux jusqu’à ce Bernard qui partage désormais la vie de Lydie et l’a suivie quand elle a décidé de quitter Paris pour s’installer à Nîmes, loin de ce microcosme auquel elle s’est toujours sentie étrangère, mais je préfère vous parler d’Albane, la voisine de Lydie, fan de new romance, et qui sous prétexte de venir réclamer un brin de persil s’enquiert de l’avancée du travail de la romancière, lui prodiguant ses conseils. L’occasion de revenir à la littérature, de débattre sans pouvoir convaincre. Mais aussi, avec fougue et style, de défendre une espèce menacée : « je continue à penser qu’il y a une bonne littérature qui est en train de crever et une littérature d’élevage, une littérature standardisée, qui se vend formidablement bien. Ce que je viens d’écrire a un petit côté sentencieux et exagérément pessimiste que je n’aime pas beaucoup. Mais je le maintiens. Est-ce pour mieux m’en convaincre ? Peut-être. » Ce qui est certain, c’est qu’en un peu plus de 200 pages, elle aura réussi son exercice de style, mais aussi réussi un formidable plaidoyer pour la lecture, le seul sport auquel elle s’adonne . « Je vis avec mes livres. Je pense avec mes livres. Je dors avec mes livres. Ils sont ma force et mon réconfort. Ils comblent mon besoin d’admirer, ils me fortifient, ils m’augmentent, ils me transforment, ils m’instruisent, ils m’égayent, ils m’enivrent, ils me multiplient, ils m’écorchent, ils m’allègent, ils m’enchantent, ils m’emportent, ils m’attendrissent, ils m’ensauvagent, ils m’enfièvrent, ils m’envolent, ils me musicalisent, ils me spiritualisent, ils m’infantilisent, ils m’animalisent, ils me végétalisent, ils m’encanaillent, ils m’arment, ils m’encolèrent, ils m’africanisent, ils me gitanisent, ils m’espagnolisent, ils me japonisent.., Je ne saurais vivre sans eux. Et je veux mourir avec eux. » Signalons la venue de Lydie Salvayre à Mulhouse le 14 octobre (à 20h) pour une Conférence-rencontre organisée par la librairie 47° Nord Autoportrait à l’encre noire Ce qu’en dit l’éditeur Les critiques Les premières pages du livre Perplexités Notes égotiques Extraits « Mais c’est tout le contraire, putain! La concision, la fulgurance, le tranchant, la dureté lapidaire, la vitesse voltairienne, l’art de la flèche, l’attaque frontale, incisive et abrupte, le coup de fouet qui cravache la phrase en éliminant les peaux mortes et tout ce qui s’étiole et meurt… exigent bien plus de talent que la prolixité poisseuse et les tours, détours, circonvolutions et boursouflures de tes romances aussi bavardes qu’interminables. Quand le comprendra-t-on putain ! « Aujourd’hui, je me demande: qu’ai-je hérité de lui, moi qui me sentais si peu sa fille ? « Grâce aux livres, je regarde de haut, désormais, mes camarades de classe qui jacassent sans fin à propos de conneries, mais ignorent l’ampleur des voluptés que procure la lecture. « Aujourd’hui encore, la lecture est le seul sport auquel je m’adonne. À propos de l’autrice Lydie Salvayre © Photo Joël Saget Née le 5 septembre 1948 à Autainville, Lydie Salvayre commence à écrire dans les années 1970, après avoir exercé comme psychiatre à Marseille. En 1997, son livre La Compagnie des spectres est récompensé du prix Novembre, puis élu Meilleur livre de l’année par Lire. En 2014, elle reçoit le prix Goncourt pour son roman Pas pleurer. En 2013, elle publie Sept femmes, série de portraits s’écrivaines, dont Emily Brontë. Son œuvre est traduite dans une vingtaine de langues. (Source : Éditions Robert Laffont) Page Wikipédia de l’autrice
★★★★ (j’ai adoré)« J’écris donc je suis »
Lydie Salvayre se dit que le temps est venu pour elle de regarder le chemin parcouru, de se lancer dans l’autobiographie. Mais avec le ton vif qu’on lui connaît et ce besoin de faire fi des conventions du genre, elle nous entraîne dans un formidable voyage au pays de l’écriture et des livres. C’est drôle, pertinent et impertinent.
Lydie Salvayre
Éditions Robert Laffont
Roman
224 p., 20 €
EAN 9782221279052
Paru le 4/09/2025
Un autoportrait clairvoyant, où la littérature paraît comme le seul pays qui compte. Sensibilité, générosité, drôlerie nourrissent le baromètre intérieur d’une de nos plus grandes romancières contemporaines.
J’écris parce que je ne sais pas parler. De cela, je suis sûre. Ou peut-être que Lydie Salvayre ne peut pas parler. Dans cet autoportrait qui joue avec le genre, elle interroge son goût de la solitude et les racines de son allergie aux codes sociaux. Sensibilité, générosité, drôlerie nourrissent le baromètre intérieur d’une de nos plus grandes romancières. Et derrière son humour canaille, elle dessine les paysages du seul pays qui compte à ses yeux, celui de la littérature.
Babelio
À Voir À Lire (Myriam Desvergnes)
Kimamori (Norbert Czarny)
Culture 31 (Sylvie Vaz)
Les Automnhalles (Marie-Ange Hoffmann)
« J’ai vieilli. J’ai mochi.
J’ai le cheveu rare, les chairs flasques, le visage las.
Mais voilà que je commence par décrire les outrages du temps plutôt que d’attaquer classiquement ma biographie par le début, je veux dire par ma naissance et par mon nom tels qu’ils figurent sur mes papiers.
