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Bande-annonce du roman © Production Place des Éditeurs
Les premières pages du livre
« 1. Il était une fois
Il était une fois un petit royaume grand comme un département français. Un royaume bien caché, quelque part en Afrique. On racontait même que les plus grands fleuves du monde y prenaient leur source.
C’était un royaume dont rien ne semblait pouvoir troubler la quiétude. Les habitants y parlaient la même langue, y priaient le même dieu, un dieu unique, y respectaient les mêmes règles sociales et politiques, des règles strictes.
C’était un royaume sous les tropiques, là où d’ordinaire les chaleurs sont extrêmes, les pluies diluviennes et les montagnes infranchissables. Rien de tout cela ici. Ce petit royaume s’élevait à plus de mille mètres d’altitude, afin que les températures y soient douces toute l’année. Le relief y était plus doux encore, et se résumait à un horizon de collines, plus de mille disait-on, jamais bien difficiles à gravir, jamais bien compliquées à cultiver, et les hommes et les femmes, plus nombreux ici qu’ailleurs, les avaient peintes de mille nuances de vert. Vert thé, vert sorgho, vert haricot ou vert pâturage.
C’était un royaume où éleveurs et cultivateurs se partageaient les mêmes villages. Ce petit royaume vivait à l’écart du monde, mais il nous aurait pourtant paru étrangement familier, on s’y serait senti presque comme chez soi. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé. Les premiers à le découvrir, les premiers étrangers je veux dire, ont cru y être là-bas chez eux : ce royaume si lointain ressemblait beaucoup à celui qu’ils avaient quitté. Ce nouveau territoire était pour eux comme un miroir, un pays modèle, une planète jumelle. Une terre de toutes les convoitises tant elle était désirable. Un trésor. De ceux que l’on refuse de partager, de ceux que l’on se dispute, au risque de le déchirer.
Comment ces explorateurs auraient-ils pu approcher la vérité ? Ce royaume cachait un secret. Un secret que personne n’a jamais pu percer, ni ceux qui y ont vécu, encore moins ceux qui y sont morts. Un secret comme une malédiction, pour les fous ayant cru pouvoir se rendre maîtres d’un royaume aussi minuscule. C’est mon histoire. Celle d’un petit royaume caché au cœur de l’Afrique. On racontait que personne, avant la fin du XXe siècle, n’y avait jamais vu un homme blanc. Mon histoire, est-ce un hasard, commence exactement cent ans plus tard.
2. Ambassade de France, Kigali, 7 avril 1994
— Passez-moi le conseiller Afrique du président ! C’est une urgence absolue.
— Une seconde, monsieur. Je dois procéder à certaines vérifications. Il va me falloir…
— M’identifier ? Nom de Dieu, vous devez voir mon numéro s’afficher sur votre écran. Je suis l’attaché de défense de l’ambassade de France au Rwanda. Je vous appelle sur une ligne sécurisée !
— En effet, monsieur. Je vous demande seulement quelques instants. Le temps de m’assurer que…
— Je n’ai pas quelques instants ! Vous suivez les actualités, à l’Élysée ? Vous êtes au courant qu’un Falcon 50 a été abattu dans le ciel de Kigali hier soir, et qu’il transportait trois ressortissants français, ainsi que les présidents du Rwanda et du Burundi ? La ville et le pays tout entier sont au bord de l’explosion. Nous sommes retranchés dans l’ambassade. J’ai devant moi deux militaires du DAMI Panda. Les premiers massacres auxquels ils ont assisté sont terrifiants. Alors je vous répète, passez-moi un conseiller du président Mitterrand.
La longue tirade de l’attaché de défense parut enfin produire une réaction. Le secrétaire de l’Élysée, du moins le fonctionnaire chargé de trier les priorités parmi les appels diplomatiques provenant des cent soixante ambassades de France dispersées sur la planète, sembla enfin comprendre qu’un drame se jouait à plus de six mille kilomètres de Paris, et qu’il devait transmettre le relais à quelqu’un de plus compétent.
