Tressaillir

En lice pour le Prix Goncourt 2025 (première sélection)

En lice pour le Prix Femina 2025

En deux mots
Michelle quitte Sirius après huit ans de vie commune. Elle s’installe à l’hôtel, cherche un appartement pour pouvoir y accueillir sa fille Lou, soigne ses rougeurs et va voir un psy. C’est alors qu’une invitation à rencontrer une classe dans les Vosges réveille des souvenirs enfouis et une peur ancestrale.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Être une femme libérée, c’est pas si facile »

Maria Pourchet poursuit son exploration de la condition féminine contemporaine en nous livrant ici le portrait saisissant d’une femme qui s’arrache à sa vie conjugale. Un roman au scalpel sur la difficulté de rompre.

Tout commence par une goutte. Non pas celle qui, rituellement, fait déborder le vase, mais celle qui manque. Au retour d’un voyage, Sirius découvre ses plantes assoiffées, trahies par la promesse de Michelle. Une fureur aveugle le saisit : un pot fracassé dans la rue, à deux doigts du drame. Huit ans de vie commune réduits en miettes par cette explosion. Michelle, face à cette violence soudaine, prend la seule décision possible : fuir.
Tressaillir, le nouveau roman de Maria Pourchet, est l’histoire d’une biche blessée qui s’échappe. Non pas d’un prédateur, mais de l’homme qu’elle a aimé, le père de sa fille, Lou, six ans. Car être une femme libérée, c’est pas si facile. La preuve ? Un eczéma fulgurant, une peau qui crie avant la raison. « Quitter commence par la peau. La peau part en premier » écrit la romancière d’une plume acérée, presque clinique. L’éruption cutanée de Michelle devient le symptôme d’une vie qui se désagrège, un corps qui se rebelle avant même l’esprit. « Une chose acide m’attaque avec méthode depuis l’heure où j’ai pensé je suis libre. Je cherche en moi un endroit encore ouvert à la tranquillité mais tout est brûlé vif. »
Et puis il y a Lou, cette petite fille ballotée entre deux parents déchirés. Sirius, inflexible, revendique la garde. Michelle, elle, séjourne à hôtel, la précarité en bandoulière, à la recherche d’un logement parisien. Mais dans sa situation, comment convaincre les bailleurs ?
C’est alors qu’une invitation inattendue la propulse dans les Vosges, sa terre natale. Un TGV vers Épinal, une prise de conscience amère : « Ainsi j’atteignis dans la soirée un groupe social toujours plus étroit, plus qualifié: femme voyageant seule sous antidépresseurs. Combien sommes-nous, Quels sont nos usages, nos pratiques, nos préférences ? Nos trajectoires. Qui nous étudie ? »
Là, au cœur de la forêt, le passé la rattrape, les souvenirs l’assaillent, l’ombre de l’affaire Grégory plane. Éric, une ancienne connaissance dont elle n’a qu’un très vague souvenir, va bien essayer de la distraire, de lui faire oublier les questions qui la hantent : faut-il qu’une rupture soit si douloureuse ? La liberté gagnée n’est-elle pas une nouvelle prison ? Et au bout du compte, ne faut-il pas mieux envisager de revenir ?
Son style, vif, précis, percutant, fait mouche à chaque phrase. « Je suis partie. N’importe comment, mal. Comme à chaque fois que s’exerce contre une vie rangée le fléau qu’on appelle décision. »
La fin, en apothéose, nous saisit par surprise, bercée par les eaux sombres de la Vologne. Le danger latent se révèle, la peur, vive et entière, explose. Les souvenirs d’enfance remontent en un torrent impétueux, dévoilant cette « frousse élémentaire » qui la hante depuis toujours.
Maria Pourchet, sociologue de formation, continue d’ausculter la place de la femme dans la société. Après Feu et Western, elle achève sa trilogie avec Tressaillir, confirmant son talent pour radiographier les blessures de notre époque.
Par sa justesse psychologique, sa langue tranchante, sa capacité à dire l’indicible de la séparation, ce roman marque au fer rouge. Un livre nécessaire, troublant, inoubliable, qui résonne longtemps après la dernière page.