Nom : Arjona. Peut-être d’origine arabe. Qui est aussi celui d’un village andalou proche de Jaén où mon père naquit.
Un patronyme que j’exècre, et que j’ai échangé, dès que je l’ai pu, avec celui du premier venu épousé : Salvayre.
Salvayre a fait l’affaire. Un nom bien français. Qui a mis sur-le-champ l’Espagne à la porte. Mais l’Espagne en moi s’est déplacée avec le temps et a trouvé d’autres refuges, dans l’écriture notamment, ce dont je parlerai le moment venu.
Prénoms : Lydie – Lidia en espagnol, qui signifie lutte – et Victoire parce que j’ai vu le jour en 1946. Un bel avenir en perspective si j’en crois un certain Tristram Shandy, lequel était persuadé que les noms de baptême décidaient d’une vie ! La mienne n’a pourtant pas débuté sous les meilleurs auspices, puisque se penchèrent sur mon berceau les deux visages du couple le plus désassorti de la terre.
Date de naissance officielle : 15 mars 1946 à Autainville dans le Loir-et-Cher. Plus tard, lorsque je me prendrai pour une écrivaine, il m’arrivera de déclarer par coquetterie être née entre les pages d’un livre. Aujourd’hui, je me demande sérieusement: quand suis-je née à moi-même ? Est-ce le jour où j’ai décidé de faire de ma honte un objet d’écriture ? J’avais alors une quarantaine d’années. Quand naît-on à soi-même ? Le sait-on? Peut-on mourir sans être né à soi ?
Nationalité : française quand je lis Pascal. Espagnole quand je lis Cervantes. Apatride souvent.
Profession préférée : torpilleuse de tristesses.
Nom du père : Andrés Arjona Ramirez.
Nom de la mère : Montserrat Montclus Vaqué.
Leur idylle commence en février 1939.
Cadre de rêve : le camp de concentration d’Argelès-sur-Mer où ma mère vient d’arriver rompue de fatigue et blanche de la poussière des routes après des jours et des jours de marche sous les bombes pour atteindre la frontière française. Avec cinq cent mille autres Espagnols, elle a fui son pays pour échapper à la répression du Caudillo, nommé chef de gang par l’insondable volonté de Dieu et d’une troupe de canailles qui fusillent, exilent ou emprisonnent tous ceux qui ne se prosternent pas devant leur Généralissime.
Mon père, belle gueule, famille bourgeoise, dix ans de plus que ma mère, tombeur invétéré, engagé volontaire dans les troupes du général communiste Líster qui encadrent la cohorte des migrants. Il baise l’innocente dans le camp et l’engrosse.
Puis les deux sont transférés dans le camp d’internement de Mauzac, en Dordogne, où naît ma sœur Marie. De là, ils
Mais alors que je m’apprêtais à développer l’histoire sombre du couple parental, un souvenir brusquement s’est imposé à moi et m’a stoppée net dans mon élan, que le lecteur me pardonne cette aposiopèse (j’aime parfois parer ma prose de termes rares qui sont à la phrase ce que les bijoux sont aux doigts d’une main).
Alors que je m’apprêtais, disais-je, à développer la sombre histoire du couple parental, je me suis brusquement souvenue que je n’avais cessé, depuis des années, de distiller des horreurs sur ces individus si entichés d’eux-mêmes qu’ils se croyaient aimés de l’univers entier et nous infligeaient journellement, sur les réseaux et ailleurs, l’étalage de leur petite vie, leurs petites amours, leurs petites névroses, leurs petits engagements, leurs petits coups de cœur et leurs rencontres inoubliables avec les sommités de saison et les derniers cons à la mode.
Je me suis souvenue que j’avais écrit noir sur blanc que je n’avais strictement rien à foutre de leurs déculottages. Pire, que leur indécence me soulevait le cœur et que, s’ils s’imaginaient que montrer leur cul, au propre comme au figuré, en échange d’un pourboire public était la bonne méthode pour se faire apprécier, ils se plantaient grave.
Ces exhibitionnistes à la gomme ignoraient-ils donc que les êtres les plus fascinants étaient précisément ceux-là qui révélaient le moins leurs secrets ?
Ne connaissaient-ils pas la sage recommandation d’Épicure : Cache ta vie ?J’avais beau me dire que ce nombrilisme effréné, cette « abomination égotique », pour reprendre les mots de Stendhal, ce culte de soi à la portée du premier imbécile venu, ce besoin de racoler un public pour remédier au vide de la vie n’étaient finalement que la conjuration du sentiment d’inexister, ils incarnaient à mes yeux l’obscénité même.
Je je je, moi moi moi, «de tous les pronoms, les plus abjects », avait écrit mon admiré Carlo Emilio Gadda. Je je je, moi moi moi, sans la moindre retenue, alors que nous courions au désastre ! alors que le monde était devenu effrayant, même à ses profiteurs qui ne tentaient nullement de l’adoucir ! alors qu’aucune IA ne nous soufflait un plan d’avenir ! alors que la promo du mensonge battait son plein et que tout demeurait incertain, sauf le pire ! C’était laid, c’était inconvenant, c’était obscène.
Or voilà que je m’apprêtais à imiter la foule de ces exhibitionnistes, à me contempler comme eux dans le miroir, à soulever mes jupes, à ausculter mes dessous plus ou moins présentables, à balayer mes toiles d’araignées, à explorer mes gouffres et mes raclures d’âme et à les jeter en pâture à la foule pâmée de mes admirateurs, puis à me livrer à une masturbation publique dans l’espoir que mon nom perdurerait ainsi l’espace d’un matin.