— Bien. Je vous demande de rester près de votre téléphone. Je contacte François de Grossouvre et je vous rappelle le plus vite possible.
L’attaché de défense de l’ambassade de Kigali raccrocha.
— Alors ? s’inquiéta le premier des deux militaires.
C’était un homme solide : épaules larges, mots rares et choisis, gestes rapides et précis. Un étrange collier, une sorte de petit grelot qu’on attache au cou des chèvres, pendait sur sa poitrine.
— Il nous rappelle, fit l’attaché. Il essaye de contacter un conseiller.
Le second soldat pesta. Son crâne, mais également ses cils et ses sourcils, était intégralement épilé.
— Qu’il fasse vite ! Les minutes qui viennent seront décisives. Si les extrémistes hutu prennent le pouvoir…
Il ne parvint pas à achever sa phrase. L’attaché de défense s’étonna : le militaire au crâne rasé paraissait sur le point de craquer. Qu’avait-il pu voir dans cette ville pour être secoué à ce point ? Depuis hier, depuis que ce foutu Falcon 50 avait été abattu en vol, seuls les soldats français et belges, ainsi que les casques bleus de l’ONU, pouvaient encore circuler en ville.
— Nous devons garder notre sang-froid, s’entendit affirmer l’attaché de défense. Attendre les ordres.
Des phrases toutes faites inadaptées à l’urgence, il en était conscient. L’ambassadeur lui-même ne prendrait pas la moindre décision sans l’aval de l’Élysée. La situation était inédite. Aucun des protocoles prévus par les stratèges du Quai d’Orsay ne pouvait s’appliquer. Minute après minute, le pays allait basculer dans le chaos.
Comme pour le confirmer, une rafale de tirs, à une centaine de mètres à l’ouest de l’ambassade, troubla le silence du bureau. C’est là qu’habitait la Première ministre, pensa immédiatement l’attaché de défense. Agathe Uwilingiyimana était la seule à pouvoir stopper l’hécatombe, la seule capable de rassembler le pays, s’il était encore possible de le réconcilier. Les extrémistes allaient-ils chercher à l’éliminer ? Impossible, se rassura l’attaché de défense, un solide peloton de casques bleus la protégeait.
Les tirs s’espaçaient. Les affrontements se déplaçaient sans doute vers un autre quartier. Le fonctionnaire de l’ambassade leva un instant les yeux vers les symboles rassurants de la République : la statue de Marianne, le drapeau tricolore fièrement dressé sur sa hampe d’acier, le portrait de François Mitterrand accroché au milieu du mur… juste à côté de celui de Juvénal Habyarimana, le président rwandais assassiné la veille. L’attaché de défense possédait une certaine expérience, il avait été en poste dans une quinzaine de pays et visité la plupart des autres ambassades de Kigali. Dans aucune d’entre elles le portrait du président rwandais n’était affiché. L’ambassadeur Marlaud l’avait trouvé cloué au mur le jour de son arrivée et n’avait jamais osé le décrocher.
Une erreur ? Une erreur de plus ? Il avait entendu parler des rumeurs. La présence de ce mercenaire français, Paul Barril, sur le tarmac de l’aéroport de Kigali. La boîte noire du Falcon que les services secrets français recherchaient, déjà.
Il vérifia machinalement si le téléphone était bien raccroché. Que l’Élysée réponde, vite ! Que les ordres descendent de Paris. Qu’ils n’aient plus à réfléchir, juste à obéir…
— Qu’est-ce qu’ils attendent ? s’impatienta le militaire au crâne rasé. Chaque seconde compte. Il faut à tout prix donner l’ordre à la MINUAR de se déployer.
— Sortir de notre neutralité ? s’inquiéta le fonctionnaire. Faire intervenir les casques bleus ?
— Le capitaine Libreville a raison, insista le second soldat. L’ambassadeur Marlaud doit contacter le général Dallaire, s’entendre avec lui pour reprendre le contrôle de Kigali, sans attendre la décision de Paris.
Court-circuiter les ordres du président Mitterrand, rien que ça ? Un incendie meurtrier ravageait la capitale rwandaise et ces militaires jetaient encore de l’huile sur le feu.