Tressaillir
Maria Pourchet
Éditions Stock
Roman
336 p., 21,90 €
EAN 9782234097155
Paru le 20/08/2025

Où ?
Le roman est situé à Paris, puis dans les Vosges, notamment à Épinal, Bruyères, au Hohneck et au lac de Retournemer.

Quand ?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« J’ai coupé un lien avec quelque chose d’aussi étouffant que vital et je ne suis désormais plus branchée sur rien. Ni amour, ni foi, ni médecine. »
Une femme est partie. Elle a quitté la maison, défait sa vie. Elle pensait découvrir une liberté neuve mais elle éprouve, prostrée dans une chambre d’hôtel, l’élémentaire supplice de l’arrachement. Et si rompre n’était pas à sa portée ? Si la seule issue au chagrin, c’était revenir ? Car sans un homme à ses côtés, cette femme a peur. Depuis toujours sur le qui vive, elle a peur.
Mais au fond, de quoi ?
Dans ce texte du retour aux origines et du retour de la joie, Maria Pourchet entreprend une archéologie de ces terreurs d’enfant qui hantent les adultes. Elle nous transporte au coeur des forêts du Grand Est sur les traces de drames intimes et collectifs.

Les critiques
Babelio 
France Inter (Totémic) 
Transfuge (Oriane Jeancourt Galignani) 
La Grande Librairie 
France Culture (Les midis de culture) 
Cult.News (Yaël Hirsch) 
Harper’s Bazaar (Florine Delcourt) 
George (Julia Maras) 
L’Éclaireur Fnac (Lisa Muratore)
Blog Vagabondage autour de soi

Les premières pages du livre
« Le laurier et le gros olivier, trois bouteilles, les deux hortensias, une et demie, et pour le citronnier, le maximum. De l’eau dans une bouteille en plastique, plus ou moins une par pot, j’arrose à la simple flotte municipale faute d’avoir trouvé l’additif à diluer. C’est bleu, en poudre, dans le placard, dans une verrine, m’a écrit Sirius au téléphone. J’ai pensé un produit chimique avec le sucre et les nouilles, bienvenue chez les demeurés et l’ai cherché en vain.
La lavande, une bouteille, l’agapanthe et l’autre olivier, une pour deux tant pis. Restent tous les petits machins à salades en rang sur la balustrade, jeunes pousses luttant dans leurs récipients nains, absolument sous-taillées à filtrer le gaz carbonique d’un boulevard à double circulation. Devant telle faiblesse, ma bouteille hésite. Fines herbes en barquettes hors-sol à Paris, il s’agit du vivant dans sa fondamentale précarité et moi j’ai la main nucléaire. En matière de jardin, je te soigne, tu crèves. Mais enfin j’ai promis. Le basilic, la ciboulette, la menthe abreuvés, j’ai bientôt hydraté le balcon dans les temps, m’étant appliquée à respecter les quantités sans que l’eau déborde des soucoupes sous les poteries. Car ultime visée de ma vespérale tannée, épargner les vitres du troisième étage de ces traînées aqueuses et jaunasses qui font mécaniquement monter chez nous la voisine toute retournée, enragée de transparence perdue, de chiffon à recommencer tous les jours. Aussi me suis-je engagée à arroser sans déluge.
Dans l’ensemble, je promets beaucoup de choses à beaucoup de monde.

Sirius est rentré plus tôt. Je n’ai pas eu son message. Cache ta joie. Il a récupéré Lou à la danse. Embrasse-moi quand même. Alors ce nouveau dermatologue. Lou, les chaussures, la douche. Le nouveau a une idée pour mes plaques, un laboratoire suisse. J’ai arrosé. Tu as vu le rosier, la taille des boutons. Je réchauffe les lasagnes ou tu. Non très bien. Lou, les mains, les chaussons et à table. Ne te gratte pas devant la petite, tous nos tics ils les adoptent. Tu l’auras quand la pommade suisse. Le four à cent quatre-vingts degrés. L’entrepreneur passe demain à 9 heures. Tapantes. Pourquoi n’y a-t-il jamais de pain dans cette maison. Tu exagères.