J’en étais là de mes sombres méditations lorsque Albane a déboulé pour me demander quelques brins de persil.
Albane est ma voisine de palier et, en dépit de notre différence d’âge – elle a moins de trente ans, je suis septuagénaire –, nous sommes devenues de véritables amies et nous éprouvons toujours le même contentement à nous voir.
Albane a commencé des études de droit qu’elle a interrompues pour devenir employée de bureau dans une grosse boîte. Elle est célibataire et rêve de vivre une histoire d’amour grisante avec un homme qui serait, dit-elle, au-dessus du lot et jouirait d’une position sociale éminente, grâce à quoi elle pourrait arrêter son boulot à la con et ne plus revoir la gueule de Rabourdin, son chef de bureau qui, lorsqu’il ne lui récite pas en entier le journal de 20 heures, lui déroule la liste exhaustive de ses ballonnements, renvois gastriques, douleurs lombaires et autres répugnances à l’exposé desquelles elle doit faire mine de compatir.
Si elle désespère de ne jamais rencontrer l’homme de sa vie et de rester, comme elle le dit, en carafe, la nature ne l’ayant gratifiée d’un physique avenant et bien proportionné, elle trouve dans notre amitié un véritable soutien. Et moi de même.
Ensemble nous parlons de choses joyeusement futiles : du temps qu’il fait, de nos séries télé préférées, de la dernière liaison de Brad Pitt ou du prix des choses qui augmentent à la vitesse grand V, la barquette de fraises à 8,90 euros, on rêve !
Nous abordons assez peu les sujets politiques, qui laissent Albane parfaitement indifférente sauf lorsqu’ils concernent la vie privée des politiciens. Je partage son indifférence mais pour d’autres raisons. Je considère que toutes les discussions du monde avec Albane n’infléchiront jamais le cours des choses ; et de surcroît, bien que la politique telle qu’Arendt la concevait me semble une belle et nécessaire chose, la plupart des vieux renards qui la représentent se montrent trop madrés, trop combinards et trop avides de pouvoir pour que je ne me défie pas de leurs enfumages. Je ne vais pas jusqu’à prétendre, comme certains, que la politique politicienne est la plus basse des occupations. Mais je suis, quelquefois, assez près de le penser.
Auprès d’Albane, toute ma timidité disparaît. Nous nous ouvrons l’une à l’autre de la plus affectueuse façon, ce qui ne nous empêche pas d’être parfois en total désaccord et de nous envoyer nos quatre vérités à la figure. Il arrive même que nous nous lancions des paroles acides, mais sans en garder jamais rancune et sans que nos différends entament notre lien.
Nous avons en commun mille affinités. Nous sommes toutes deux peu enclines aux effusions. Nous partageons la même propension à nous exclamer «putain» chaque fois que notre sensibilité est vivement requise, c’est-à-dire souvent. Nous éprouvons la même détestation à l’égard des pisse-froid de tout poil et portons le même intérêt débile aux stars de cinéma : Timothée Chalamet pour Albane et Joaquin Phoenix pour moi.
Nous nous confions nos secrets, nos grandes et petites infortunes ; nous nous réconfortons mutuellement; nous avons l’une pour l’autre des attentions aussi affectueuses que bourrues et nous nous entraidons constamment: je vais donner des croquettes à son chat lorsqu’elle part en voyage : elle m’aide à remplir les formulaires administratifs qui me rebutent et pallie remarquablement mes lacunes en matière électronique, lesquelles, je l’avoue, sont incommensurables.
En un mot: nous nous entendons à merveille et notre amitié serait sans nuage s’il n’y avait la Littérature, sur laquelle nous sommes en total désaccord.
Car, Albane ignore presque tout de la littérature classique et contemporaine, et tire de cette ignorance une force que je lui envie. Elle est, en revanche, une fan de new romance, dont les meilleurs titres lui sont conseillés par BookTok, et plus particulièrement par une tiktokeuse dont elle suit passionnément toutes les vidéos : une dénommée Sandra aux lèvres tuméfiées ainsi que la poitrine, aux ongles écarlates aussi longs que des griffes, et qui connaît par cœur la liste des best-sellers.
Autant de livres qu’Albane kiffe et défend avec un zèle inlassable. Des livres très tendance, affirme-t-elle avec fierté. Des livres dont l’authenticité et la simplicité troublent son âmelette et lui font chaque fois saigner le cœur.
De mon côté, j’éprouve une joie maligne à les dénigrer sans les avoir jamais lus, poussée par l’exaspération que m’inspirent les convictions inébranlables (des autres). Et je maintiens farouchement:
– qu’ils sont fadasses à souhait, pleins de pathos lyrique, saturés de clichés et de bons sentiments, écrits avec les pieds et laidement privés de cette mélodie qui charme les oreilles ou leur joue des cymbales,
– qu’ils contribuent grandement à l’aveulissement de la langue et à la crétinisation des esprits,
– qu’ils constituent une atteinte grave au bon goût, à la sensibilité comme à l’intelligence,
– bref, que, dans ce monde où le fric détermine nos vies jusqu’aux détails les plus intimes, ils illustrent le genre idéal.
Les jours de haute inspiration, je monte sur mes grands chevaux et déclare emphatique que, si je peux très bien supporter Francis Lalanne sans perdre mon sang-froid, je m’emporte en revanche devant le succès grandissant de ces romans qui ne sont que fatras d’insignifiances, bonbons à la guimauve à l’usage de meufs qui s’emmerdent à mourir dans l’attente d’un mari équipé d’une grande âme et d’un tout aussi grand portefeuille, issues pour la plupart de la classe moyenne, connectées non-stop, addict aux vidéos TikTok, et dont le cœur palpite au seul nom de l’Amour.