Le téléphone sonna à cet instant précis.
L’Élysée.
L’attaché de défense prit une longue inspiration avant de décrocher.
— Ambassade de Kigali ? demanda une voix inquiète. Vous avez souhaité parler à François de Grossouvre ?
L’attaché souffla. Grossouvre était un ami intime de Mitterrand, un de ses plus proches conseillers et un très bon connaisseur du Rwanda. Même s’il n’avait plus autant de pouvoir qu’avant, il restait un diplomate influent, le seul, par exemple, à être resté en contact avec ce fameux capitaine Barril. Grossouvre allait se débrouiller pour démêler la partie qui se jouait entre ces barbouzes, les extrémistes du Hutu Power et l’armée des exilés tutsi qui menaçait d’envahir le pays.
— Oui. Et c’est urgent ! Passez-le-moi.
— Cela ne va pas être possible, monsieur.
L’attaché faillit exploser. Tout ce temps d’attente pour rien ?
— Je vous le répète, passez-moi François de Grossouvre. Il y va de la raison d’État.
— Je l’entends bien, répondit calmement son interlocuteur à l’Élysée, cela ne sera néanmoins pas possible.
Le fonctionnaire de l’ambassade de Kigali croisa le regard des deux militaires du DAMI. Quelque chose leur échappait.
— Ce ne sera pas possible, poursuivit la voix de l’Élysée. François de Grossouvre est décédé.
— Décédé ?
— Exactement, monsieur. Dans son bureau de l’Élysée.
L’attaché de défense se laissa tomber dans son fauteuil, évalua par la fenêtre la fumée noire qui montait de la colline de Nyarugenge. Un mort à l’Élysée. Était-ce seulement déjà arrivé ? Grossouvre devait avoir plus de soixante-quinze ans, calcula rapidement l’attaché. Avait-il succombé à un AVC ? Un infarctus ? Une chute accidentelle ?
— Vous… balbutia-t-il, vous en êtes certain ?
— On le serait à moins. Un gendarme du GIGN l’a retrouvé dans son bureau. Une balle de 357 Magnum lui a arraché la moitié du cerveau.
Trente ans plus tard
ACTE I
Retour au Rwanda
3 Hérouville-Saint-Clair, Normandie
20 décembre 2024
Maé enfonça un peu plus son bonnet sur ses oreilles. Elle était sortie de chez elle en courant, sans prendre le temps de sécher ses cheveux. Le bus du collège passait à 7 h 29, jamais elle ne l’avait raté, mais il s’en était souvent fallu de peu…
Ce matin de décembre pourtant, elle avait sprinté pour rien. Le car avait du retard. Huit heures moins le quart et toujours aucun mouvement sur la ligne 32. Un épais brouillard s’élevait du canal de Caen à la mer, les rares voitures qui circulaient roulaient avec la prudence de canards dérapant sur un lac gelé. En Normandie, dès qu’il tombait trois flocons, c’était le retour à l’âge de glace.
Maé resserra l’écharpe autour de son cou et essaya autant qu’elle le pouvait de rentrer sa tignasse bouclée sous la laine beige de son bonnet, sans que ses écouteurs ne se décrochent.
— T’écoutes quoi ?
Maé leva les yeux. Nathan s’approchait. Un 2011. Pas méchant, mais saoulant.
— Papaoutai, de Stromae.
Nathan ouvrit des yeux ronds de chouette blanche.
— Stromae ? Quand il a commencé à chanter, j’étais même pas né !
Maé évita de répliquer. Comment expliquer à Nathan que sa conversation n’arrivait pas à la cheville de la poésie de Stromae ? Elle augmenta le volume dans ses oreilles.
Pas assez.
— T’as des stalactites au bout de tes cheveux !
Dites-moi d’où il vient, enfin je saurai où je vais.
— C’est joli, on dirait des diamants.
Maman dit que lorsqu’on cherche bien, on finit toujours par trouver.
— Ta mère t’a appelée Maé à cause de Stromae ?