Encore une heure, une heure trente de vie courante en heures pleines. Eau, électricité, gaz, manger, rincer, allumer.
Ensuite je lis et sur le balcon Sirius déambule, feignant de ne penser à rien mais bricolant quelque chose. Je le vois d’ici. Il enfonce dans chaque pot un doigt thermomètre, inspection secrète des couches terrestres effectuée chaque soir depuis disons trois semaines. Je ne suis pas encore tout à fait exercée à ne rien remarquer. Le geste, l’index et le majeur dans le substrat jamais assez humide, le geste me dégoûte à cause de l’analogie qui s’impose. Oui celle-ci. Il continue, fait escale devant chaque plante et petit mouvement d’épaule, hop, forage, trois phalanges, trois secondes.

De mon fauteuil, je crie quoi c’est pas bien, c’est mal fait ? Je dis sinon je recommence, pas de problème, sur le ton de celle qui sait mieux mais devant la connerie s’incline. Ô ce n’est pas mon genre. Mon genre va se coucher en règle générale, met de la crème sur son eczéma de contact et s’endort en scénarisant une enveloppante histoire de cul avec un type aux traits flous.

Non ce n’est pas bien, oui c’est mal fait. Il ne supporte pas de les voir crever. Ce n’est pourtant pas difficile bordel, c’est ouvrir un robinet, traverser trois fois l’appartement. Ce carnage le tue. Je suggère quelque emphase dans les termes, il répète carnage. On ne peut pas lui demander ça en plus. En plus de quoi, dis-je mais je sais. En plus de moi. En plus de l’aridité qui gagne sur d’autres fronts. Cinq cents balles de plantes pour que madame ait la nature au balcon et trouver en rentrant un tas de foin.
La nature. J’ai rien demandé, j’en ai déjà plein partout. La nature, c’est nous. Cet entêtement à croître, toujours gâché par le hasard et l’accident, ce don idiot, redoutable pour reconstruire aux endroits des sinistres et à la fin, trouver encore de l’énergie dans sa propre combustion. C’est nous.
Mais je dis faire de mon mieux avec les pots. Je propose d’aller dormir.
Il dit à l’œil nu que le citronnier n’a pas eu l’azote. C’est vrai. L’azote étant la chose en poudre, parfaitement introuvable.

— Ce n’est pas si grave, dis-je.

À ces mots malheureux, Sirius administre un geste d’humeur, concrètement une claque, à quoi lui vient sous la main. La terre cuite rapportée de Crète, qui, arrimée au garde-corps, contient l’hortensia blanc ainsi que, rapportés eux du Morbihan, les morceaux d’ardoise supposés par infusion le rendre bleu, cet hortensia. D’à peu près cinq kilos, la plantation oscille, contemple un instant les dix mètres qui la séparent du trottoir et je n’y crois pas. Mais d’une infime poussée Sirius à bout achève de balancer la fleur même pas bleue par-dessus bord.
Je bondis avant que n’explosent tant de caillasses sur le trottoir, comme si j’étais ange à pouvoir rattraper les corps en vol.
En bas, choc et émiettement. Un seul piéton, qui mesure sa chance, pétrifié en retrait du petit tas de terre, de pétales et de céramique. À trente secondes près, il en faisait partie.
L’unique témoin lève les yeux dans la nuit débutante. Il cherche à sa trouille un auteur. Et sûrement mû par certaine philosophie de l’existence, il tourne la tête et change de trottoir. Un frère.