Quant aux jours où je me lève l’humeur mauvaise et l’âme malveillante (ce sont généralement les jours qui succèdent à des nuits sans sommeil), je n’y vais pas avec le dos de la cuiller. Je déclare haut et fort que ces livres ne sont que de la merde en barre. Et je conçois, à le dire, une sombre satisfaction.
Après quoi, j’argumente.
Quand je pense, dis-je exaltée, qu’on ose qualifier la romance de littérature populaire après que Pasolini, il y a cinquante ans, fit le constat désespéré que la culture populaire avait disparu en même temps que les lucioles, triomphalement remplacée par la culture de marché ! Ça me rend dingue.
Oui, je sais, m’arrive-t-il d’ajouter afin de tempérer la virulence de mes attaques : cette littérature médiocre, mille fois préférée à celle que l’on nomme la Grande, est souvent la fixette d’écrivaillons ratés qui geignent et s’affligent parce que leurs ouvrages demeurent, comme ils le disent pudiquement, confidentiels ou envoyés au pilon à peine imprimés.
Ces pauvrets, dis-je, pensent trouver dans le dénigrement de la new romance la preuve même de leur grandeur. Et plutôt que d’ouvrir les yeux sur l’indigence de leur talent, ils s’égosillent en injures sur ces livres repoussoirs, espérant par ce piètre stratagème mettre en avant les calamiteux romans qu’ils commettent.
Ils vont même jusqu’à faire de leur échec une marque de distinction.
Mais laissons ces prosateurs s’abuser et abuser par leur médiocrité les esprits trapus, les demi-cons, les vraies andouilles et autres songe-creux.
Généralement, Albane, après quelques échanges vigoureux de cette farine, finit par brandir un argument de choc qu’elle juge radical. Le genre « chick lit» cartonne à mort, riposte-t-elle avec ferveur, et pas seulement, comme tu le crois, auprès d’adolescentes acnéiques et de poulettes comme moi. C’est un genre qui cartonne mondialement! Et ce n’est pas pour rien, triomphe-t-elle.
Je réplique d’un air supérieur que c’est un genre qui cartonne mondialement précisément parce qu’il est médiocre. Les portes sont toujours grandes ouvertes à la médiocrité, pour la bonne raison qu’elle est bien moins dangereuse que l’excellence et que, depuis que le monde est monde, les hommes s’en repaissent.
Au demeurant, je soutiens mordicus ceci: une création qui n’est pas dangereuse ne mérite en aucun cas d’être appelée création! Et son corollaire : seuls les courageux sont aptes à la création! Envoyé !
Puis j’ajoute gravement: le pire est que, si la médiocrité a toujours existé, elle progresse implacablement sur tous les fronts. Elle est même en passe de conquérir le monde. Si bien qu’être borné, ignorant, menteur, obscurantiste et conspirationniste est regardé presque partout comme un atout, et ce en dépit des démentis réitérés des esprits les plus clairvoyants.
La new romance, c’est que du love, rétorque alors Albane, piquée au vif. C’est l’amour au centre de tout. Oui l’amour, l’amour, quoi. L’amour tourné en dérision, discrédité ou sali par les écrivains que tu vénères et qui ne savent qu’en dire l’impasse, la cuisante déception ou l’inévitable fiasco.
L’amour-toujours magique magnétique féerique chimérique fantastique idyllique et autres mots en -ique, dis-je en prenant une voix bébête ; l’amour qui, en dépit de mille obstacles et de cruelles entraves, finit toujours par l’emporter, si bien qu’aux dernières pages de la romance les deux amants recrus par une avalanche d’effusions et un véritable surmenage psycho-libidinal (la passion amoureuse est fatigante, on ne le dira jamais assez), les deux amants, complètement dégrisés, n’ayant plus rien à se promettre et désormais parfaitement empantouflés, se voient contraints de vivre sans piper leur bonheur refroidi à perpète.
Moque-toi! Moque-toi! proteste Albane dont l’exaspération monte, je le perçois à ses mains qui s’agitent et à son visage qui rougit (le rougissement, ai-je lu, est la propriété des personnes bonnes et candides).
Mais je suis lancée. L’amour jusqu’à l’indigestion, dis-je à voix forte, ce qui dénote chez moi un certain agacement. L’amour plus fort que la guerre, plus fort que la mort et plus fort que la connerie. L’amour qui console de tout et même des fachos. L’amour : panacée universelle et qui meut le soleil, les étoiles et plus particulièrement les bites. L’amour qui est mille fois moins estimable que l’amitié, Voltaire. L’amour qui est une fabrication littéraire absurde, Valéry. L’amour qui est une illusion partagée accordant à l’autre des vertus qu’il n’a point, Pascal. L’amour, un jeu de dupes cruel et délicieux, Marivaux. L’amour, un acte sans importance, puisqu’on peut le faire indéfiniment, Jarry. L’amour qui est une forme de suicide, Lacan. L’amour d’un seul qui est une barbarie car il se fait au détriment de tous les autres, Nietzsche. L’amour qui est l’infini mis à la portée des
Comment peux-tu aligner une telle somme de conneries ! s’indigne Albane. Comme s’il y avait de la honte à être sentimental!