Maé coupa le son, agacée. Stromae. Maé… C’était vrai, elle n’y avait jamais pensé.
Elle sortit son livre, sans prononcer un mot, et tourna les pages du bout de ses gants.
— Tu lis quoi ?
Maé aurait voulu avoir le pouvoir magique d’Elsa dans La Reine des neiges. Transformer Nathan en bloc de glace d’un seul geste de l’index.
— Petit pays.
Aucune chance que Nathan connaisse…
— Mon grand frère aussi, il l’a lu en troisième. Tu l’étudies en classe ?
— Non.
Nathan sautilla sur place pour se réchauffer. Pour réfléchir aussi. Maé en profita pour lire une phrase.
Le bonheur ne se voit que dans le rétroviseur.
Le garçon poussa un cri de triomphe.
— J’ai compris. En vrai t’es de là-bas.
Maé referma son livre. Aucun bus à l’horizon pour la sauver. Nathan l’avait surprise en parvenant à faire le lien entre Petit pays et Stromae. Ce sparadrap d’un mètre cinquante n’était donc pas aussi inculte qu’elle le croyait. Méfiance, fit-elle clignoter dans sa tête, les garçons trop collants finissent toujours par devenir attachants.
— De là-bas ?
— Bah du petit pays, quoi. Du Rwanda.
— T’as tout faux. Le livre se passe au Burundi.
— Ah…
Nathan se mordit les lèvres, gêné d’avoir gaffé. Quelque chose, à cet instant précis, séduisit Maé. Nathan aurait pu répondre « c’est pareil », ou même s’en moquer. Qui sait situer sur une carte le Burundi et le Rwanda ? Mais non, il avait l’air sincèrement désolé. Un garçon capable d’accorder de l’importance à un détail dont il ignore tout était forcément un garçon intéressant.
— C’est rien. Tout le monde confond. Viens, assieds-toi.
Maé avait compris. Le seul moyen de faire taire Nathan était de parler davantage que lui.
— Oui, tu as raison, je viens de là-bas.
Et Maé raconta ce que personne, pas même ses meilleures amies, ne savait.
Sa grand-mère était morte au Rwanda. Sa mère n’avait que trois ans quand elle avait dû quitter son pays, à cause d’un génocide. Et c’est son grand-père, un militaire français, qui l’avait élevée.
— Donc tu comprends, Nathan, ma mère n’a aucun souvenir du Rwanda, et moi je suis née à la polyclinique de Caen. Père inconnu. Quand elle est tombée enceinte, un accident d’après ce qu’elle m’a raconté, elle a voulu me garder. Alors tu vois, à part mon bronzage et ma tignasse à la Aya Nakamura, plus rien ne me relie au Rwanda.
— Tu n’y es jamais allée ?
— Non…
— Et… t’aimerais ?
Maé hésita. L’arrivée du bus 32 la sauva. Nathan avait compris que la parenthèse était terminée.
— Joyeux Noël, Maé.
— Joyeux Noël, ma chérie !
Le grand-père de Maé avait posé trois cadeaux au pied du sapin. C’était une fête sans excès. Un réveillon à trois, un représentant par génération. Elle, sa mère Aline et son grand-père Jorik.
Maé appréciait cette simplicité. Un grand-père militaire retraité depuis une éternité. Une mère prof de SVT. Aussi loin qu’elle creusait dans sa mémoire, c’est-à-dire les années où elle croyait encore au père Noël, elle ne se souvenait que de leurs réveillons à trois, sans festin ni orgie de cadeaux. Une soirée qui lui correspondait. L’attention un peu sévère de sa mère, la tendresse de son grand-père, elle n’en demandait pas davantage.
— J’ouvre lequel ? demanda Maé.
— Le premier !
Papy Jorik avait inscrit un numéro sur chaque paquet. Le 1 était le plus volumineux. Maé, avant de s’attaquer à l’emballage, remarqua le regard complice qu’échangeaient sa mère et son grand-père. Qu’avaient-ils manigancé ? Elle l’avait souvent constaté, les adultes sont toujours plus excités par les cadeaux qu’ils offrent que par ceux qu’ils reçoivent.