Et Sirius, éberlué, dit tu te rends compte, Michelle. Voilà ce que tu me fais faire. Faillir tuer quelqu’un.
Et je ne dis rien.
En bas sur le bitume, ce que les gravats disent de nous s’entend.

Et qu’est-ce qu’on peut bien faire, après ça.

Je suis partie.
N’importe comment, mal. Comme à chaque fois que s’exerce contre une vie rangée le fléau qu’on appelle décision et qu’on laisse à l’autre la maison vide sur les bras.
J’ai dit je pars et, précipitant presque au hasard des choses à moi dans des sacs, j’ai quitté l’appartement.
Finir c’est bâcler.

Je suis partie sans parvenir à m’expliquer. Pour dire quoi ? À propos des fins, n’importe quelle version est un faux et je n’ai rien trouvé sur le moment. Rien d’assez fort ou d’assez clair, rien surtout qui fût à la hauteur de l’événement : défaire sa vie.
Je suis partie, c’est tout.

Non, pas c’est tout, je sais. J’ai quitté un homme, un foyer et un lieu. Personne ne part et c’est tout, ou alors c’est autre chose, des enlèvements, des gens qu’on retrouve plus tard, morts. Je suis partie comme tout le monde, sans réfléchir, secouée par l’instinct de survie dont je ne sais pas grand-chose. C’est ce sursaut mécanique ou animal, souvenir de temps fossiles et rigoureux, qu’on trouve une fois touché le fond. Fond de la tristesse, de l’ennui, fond de l’épuisement d’être à deux, de l’attente que quelque chose arrive. Ça se passe dans les genoux, dans les reins, ou dans le cerveau droit, on ne sait pas. Mais ça arrive.

À quoi ressemble ce qui désormais se pétrifie dans mon dos et le temps accompli ? Je ne sais pas. Pas décrire si vite huit ans auprès d’un homme, ou pas maintenant. Je sais qu’hier il y avait quelqu’un pour porter le nom des choses humaines dont le retrait soudain a liquidé mes forces en cinq minutes. Le nom de compagnon, le nom de soutien, le nom d’ami parfois, le nom d’écoute et le nom d’allié, le nom d’avenir et celui de permanence. Évidemment le nom ne fut pas toujours la chose. Mais c’était tant, considéré en regard de rien, murmure déjà ma fatigue à ma viscérale terreur d’être seule.
Je me fais pleuvoir des questions réalistes comme des claques. À mon âge et vu mes limites, quitter un type qui ne vous tape pas dessus relève-t-il ou non de la démence ? Invoquer sérieusement le désamour, pauvre folle, n’est-ce pas vivre dans un roman, planer ? Avoir à soi son homme sapiens et le jeter comme une ferraille, mériterais-je à nouveau la clémence de l’univers ?

Je pense mal car je pense couchée. Depuis le grand saut je demeure sur le dos, sur un lit, dans un hôtel « Bien » sur Booking. Deux mille cent quatre-vingts expériences vécues, les couples apprécient particulièrement son emplacement. Moi aussi. Le Modern rue Sedaine a pour seul intérêt d’être situé à cinquante mètres de ma précédente adresse, où reste mon enfant qui doit dormir dans son lit, qui n’est pas un paquet, qu’on ne pose pas en attendant au premier étage d’un bouclard juste bien sur Booking.
Personne n’y vient.
Je vis couchée ces jours d’après l’accident, retranchés et muets, qui portent un nom. L’état de choc.
Pas dormir, pas manger, pas bouger.
Une chose acide m’attaque avec méthode depuis l’heure où j’ai pensé je suis libre. Je cherche en moi un endroit encore ouvert à la tranquillité mais tout est brûlé vif.

La liberté qui me gagne est un supplice, c’est dommage. Il faut croire que femme rompue n’était pas à ma portée. Je mesure l’importance de ma structure de conjointe au cratère qu’elle ouvre en s’effondrant. Trop tard.

J’ai coupé un lien avec quelque chose d’aussi étouffant que vital et je ne suis désormais plus branchée sur rien. Ni amour, ni foi, ni médecine.