Je l’attendais ! (Je feins de m’énerver.) Sentimental comme le patron de ta boîte, qui a un cœur grand comme ça, tenue impec + chaussures astiquées + aftershave, catholique prônant son amour du prochain, droiture indiscutable, travailleur appliqué, bon Français bien rangé, la crème des maris et la crème des pères, la photo de fifille posée sur le bureau, bon vivant, gros mangeur, amateur de viande rouge et des plus grands principes, observateur patient des variations boursières, en parfaite amitié avec les huiles du pays, considérant de haut comme choses vulgaires ces questions matérielles qui obsèdent le peuple : salaires mensuels, primes de participation, dates de vacances et autres prosaïsmes, mais, mais le cœur sur la main et la main sur la bourse, capable d’estimer par un flair incroyable le prix de chaque humain, habile à racketter du fric par tous les moyens possibles (pourquoi pas une petite cryptomonnaie à son nom ?) et la haine à la bouche dès que la question de l’immigration est lâchée devant lui! Eh bien, figure-toi que moi, des cœurs grands comme ça, je m’en méfie comme de, comme de la Covid. Et ces belles âmes qui, pour être dans le camp du Bien, suintent d’un amour du prochain purement verbeux et nous chantent les cantiques mielleux de la bonté chrétienne me fichent carrément la nausée.
C’est le moment où Albane, découragée, me range dans la catégorie des intellos qui croient que la culture est leur apanage (rappeler que pendant l’affaire Dreyfus l’injure «intello» était réservée à ceux qui s’évertuaient de toute leur intelligence à lutter contre l’injustice, la bêtise et la force des préjugés, et qu’elle était réservée en Union soviétique à ceux qui dérangeaient par une parole trop libre qu’il fallait à tout prix museler). Mais chaque fois, bien que je m’en défende, je me sens un peu dans mon tort et regrette presque aussitôt ma maladresse.
Mais Albane, ce matin, n’est pas venue bavarder ou causer littérature. Elle veut juste savoir si j’ai quelques brins de persil à lui donner pour agrémenter sa sauce et me demander un conseil pour le lavage des carreaux: vinaigre ménager ou bicarbonate de soude ?
Comme elle me connaît bien et qu’elle est fine mouche, elle lit très vite sur mon visage que quelque chose me tourmente.
Une déception? Un souci ? Les impôts ? Une contrariété ? Bernard?
Je lui explique alors le conflit qui me chiffonne : j’ai signé un contrat avec une maison d’édition par lequel je me suis engagée à faire mon autoportrait, mais j’hésite à faire ce saut parce que je
Albane ne me laisse pas terminer ma phrase tant elle est enthousiasmée.
Les biographies, s’écrie-t-elle, et tout son visage s’éclaire, les biographies ça marche à mort! De tous les livres, ce sont ceux que les lectrices préfèrent. Elles adorent découvrir la vie privée (privée de quoi ?) des personnalités people (serais-je une personnalité people ?), constater qu’elles ne sont pas, au fond, très différentes d’elles et qu’elles partagent leurs soucis. Elles adorent s’immiscer dans leur cuisine en désordre, les dévorer avidement des yeux en train de s’exhiber en déshabillé rose ou en tenue cool jeans Levi’s et Stan Smith, se maquillant à demi nues dans leur salle de bain ou tenant affectueusement un chaton dans les bras.
Devant ma mine circonspecte, Albane, pour me rassurer, rajoute :
Les lectrices, tu devrais le savoir ma Lydinette (Albane m’appelle parfois affectueusement sa Lydinette), les lectrices adorent se promener dans l’intimité des personnes connues comme dans un jardin public, alléchées par leurs toquades, leurs travers, leurs goûts et leurs dégoûts, leurs manies (les moins avouables de préférence), le nom de leur toutou, les péripéties de leur divorce, leurs amitiés célèbres, leur parfum préféré et leurs histoires de cul agrémentées si possible de quelques détails grivois. Les personnes connues, ma chérie, sont en résidence surveillée. Non pas sous le contrôle féroce de la police, mais sous celui non moins féroce de leurs followers.
Et sans transition: Fonce ! Fonce ! m’exhorte-t-elle. C’est un projet super ! Et prise d’une joie enfantine elle se met à sautiller sur place.
Sitôt Albane partie, je me suis précipitée sur mon ordi et j’ai consigné pour mon propre compte ces notes telles qu’elles me venaient, me persuadant qu’une seule chose pouvait contrecarrer la vanité de mon « sot projet» (termes par lesquels Pascal qualifia le projet qu’avait eu Montaigne de se peindre): être d’une sincérité excessive, ainsi que s’y astreignit mon admirée Tsvetaeva.
Je retranscris ces notes ci-dessous, à l’état brut et sans aucun souci de cohérence.
*
Je ne sais pas dire non.
*
J’accepte, par faiblesse, d’apposer ma signature au bas des manifestes que m’envoient régulièrement mes ami·e·s de gauche: en faveur des Arabes, des Juif·ve·s, des Noir·e·s, des Palestinien·ne·s, des poètes, des Ouïghour·e·s, des roux·sses, des immigré·e·s, des violé·e·s, des gros·se·s, des maigres, des bègues, des illettré·e·s, des drogué·e·s, des homos, des trans, des repris de justice, des vieillard·e·s, des diabétiques, des insuffisant·e·s cardiaques, des handicapé·e·s moteur·rice·s, des handicapé·e·s mentaux·ales, des nécessiteux·ses sexuel·le·s, des enfants harcelé·e·s, des mères célibataires et de toutes celles et ceux qui souffrent en ce monde vaurien; j’accepte de signer, disais-je, bien qu’il ne s’agisse à mes yeux que de faire montre de ma belle âme à peu de frais.
*
Un jour, je signerai Zorro·a.
*
À six ans, notre chienne Diane a léché mon sexe, et je me suis laissé faire.
*
En dehors de Chloé, je n’entretiens aucun lien étroit avec des personnes appartenant au milieu littéraire. Il paraît que ça me dessert, mais je m’en moque.