Le papier céda. Elle découvrit, surprise, un objet quasi préhistorique : un magnétophone. Rouge, léger, plat. En continuant de le déballer, une petite boîte de plastique, épaisse comme un paquet de cigarettes, glissa.
— C’est quoi ?
— Une minicassette. Cela servait à écouter…
Maé dévisagea son grand-père avec indulgence.
— Je sais ce qu’est une minicassette, papy ! Je veux juste savoir ce qu’il y a d’enregistré dessus.
— Tu n’as qu’à écouter.
Papy avait raison. Aussi improbable que cela puisse paraître, le magnétophone fonctionnait. Une sorte d’engrenage sembla se mettre en branle. Un souffle d’abord, comme si quelqu’un s’était amusé à enregistrer le vent, puis quelques voix lointaines, des conversations animées dans une langue que Maé avait immédiatement reconnue : le kinyarwanda, la langue de sa grand-mère. Quelques notes de musique accompagnèrent les éclats de rire, qui se transformèrent presque aussitôt en une chorale, avant qu’une voix unique, pure et cristalline, ne couvre toutes les autres.
— Ce sont des chants rwandais ?
— Oui. Des chants religieux. Des chansons d’amour aussi.
La voix de papy tremblait. Il n’était pourtant pas du genre à s’émouvoir facilement. Papy venait juste de fêter ses soixante ans. C’était encore un bel homme sur lequel les femmes se retournaient. Il marchait chaque jour, courait chaque semaine, nageait dans la Manche chaque été. Un sexagénaire séduisant, célibataire, et qui tenait à le rester. Papy s’était trop habitué à ses routines de jeune retraité. L’avantage d’avoir fait carrière dans l’armée…
Papy renifla puis, pour s’éclaircir la voix, eut l’air d’avaler toutes les larmes bloquées dans sa gorge, faute d’avoir osé les laisser couler. Il parla vite, à s’en étouffer.
— Ces chants ont été enregistrés le jour de mon mariage, en avril 1992, à Kibeho, un petit village du Rwanda.
Il se tourna vers sa fille.
— Tu étais déjà née, Aline. Tu avais six mois.
Déjà née… mais trop jeune pour s’en souvenir. Aline, même en écoutant les mélodies, conservait cet air sévère de prof de sciences, ce mélange de raideur et de rigueur qu’assument toute leur vie les enfants élevés seuls par un père ou une mère autoritaire. Une fille unique de militaire. Débarquée en 1994 dans un village normand où elle était la seule enfant noire. Une survivante ayant enfoui au plus profond ses traumatismes, et sans doute poursuivie par une peur tenace : les transmettre, à son insu, à sa propre fille.
— Ouvre le deuxième paquet…
Maé captura un nouveau regard de complicité entre sa mère et son grand-père, puis s’attaqua au cadeau, plat et rectangulaire. Un cadre ? Une photo ?
Gagné ! Elle reconnut l’image avant d’avoir complètement déchiré le papier.
Un gorille. Un dos argenté. En se concentrant un peu, elle aurait pu déterminer son âge et son origine géographique. Les gorilles étaient sa passion. Un vieux doudou gorille nommé Gagi paradait toujours sur son lit, et sa chambre était tapissée de posters de King Kong, de Dian Fossey, ou des dix versions cinématographiques de La Planète des singes.
Ces chants rwandais d’abord, pensait Maé, puis cette photo de gorille… Ces deux cadeaux étaient les deux premières pièces d’un puzzle qu’elle n’osait pas emboîter, de peur d’être déçue. Elle avait si souvent exprimé son rêve absolu : voir un jour les primates en vrai, dans leur habitat naturel, dans le seul endroit au monde où on peut les approcher, celui où jadis Dian Fossey les avait protégés.
Les montagnes des Virunga au Rwanda.
— Eh bien, qu’est-ce que tu attends ? Ouvre le troisième paquet.