Alors bien sûr j’aurais pu mieux faire que cette précipitation hallucinée. Anticiper, épargner. Mais là d’où je viens, lignée de filles malgré tout préparées au devoir, je reste gauche dans l’art de penser à ma gueule. Partir, les femmes chez nous n’ont jamais osé, sauf une. Elle a quitté la maison, elle est morte trois ans plus tard. Ma grand-mère, sa mère à elle, y lisait d’obscures logiques ou la main de Dieu. Mamie avait établi le rapport entre mort et divorce comme ça, un jour, au gré d’un bavardage au retour du cimetière, découvrant dans un apaisement affreux la preuve funeste que les autres, les scotchées, avaient bien fait.
Les hommes oui, les hommes quitter la maison, d’accord. Et encore. Il a quitté la maison, je crois qu’il va quitter la maison, attention papa va quitter la baraque. Et quand papa aura quitté la maison on fera comment. Des mots. Menaces en carton, refrains. J’avais vu en revanche, vraiment vu, mon père déserter sans prévenir, la poussière sous les roues de sa bagnole et ma mère, après ça, manquer devenir dingue. Je n’avais pas bougé, ni ma sœur. Mon père et ma mère on les avait regardés, apathiques, se terminer, et les rosiers devant la maison n’avaient pas frémi au passage définitif de la caisse. On n’y croyait pas. Personne ne quitte en vrai la maison. Cinéma.

Un son de type alarme retentit quelque part dans la chambre et je crois m’entendre. J’aurais tout à fait pu apprendre ce cri-là en six jours.
Il s’agit cependant d’un appel de la réception. Suivant le protocole d’interaction clients, un employé me demande au téléphone si je passe un agréable séjour. En règle générale, la personne prend ensuite un instant pour renseigner les critères de satisfaction de mon séjour en enfer, à l’aide de pictogrammes que je suppose ahuris ou grognons et, comme je suis restée très floue quant au nombre de nuits, ose s’informer de la suite. Resterez-vous parmi nous jusqu’à la fin de la semaine ? Parfois c’est un autre employé, différemment formé, qui, sur un registre plus électronique, émet un doit-on prévoir une recouche ? Énoncé qui a l’avantage de faire disparaître la personne accablée au profit d’un projet de lessive, nous évitant les sensibleries et de se croire irremplaçable. Aujourd’hui au téléphone, une voix complètement inconnue. Le nouveau veut savoir si j’ai l’intention de bouger cet après-midi.

Intention. Bouger. On me parle allemand.

Dix minutes plus tard, quelqu’un d’autre me vire de la chambre qu’il faut tout de même nettoyer. Voilà pourquoi l’hôtel. Que quelqu’un m’appelle et que quelqu’un me secoue.
Du reste, il est 16 h 15, Lou va sortir. Me rendre à l’école puis en revenir constituent désormais toute ma vie active.

Pile à l’heure devant l’école, j’attrape ma fille au vol parmi d’autres canaris. Quand les portes s’ouvrent, les petits enfants semblent toujours s’évader à bout, essayer leurs membres à l’espace pour la première fois. Lou aura six ans dans l’été, elle est grande et calme, refuse que je porte son déjà pesant cartable et ça m’arrange. Désormais chaque jour avec elle je vais au square taper dans un ballon, manger des gâteaux secs, mimer l’ordinaire maternel. Ensuite, poussant la balle du square jusqu’à mon ancienne porte, stoïque et abrutie, je reconduis ma fille dans l’appartement qui fut le mien, en empruntant l’escalier. Pas croiser les voisins dans l’ascenseur, pas avec ma tronche, pas avec la leur affichant ce qu’ils en pensent et craignent pour eux-mêmes.

Lou court se boucler dans sa chambre, m’annonçant un spectacle dans l’heure. Je dois patienter.
Je patiente.
D’être entrée là je redeviens placide et normalement ventilée. Je suis chez moi comme une idiote. Mais ce n’est plus qu’une impression, j’aurai disparu dans deux heures.