*
Je tiens en suspicion tous les grands sentiments qui se déclarent. Et dès que quelqu’un fait ostentation de sa bonté ou me la jette à la figure, je me rebiffe et me fais aussitôt belliqueuse.
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Je suis timide. Albane m’assure que mes façons de pauvre, mon manque d’assurance dans la voix, mon maintien modeste, ce soin que je porte à ne pas me mettre en avant et à paraître ordinaire que ma mère, très à cheval sur les bonnes manières, m’a inculqués, ne pourront jamais m’attirer la considération de ceux qu’elle appelle les « gens bien». Pire, dit-elle, ces conduites sont regardées comme autant de signes de médiocrité. D’ailleurs, il lui est arrivé aux oreilles – tout se sait – que ma prestation à la Maison de la poésie pour la présentation de la nouvelle NRF, aux côtés d’Olivia Gesbert, Jakuta Alikavazovic et Grégory Le Floch, avait été affligeante.
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Il est vrai que je ne sais pas parler.
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Que je n’ai strictement aucune disposition à la loquèle (un mot rare, de temps à autre, pour en jeter).
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Dans les dîners en ville, je suis à peine capable d’émettre trois ou quatre monosyllabes. Inaptitude fort mal vue en France, où l’on préfère, si l’on en croit Cioran, un mensonge bien dit à une vérité mal formulée.
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Dès que je dois prendre la parole en public, mon esprit s’enlise, s’engourdit, se raidit, incapable du moindre jeu, de la moindre grâce. Et tout ce que j’énonce a un air affreusement rectangulaire et dépourvu de naturel.
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Hormis avec Bernard, Albane et quelques amis, je me montre incapable de mener une conversation cohérente et profonde et ne sais proférer que des mots vagues et maladroits. Si bien que je me suis habituée à enfermer en moi tout ce que j’éprouvais et à considérer la conversation avec les autres comme une chose pénible et importune. Albane estime que ce défaut constitue un handicap sérieux lorsqu’on se prétend écrivain. Sans doute dit-elle vrai.
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Épisode mémorable qui fait encore rire Bernard des décennies après : à la publication de mon deuxième livre, Philippe Sollers exprime auprès de Bernard, qui travaille chez Gallimard, son désir de me rencontrer. Rendez-vous est pris à La Closerie des Lilas, où je n’ai jamais mis les pieds. Flot de commentaires de Sollers assortis de questions auxquelles je réponds en tout et pour tout par deux oui oui, trois non non et quelques ah ah lamentables. La honte !
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J’écris parce que je ne sais pas parler. De cela, je suis sûre.
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J’ai le goût de la solitude et sors peu de chez moi. Pour le dire moins joliment, je suis affreusement casanière et n’aime rien tant que rester dans ma chambre, que Bernard appelle mon isoloir.
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Tout voyage m’effare. Prendre l’avion est un supplice. D’ailleurs, je me représente l’Enfer comme un vaste aéroport aux contrôles douaniers redoutables. J’ai décliné, pour cette raison, nombre d’invitations en Australie, en Chine, aux USA, au Japon, au Mexique… et découragé presque tous mes éditeurs étrangers.
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Albane considère que cette détestation des voyages révèle un manque flagrant de curiosité très handicapant pour une écrivaine. Détrompe-toi, lui dis-je, vexée. Si je n’ai pas l’âme d’une aventurière bravant tous les dangers pour descendre l’Amazone en pirogue ou partir à pied pour le Kamtchatka, je suis infiniment curieuse de la nature humaine. Mais la fameuse magie des voyages me laisse de glace. Je préfère de loin voyager dans ma tête avec Rimbaud pour guide touristique, excusez du peu!
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Je me souviens, enfant, d’avoir entendu ma mère confier à son amie Rose que se faire baiser par son mari lui faisait mal à la « chucha» (traduction: la foufoune); il lui écartait brutalement les jambes et la pilonnait jusqu’à ce qu’il se vidange. Heureusement, la chose n’avait lieu que le week-end, rapport à la fatigue des autres jours. Sont-ce ces paroles, que je compris alors sans les comprendre, qui expliquent ma nullité en matière de science amoureuse et ma peine à pétrarquiser sur le sujet avec un minimum de lyrisme ?
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Mon analphabétisme numérique est gigantesque. Il paraît que cette infirmité porte un nom.
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Je balance à Albane des paroles brutales à propos des livres qu’elle aime, que je me reproche régulièrement après coup. Mettre plus bas que terre ce qu’elle porte aux nues, et me donner raison en la désapprouvant, est un comportement grossier et désobligeant autant qu’inefficace. J’ai, de plus, tout à fait conscience que mon désir d’avoir raison à tout prix sert davantage mon orgueil que mon amour des Lettres. Néanmoins, mes idées concernant la Littérature demeurent immuables : je continue à penser qu’il y a une bonne littérature qui est en train de crever et une littérature d’élevage, une littérature standardisée, qui se vend formidablement bien. Ce que je viens d’écrire a un petit côté sentencieux et exagérément pessimiste que je n’aime pas beaucoup. Mais je le maintiens. Est-ce pour mieux m’en convaincre ? Peut-être.
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Je suis d’un entêtement, d’une opiniâtreté, d’une ténacité dans le travail qui m’ont toujours sauvée de l’ennui comme du désespoir.
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J’ai beau faire, tout m’intéresse, surtout ce qui me prend à revers, surtout ce qui contrarie mes idées et, sur le moment, ma bonne humeur. Ce n’est qu’après coup que j’entreprends la controverse avec moi-même, que je me dispute, que je me fâche, que je m’engueule, que je ne partage pas mon opinion et que je me le fais savoir avec rudesse. Il arrive que, par fatigue, je négocie et signe un compromis.