Un petit paquet de rien du tout. Juste quelques feuilles de papier cartonnées ; Maé les sentait sous ses doigts, pouvait même les compter, un, deux, trois, elle avait si peur de déchirer ce papier, si peur de croire à l’impossible, si peur d’avoir espéré pendant quelques minutes que le rêve de sa vie allait se réaliser…
Sa mère, son grand-père l’encourageaient du regard. Ils lisaient forcément dans ses pensées, ils ne pouvaient pas être si cruels, ils ne pouvaient pas autant sourire si…
— Vas-tu enfin ouvrir ce cadeau ? s’impatienta Aline.
Le papier se déchira en longs lambeaux.
Maé faillit s’évanouir.
Non, elle n’avait pas rêvé. Son nom était écrit, sur ce billet. Avec celui de son grand-père, Jorik Arteta, et celui de sa mère, Aline Arteta.
Départ le 25 décembre, à 9 h 12.
Demain matin. Vol direct pour le Rwanda.
La terre des gorilles, ses frères.
Sa terre !
Maé n’arrivait pas à dormir. Allongée sur son lit, elle scrollait sur son téléphone des photos de gorilles, prises par des touristes habitués aux destinations extraordinaires. Le safari pédestre dans les Virunga valait une fortune. L’équivalent d’un mois de salaire de sa mère, de deux mois de retraite de papy, ils avaient dû économiser des années pour lui offrir cette folie. Pour se l’offrir à eux aussi ? Depuis 1994, Aline et Jorik n’étaient jamais retournés au Rwanda. Ce safari au pays des gorilles n’était-il qu’un prétexte, à plusieurs milliers de dollars, pour enfin oser affronter le passé ?
— Tu ne dors pas, Maé ?
L’adolescente avait reconnu la voix de son grand-père. Elle s’attendait à ce qu’il la gronde. Nous partons à 5 heures pour l’aéroport demain matin, il faut fermer les yeux, ma grande…
Il se contenta de s’asseoir au bout de son lit et de lui sourire.
— J’ai un dernier cadeau pour toi.
Papy et ses cachotteries… Il n’avait pas pris la peine de l’emballer. Il tendit à sa petite-fille un petit cahier noir.
— J’ai attendu longtemps, j’ai hésité plus longtemps encore, avant de me décider à te le donner.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un journal. Celui de ta grand-mère. Elle a commencé à l’écrire en 1990, et elle l’a poursuivi, dès qu’elle le pouvait, jusqu’à sa mort. Pendant presque quatre ans. Quarante-six mois exactement.
Maé saisit le cahier. La couverture plastifiée était tachée, tout comme la reliure et le bord des pages. Pas seulement jaunie par le temps, brunie aussi. Maé savait reconnaître des taches de sang.
— Maman l’a déjà lu ?
Papy avait retrouvé sa voix douce et déterminée.
— Non. Et si tu veux le lire, tu dois me faire une promesse. Ne jamais lui montrer. Ce serait… trop douloureux pour elle.
Maé ne comprenait plus. Elle n’avait que quinze ans. Si le journal de sa grand-mère contenait des éléments traumatisants, pourquoi lui confier ?
Papy Jorik paraissait lire dans ses pensées.
— Il faut que tu saches, ma chérie, si depuis toutes ces années je ne suis pas retourné au Rwanda, ce n’est pas uniquement pour fuir mes pires souvenirs. C’est aussi parce que je n’y étais pas forcément le bienvenu.
Maé sursauta.
— Pourquoi ?
— Parce que même si c’était il y a plus de trente ans, des gens que j’ai connus au Rwanda sont sans doute encore vivants. Des gens qui ne m’aimaient pas beaucoup. Je ne suis pas certain qu’ils aient tous oublié le capitaine Jorik Arteta.
— Pourquoi y retournes-tu alors ?
— Pour toi.
Une heure du matin.
Maman allait venir la réveiller dans trois heures.
Le cahier noir était posé sur la table de chevet. Elle se souvenait des recommandations de son grand-père, maman ne devait surtout pas le trouver. Maé brûlait d’envie de commencer à le lire, mais elle devait être raisonnable, le cacher dans sa valise et dormir.