Chaque jour à partir de 16 h 35 et jusqu’à 18 h 50 je reviens faire la mère à l’endroit du trou que j’ai laissé en partant. Bien des gens pensent que rien que ça, s’infliger quotidiennement la torture de rentrer chez soi quand ça ne l’est plus, évoluer sur le lieu du sinistre en affectant la décontraction devant la gosse qui doit rejouer tous les soirs à 18 h 50 le départ de sa mère, rien que ça, Michelle, vaudrait le coup de voir un médecin. Les gens sont marrants. Qui ne normalise à chaque instant l’anormal, qui a mieux. Ce n’est pas maladif, c’est en attendant. Bientôt je pourrai accueillir Lou dans mon propre appartement. Notre nouvelle maison, lui dis-je, dessinant dans l’air les vastes chambres claires et la cuisine américaine qui nous espèrent quelque part tandis que je ne les cherche pas.

Une insolence de bête curieuse me porte à fouiner. Je surveille la progression de la nature qui, par horreur du vide, comblera les plaies que j’ai faites, effacera les impacts, palliera par de nouveaux bazars l’absence des objets. Mais la nature ne travaille pas beaucoup, c’est encore l’hiver chez Sirius. Dans l’entrée les deux tiers des casiers de la bibliothèque restent béants, le plaid sur le canapé du salon n’est pas remplacé ni, sur le balcon, l’hortensia suspendu. Dans le couloir la marque des deux cadres décrochés à la va-vite tache les murs de diffamants rectangles gris.

Un an plus tôt. Cet appartement, son frigo, ses horloges, ses cris. Pas les miens. Cris d’usage d’un homme sans vraie colère mais dont crier pour rien est la langue apprise. Un an plus tôt j’y suis encore, très occupée par mon existence de dame, tâchant en tout de faire mieux. Recevoir, arroser, respirer. Réussir, non. Réussir appartient aux hommes et aux années 1980, réussir j’aurais l’air d’une plouc. Moi je suis appliquée, patiente. Comme d’un autre siècle, celui des calèches, je suis lente et j’aime longtemps mes amours, mes murs. J’ai peur des éclats, du bruit des moteurs. J’ai l’instinct des lieux sûrs, mon naturel est craintif, ma mère dit bourgeois.

Un an plus tôt, à mon insu le mouvement commence.

Quitter commence par la peau. La peau part en premier. Si rompre évoque l’action instantanée, le coup sec, c’est en réalité comme toute torture qui se respecte, long, dégueulasse, épidermique.
D’abord des boutons sur le torse, des anneaux rouges et secs aux poignets et parfois rien de si évident mais à se gratter au sang. Renoncement progressif du corps à demeurer planté là. Dans un premier temps, en silence, lutter contre lui, contre cette effrayante idée de déforestation qui vient. On ne s’arrache pas ma fille. Quand on s’arrache on crève. Reste, mange, lis. Trouve des noms latins à tes égratignures. Essaie le Bepanthen pour voir.

Les murs de l’appartement subissent au même moment des fissures importantes, conséquences tardives de travaux mal menés à l’étage supérieur. Ils se gorgent d’eaux usées descendues d’on ne sait pas encore où. Moi, cette cachottière invasion liquide, je l’avais entendue venir. Littéralement entendue. L’eau en se traînant de haut en bas dans les alvéoles des briques ou les isolants émettait le son caractérisé des ruisseaux. En bien moins net évidemment, infime clochette tempérée d’une sourdine, mais je l’entendais jusqu’à la migraine, la nuit quand plus rien d’autre ne parlait que nos souffles. Et puis l’on vit des auréoles jaune pâle augmenter sur les parois.

Tout ce qui me contient, lieux et peaux, renonce et me prévient que ma place est précaire. C’est drôle.