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Je me souviens de peu de choses, Bernard de presque tout. Je le consulte comme un dictionnaire. Sa mémoire lui permet de me dire la couleur de la robe que je portais trente ans plus tôt et le discours précis que je lui tins le jour où je la revêtis.
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J’ai fait une licence de lettres, puis entrepris des études de médecine suivies d’une formation de psychiatre dans l’espoir puéril d’élucider la «folie » familiale.
Je me suis empressée d’oublier les unes comme les autres.
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En revanche, mon expérience d’interne en hôpital général m’a été, je crois, infiniment précieuse. Devant le corps dénudé et souffrant de l’autre, pas de théorie, pas de morale, pas d’idéologie, pas d’esthétisme, pas de blabla qui tiennent. Idem pour le roman?
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Je n’aime pas la campagne. Les verts champs de betteraves qui passent pour poétiques me laissent indifférente. Mais j’adore regarder paître les vaches, avec lesquelles je me sens en étroite sympathie.
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Je suis extrêmement rétive à la vie de famille et la réduis au minimum. Je suis tout aussi rétive à la vie en groupe. J’ai en aversion toutes les cohabitations, exceptée celle avec Bernard. Héberger des amis, quelle que soit l’affection que je leur porte, m’est un véritable calvaire. Toute ma paix intérieure, dès qu’ils occupent ma maison, disparaît. Et l’obligation que je me fais de leur parler me rend malheureuse à l’excès. Alors j’allègue de séantes raisons, je veux dire de séants mensonges, afin de décourager leur venue et de rendre leur séjour impossible : une maladie plus ou moins réelle, une visite de dernière minute, des travaux dans la maison… Oserai-je avouer que j’aime mes amis lorsqu’ils sont loin de moi ?
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J’adore les amuse-gueule qu’on sert à l’apéritif et m’en goinfre avec tant de gourmandise que je n’ai plus faim au moment du repas.
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Je suis gloutonne. Comme ma chienne Nana, pour qui l’heure de la pâtée est l’un des temps forts de la journée, je dirais même un moment solennel dont nous respectons toutes deux religieusement les horaires, le cérémonial et les rites immuables.
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Je ne sais pas pourquoi la plupart de mes très proches ont passé des vacances en hôpital psychiatrique, mais la plupart n’ont pas bénéficié de cellules capitonnées.
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La musique du Liberation Music Orchestra de Charlie Haden, qui reprend les chansons de la guerre civile espagnole, me fait toujours pleurer. Je la veux pour mes funérailles.
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J’ai raté le concours d’entrée en sixième parce que c’était la toute première fois que j’allais à la ville. La découverte, derrière la vitre du bus, des rues prodigieusement animées, de la foule composite (je n’avais jamais vu de femmes noires), du trafic incessant, des mille vitrines de mode, du faste des immeubles et des pubs placardées sur les murs m’émerveilla tellement que je ne pus me concentrer sur les épreuves de maths et de français.
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Je fus la seule « collée » de ma classe, à la surprise de mon instituteur, Monsieur Pocard, qui ne trouva d’autre explication à mon échec qu’une émotivité excessive, voire pathologique.
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Je me souviens qu’il vint, après les résultats, me consoler à la maison.
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Je me souviens d’avoir eu honte à l’idée qu’il découvre la pauvreté de notre logement.
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Lors d’une rencontre au festival littéraire de Blauzac, Marie-Hélène Lafon, qui a la plume aussi agile que la langue et que j’estime infiniment, déclara non sans fierté qu’elle n’avait jamais ressenti de honte. Je réagis aussitôt en disant qu’à sa différence j’avais éprouvé de la honte durant toute mon enfance, et que le désir de m’en délivrer en mettant au jour ses causes sociales m’avait permis d’avoir, assez tôt, une conscience politique, ce dont aujourd’hui je me réjouissais.
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J’ai retrouvé une photo de ma mère découpée sur un seul côté. C’est une précaution qu’elle avait prise en arrivant en France, par crainte que l’image de son poing levé ne l’envoie à nouveau dans un camp.
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Je me souviens que mon père frappa mortellement, d’un coup de manche de pioche, le crâne de notre chat qui avait volé je ne sais quoi dans la cuisine. J’en conçus une frayeur et un chagrin qui me firent trembler tout le jour. Je devais avoir quatre ou cinq ans. L’image me revient régulièrement avec une netteté hallucinante.
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J’aime commettre des larcins : bâtons de rouge à lèvres et autres menues babioles.
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J’ai lu qu’à Sparte le vol était honoré et considéré comme un complément indispensable à l’éducation de tout Lacédémonien digne de ce nom.
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Je me demande si je saurai dans ce livre résister à la tentation de bluffer, d’enjoliver ma vie en racontant des craques, de la romantiser, la poudrer, la lustrer, la faire briller de mille éclats. En un mot, de chercher à plaire à toute force.
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Je me demande si j’aurai le courage de ne pas gommer mes petitesses, mes dérobades, mes veuleries et mes contradictions ; de ne pas arracher mes épines ; de ne pas arrondir mes angles.