Elle l’ouvrit, sans réfléchir.
Sa grand-mère possédait une jolie écriture, fine et serrée.
4 Espérance
4 octobre 1990
La première fois que j’ai vu Jorik, je l’ai détesté.
Capitaine Jorik Arteta, 1er RPIMa de Bayonne.
J’ai détesté son allure martiale et son crâne rasé, j’ai détesté sa mâchoire carrée et son grand rire viril, j’ai détesté sa veste militaire ouverte sur ses pectoraux, j’ai détesté les médailles, les galons et les insignes qu’il portait à l’épaule ou épinglés sur le cœur. J’ai détesté la meute à laquelle il appartenait, dix paras en permission, ricanant au bord de la piscine de l’hôtel des Mille Collines.
La plus célèbre piscine de Kigali. Un rectangle bleu, des palmiers et des transats de bois alignés autour, des tables, des chaises et un bar servant de la Primus ou de la Mutzig fraîche. C’était le lieu de permission favori des militaires désœuvrés qui souhaitaient, pendant quelques heures, se rincer l’œil et le gosier. Toutes les prostituées de Kigali, du moins celles qui savaient nager, semblaient s’être donné rendez-vous dans le grand bassin. Les plus audacieuses défilaient en bikini sur le tremplin. Les autres se contentaient de barboter et de se hisser de temps à autre sur le rebord pour sucer la paille de leur Fanta et faire admirer leur décolleté.
Les paras français appréciaient. Les distractions étaient rares à Kigali. La capitale du Rwanda devait être l’une des seules villes au monde où l’on ne trouvait aucune boutique de souvenirs. Une unique supérette pour se ravitailler. Deux minuscules librairies, si tant est que les militaires lisaient, pour acheter de vieux manuels scolaires, la Bible ou l’Évangile. Tout fermait et s’éteignait à 18 heures, avec la nuit.
Les paras français étaient arrivés hier, et déjà s’ennuyaient. Ils étaient plus de trois cents, impossible de les rater dans ce village qu’est Kigali.
Alors ils venaient par groupes de dix observer le ballet des sirènes, pour la plupart à peine majeures. Regarder mais pas toucher, ils avaient dû être prévenus : au Rwanda, un jeune sur trois avait le sida. Même le plus borné des paras était capable de calculer la probabilité qu’une prostituée soit infectée par le virus.
Capitaine Jorik Arteta, 1er RPIMa de Bayonne.
Si j’avais été plus objective, j’aurais pu lui accorder des circonstances atténuantes. Je suppose qu’avant d’atterrir à Kigali, Jorik n’avait jamais entendu parler du Rwanda, et qu’il devait se demander, tout autant que ses copains, ce qu’il fichait là, au beau milieu de l’Afrique, dans un petit pays dont il ne connaissait rien, pour régler un conflit auquel il ne comprenait rien.
J’étais assise au bar, face à mon Fanta, un paquet de trente copies empilées devant moi. J’avais dans ma classe, à Butare, quelques élèves exceptionnellement doués. Avec de la chance, ils pourraient suivre des études universitaires, ils représentaient l’avenir de ce pays. Moi je n’étais là que pour leur passer le relais, en leur enseignant les mathématiques.
Concentrée sur mes copies, je n’avais pas vu le groupe de six paras s’approcher du bar.
— Pas encore dans l’eau, ma sirène ?
C’est le sous-lieutenant Lacoste qui m’a abordée le premier, un type de Pau, je ne l’ai quasiment jamais revu ensuite. J’étais surprise. D’ordinaire, les mâles de Kigali, blancs ou noirs, me laissaient plutôt tranquille. Avec mon mètre soixante sans baskets, mes petits yeux de musaraigne myope derrière mes verres de lunettes, mes courbes un peu trop prononcées dissimulées sous des vêtements amples et ternes, je n’étais pas du genre de celles qu’ils aimaient draguer. À vingt-six ans, je n’avais rien de la Rwandaise qu’ils fantasmaient, grande, mince, élégante.