Un dermatologue, un entrepreneur. Mais le corps insiste, de symptômes en stupéfactions. Eczéma, manches longues, dialogue de sourdes entre la couenne et la bête. La peau me quitte la première, sur les bras, sur le cou, elle chauffe et se détache. La plus sommaire des formes du vivant aveugle, le ver, comprend à la seconde ce principe irrévocable de la mue. Pas moi. Une éternité pour me voir sécher et rétrécir, déchiffrer le braille que ça forme sous mon pull. Enfouir la réponse. Dans le délire ancestral des mères, concentrer toute mon intelligence non pas à réagir mais à rester. Sans-moi-le-déluge et si je pars ils meurent. Je me gratte au sang, les ongles comme intéressés par la lave qu’ils devraient trouver en dessous.
Les murs m’imitent de mieux en mieux, ils pèlent sans tout à fait foutre le camp. L’entreprise mandatée, ne trouvant pas de solutions pérennes, mandatait un expert. Nous cherchons ensemble l’origine de l’humidité mais aussi de l’insupportable son que je suis seule à percevoir. Une ouïe de dauphin, sait-on me flatter et ne pas se fouler, et le bruit d’eau est chez moi chez lui.

Pour lui fausser compagnie, je vais travailler au café d’en bas, parfois au bar d’un petit hôtel du quartier où l’on peut jouir d’un semblant de jardin d’hiver. Travailler, je me comprends. Écrire deux phrases puis, une heure durant vécue comme dix minutes, chercher évasivement en moi-même une autre obsession que ma peau. Lire. Lire des contenus spécialisés à propos des dermatites, les avis sur des corticothérapies du moment, leur miracle. Aucun. La base. Se faire bouffer, se gratter, essayer d’arrêter avant que tout n’empire.
Et puis dans ce petit hôtel, le jardin d’hiver qui était très bien comme ça s’est vu accessoirisé d’une inutile fontaine d’ornement. Avec le son à devenir dingue, oui encore. Le ramdam de clochettes que fait l’eau en circuit continu quand elle s’écoule dans la vasque. Avec moi qui fous le camp, obligé, retour à la maison.
L’expert vient avec un ingénieur.
Je leur faisais du café, j’étais toujours là pour ouvrir et montrer aux ouvriers les dégâts de surface au salon, fissures et effritements. Je prenais des amants dans d’autres corps de métiers, songeant qu’il fallait vivre cependant, vivre à tout prix. Puisque la vie passe comme un flash.

J’avais un métier oui, je l’ai toujours, j’écris des livres pour la jeunesse. Des romans à la première personne, histoires de collège et de colonies, sur la naissance du courage et les premières amours. Mais je n’en écrivais plus, refusant les commandes au nom du temps qu’il me fallait pour vivre, me soigner, réfléchir à la suite. J’approchais de la dépendance conjugale comme ça, quand on se laisse glisser précisément pour se retenir.

Je me suis surprise à attendre le bon moment, à croire qu’il existait. J’ai cherché des phrases inclusives, nous ne pouvons plus, nous devons, asseyons-nous et parlons ; j’ai imaginé des introductions et des prières, ne crie pas, ne crie pas je t’en supplie, écoute-moi. Le temps de poursuivre une préparation mentale, de concevoir la suite, faire les choses bien. Ça n’a servi à rien.

À la fin c’est la chair qui décide.

Le mois dernier ça m’a pété dans les mains, ça leur a pété à la gueule et, selon le terme consacré, je suis partie. Partir c’est pour la galerie. En vérité, on s’arrache.

Je me suis arrachée de l’essentiel. De ma fille, de son père, corps irritant mais fraternel, âme distante mais sœur.

Et la différence entre partir et s’arracher, c’est que l’un des verbes est une boucherie.

Les derniers jours, on m’a dit d’accord à la fin, retourne dans tes forêts. Casse-toi. T’as trois jours. Trois jours c’était trois jours pour trouver une autre maison. J’ai dit impossible. L’argent, Paris, le temps, les forces, ma fille, trois jours comment faire. On m’a répondu, ravagé et soutenu par une science immonde et séculaire dont toutes cherchent encore le nom : c’est le prix de la liberté.