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Je me demande si je saurai avoir le recul suffisant de moi-même avec moi et ce détachement léger de l’ironie, cette désinvolture que j’apprécie tant chez les autres, cette distance à la fois rieuse et désolée qui n’exclut ni la moquerie, ni la critique, ni l’autodérision. »
« moi qui pensais mon portrait achevé, figé à tout jamais: parents espagnols réfugiés politiques, famille prolo, père colérique et méchant, enfance pourrie, sentiment d’infériorité, expérience transfuge, blablabla blablabla, tout le baratin rabâché, toutes les salades habituelles mornement répétées et usées jusqu’à l’os, la pièce cent fois rejouée avec quelques variantes et qui ne me réservait plus aucune surprise, n’ouvrait plus aucun horizon,
j’allais désormais remettre en jeu cette image de moi derrière laquelle je me planquais et que je pensais à tout jamais constituée,
j’allais la rendre plus complexe, plus nuancée, plus instable, plus changeante et nocturne, il était temps, j’allais partir à la découverte de mon âme innombrable,
j’allais me recommencer, me redessiner moi et tous mes moi, sachant pertinemment qu’il y a des moi plus moi que d’autres*,
j’allais me réinventer, être la même et une autre, j’allais revenir sur ma vie, comme on le fait d’un livre qu’on réouvre des années après l’avoir lu distraitement,
j’allais être mon propre Eckermann
et devenir de mon cœur le vampire. » p. 43
Et dans une nouvelle montée d’indignation j’ai ajouté : La concision, c’est le luxe, la quintessence, la substantifique moelle de la pensée. Elle exige un travail de limage, d’élagage, d’aiguisage autrement plus raffiné que le délayage flasque de tes romances qui dégoulinent comme un saint-marcellin trop fait ! » p. 61
J’ai voulu passionnément être à son opposé. Et j’ai fait en sorte que jamais le ressentiment qui infecte la vie et se nourrit passionnément de la misère et de l’impuissance ne s’immisce en mon cœur.
Je me rends compte cependant que j’ai, d’une certaine façon, hérité de sa disposition à la colère. Mais, à la différence de mon engendreur, j’ai des colères abstraites, des colères de ma pensée contre d’autres pensées, des colères spéculatives qui ne m’amènent jamais à vociférer, à taper du pied ou à frapper du poing sur la table, mais à griffonner des phrases-orties qui piquent et qui brûlent, des phrases-fouets qui cravachent la langue, des phrases-coups-de-poing qui cognent sans pitié, des phrases énervées qui piaffent et s’impatientent avant de se ruer à bride abattue sur. Après quoi, habituellement, je m’encolère de m’être ainsi encolérée.
Il n’est pas surprenant d’ailleurs que la plupart de mes créatures de fiction aient un fond colérique, ce dont je ne m’avise en général qu’une fois le livré achevé. Rose Mélie s’encolère contre l’horreur du pétainisme, Mila contre la froide raison cartésienne, laquelle ignore les raisons du cœur, le guide de La Puissance des mouches contre l’autorité bornée de ses chefs et de son père honni…
Toutes ces colères qui sont bien évidemment miennes vont, en quelque sorte, se coaliser et converger dans le texte Contre, que je lirai au festival d’Avignon en 2002:
Elles vont converger contre ces saloperies qui nous sont plus ou moins imposées et qui nous semblent quelquefois aller de soi:
Contre le rire hideux qui moque la bonté
Contre la marque infâme que portent les paumés au revers de leur veste, Eject y est écrit en lettres invisibles
Contre la pensée rase, la raison qui dessèche, les logiques qui tuent
Contre les chemins gris où nous sommes poussés, les journées à remplir, à chier
Contre les divertissements qui nous couvrent de honte
Contre l’aigle gravé au front des monuments Contre les monuments voués aux morts pour rien
Contre les morts pour rien
Contre les oraisons fielleuses des dévots, le suaire glacé qu’ils posent sur la vie, leur sainte queue, leur cœur si pur
Contre ceux-là qui disent pureté avec un couteau à la bouche. » p. 96-97
Car je suis prise d’une véritable frénésie de lecture. Je ne lis pas calmement, posément, rêveusement. Je lis en sauvage, en affamée, en ogresse. Je lis fougueusement. Et cette fougue, avec le temps, ne cesse de croître.
J’ai l’impression que les livres me font faire connaissance avec ma pomme, m’amènent à découvrir des choses dont le sens m’échappait, à réveiller des souvenirs, des pensées restées confuses et qui soudain trouvent leur sens.
J’ai l’impression qu’ils me charpentent et m’élargissent en m’ouvrant à de nouvelles manières de voir, de parler, de penser. À d’autres manières de vivre. Qu’ils transforment le monde à mes yeux et qu’ils me transforment aux yeux du monde.
J’ai l’impression que les émotions, les images et les pensées qu’ils font naître en moi ne sont pas moins vives que si je les avais réellement vécues et suppléent superbement à la trivialité du réel, à sa banalité, sa laideur, sa menace.
Toutes ces choses qu’on a dites et redites cent fois et que je devrais certainement me retenir d’écrire. » p. 118-119
Je vis avec mes livres. Je pense avec mes livres. Je dors avec mes livres.
Ils sont ma force et mon réconfort.
Ils comblent mon besoin d’admirer, ils me fortifient, ils m’augmentent, ils me transforment, ils m’instruisent, ils m’égayent, ils m’enivrent, ils me multiplient, ils m’écorchent, ils m’allègent, ils m’enchantent, ils m’emportent, ils m’attendrissent, ils m’ensauvagent, ils m’enfièvrent, ils m’envolent, ils me musicalisent, ils me spiritualisent, ils m’infantilisent, ils m’animalisent, ils me végétalisent, ils m’encanaillent, ils m’arment, ils m’encolèrent, ils m’africanisent, ils me gitanisent, ils m’espagnolisent, ils me japonisent..,
Je ne saurais vivre sans eux. Et je veux mourir avec eux. » p. 144
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