Quant à tes forêts, non, ce n’était pas une façon blessée de parler de mes parents, pour dire les ploucs ou quoi. C’était son chagrin qui appuyait où ça fait mal. Mes forêts c’est Tchernobyl, Sirius le sait. Je les contourne dans mes voyages, je les habite de mémoire triste comme une zone d’exclusion. Autour des hêtres et des ruisseaux palpite quelque chose, origine floue d’une frousse élémentaire qui m’a saisie enfant et m’a poussée dans les villes, comme la faim les animaux. De plus en plus grandes villes, où l’eau ne sait plus nous trouver, où le vent contre les immeubles renonce sans siffler. Alors même que je ne connais rien de plus beau qu’elles, ces forêts de l’Est, vraiment aucune mer, aucun livre, entendre retourne là-bas, c’est entendre crève.

— Maman on est prêts ! crie Lou quelque part dans la vie présente et décousue.

Je me suis arrachée quelquefois, auparavant, mais pour la première fois je m’arrache d’un continent. La part qui cède encore mal à ma violence, mais qui cède, est énorme. Une vie. Celle qu’on appelle de famille. Des journées, des visages, des vacances, des fatigues, des parents, des repas, des trains, des vêtements, des amis, leurs mariages, pas de serments, du courrier, des affiches, des ivresses, des théories, des gueulantes, des mensonges, l’Italie, des musées, des verres neufs, un enterrement, des calculs, pas de surprises, des layettes, des insomnies, des cris, leurs lendemains, des craintes, des animaux, des restaurants, des abonnements, des plans, des magasins, des meilleures vannes, des orgasmes, des imitations, des malentendus, des locations, des légumes, pas de folie, un sac d’école. Une version de soi-même choisie parmi d’autres une fois pour toutes et vécue comme une synthèse. »

Extraits
«Je suis partie. N’importe comment, mal. Comme à chaque fois que s’exerce contre une vie rangée le fléau qu’on appelle volonté et qu’on laisse à l’autre la maison vide sur les bras. »

« Une chose acide m’attaque avec méthode depuis l’heure où j’ai pensé je suis libre. Je cherche en moi un endroit encore ouvert à la tranquillité mais tout est brûlé vif. »

« Ma belle, songe-t-il. La sienne. Idem c’est ainsi qu’il voit les choses. Huit ans plus tôt, Michelle avait constitué aux yeux de Sirius un projet; huit ans plus tard, elle l’avait raté dans les grandes largeurs. Il y avait mis énormément du sien, convenait-il, mais très intimement. Au début du mois dernier, des cartons s’étaient entassés dans l’entrée, elle avait sorti des choses sur le trottoir, et même des choses à lui la salope, puis elle avec, dans un accès de déménagement. Auparavant des phrases avaient été prononcées, on avait beaucoup bu et un peu exagéré niveau vocabulaire, menaces. Il avait été délicat dans son chantage au suicide mais il ne pouvait pas faire moins. » p. 84

« Ainsi j’atteignis dans la soirée un groupe social toujours plus étroit, plus qualifié: femme voyageant seule sous antidépresseurs. Combien sommes-nous, Quels sont nos usages, nos pratiques, nos préférences ? Nos trajectoires. Qui nous étudie ? » p. 116

À propos de l’autrice

Maria Pourchet © Photo Roberto Frankenberg

Maria Pourchet est écrivaine. Elle est notamment l’autrice de Rome en un jour (2013), Toutes les femmes sauf une (Prix Révélation de la SGDL 2018), Feu (2021), Western (Prix de Flore 2023) et Tressaillir (2025). (Source : Éditions Stock)

Page Wikipédia de l’autrice 

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Du fond des Âges (Le Halo des Ombres – Cycle 2)