Lacoste a encore essayé de me chauffer, de lire mes copies par-dessus mon épaule, s’étonnant d’y trouver des équations. Les hommes, qu’ils soient militaires ou pas, ne m’ont jamais fait peur. Je lui ai expliqué, en articulant comme devant le pire des cancres de ma classe, que j’étais professeure de mathématiques à Butare, la ville universitaire du Rwanda, et que régulièrement je montais à la capitale pour travailler au ministère de l’Éducation et organiser les concours d’entrée aux études secondaires. J’en ai profité, puisque j’avais six paras sous la main, pour leur rappeler que l’on n’avait pas besoin d’eux ici, qu’on se débrouillait très bien sans les Français, et sans les Belges aussi.
J’ai levé mon verre de Fanta à leur santé. Ils ont déguerpi dès que le barman a servi leurs Primus. C’était l’effet recherché. Qu’ils me voient comme une intellectuelle, chiante et prête à les bouffer. Qu’ils me voient telle que j’étais, en réalité. Et qu’ils me foutent la paix.
Mission accomplie : Lacoste et ses camarades sont retournés poser leurs fesses sur les transats, à rire et applaudir les gamines ruisselantes. J’ai cru m’en être débarrassée, avant de m’apercevoir que deux militaires étaient restés.
Les capitaines Jorik Arteta et Jean-Charles Libreville.
Autant j’ai détesté Jorik au premier regard, autant j’ai immédiatement réalisé que Jean-Charles était différent. Pas physiquement. Il était taillé dans le même bois noueux et musculeux que les autres, mais il y avait chez lui cette gravité, cette maturité qu’on ne croise en général que chez les plus haut gradés : un besoin d’analyser avant d’agir, une nécessité de comprendre avant d’obéir. Tout l’inverse de ce qu’on demande à un soldat, et qu’on exige d’un officier. Jorik, je crois, se contentait d’accompagner son ami. Ils s’étaient rapprochés parce qu’ils partageaient le même accent basque.
Jean-Charles Libreville, contrairement aux autres paras, me regardait avec davantage d’intérêt que les naïades.
— Expliquez-moi, demanda-t-il. Nous sommes venus pour vous aider, pour protéger le Rwanda, et vous ne semblez pas nous apprécier.
Une telle requête était suffisamment rare pour que je n’aie pas envie de la rejeter. J’ai vidé ma canette, rangé mes copies dans mon cartable, puis je me suis lancée dans une explication que j’espérais aussi claire que possible.
— Ce n’est pas bien compliqué. Le Rwanda est indépendant depuis un peu moins de trente ans, et gouverné depuis dix-sept ans par le même dictateur, Juvénal Habyarimana. Une situation classique en Afrique, Habyarimana n’est ni pire ni meilleur qu’un autre, et représente surtout à vos yeux d’Occidentaux un gage de stabilité. Le Rwanda possède néanmoins une particularité, il est divisé en deux groupes, les Hutu qui représentent 85 % de la population, et les Tutsi qui ne sont que 15 %. Quand les leaders hutu ont pris le pouvoir, quelques années avant l’indépendance, la minorité tutsi a été persécutée, et beaucoup ont dû s’exiler dans les pays voisins, notamment au Burundi et en Ouganda. Ils forment depuis une puissante diaspora, avec des cadres formés aux États-Unis, et une petite armée bien organisée, le Front patriotique rwandais, qui s’est massée à la frontière nord du pays, prête à mener une offensive contre le Rwanda d’Habyarimana à la première occasion.
Jean-Charles Libreville suivait en hochant la tête.
— Et c’est ce qu’ils ont fait, lança-t-il. Il y a trois jours. Votre président a paniqué et a appelé les Français au secours. D’ailleurs, je ne comprends pas pourquoi. La France n’a jamais eu de lien avec le Rwanda.
J’ai commandé un autre Fanta. Derrière Jean-Charles Libreville, Jorik Arteta avait fait sauter un bouton de sa vareuse et me fixait étrangement.
— Tout simplement, ai-je expliqué, parce que notre président, Juvénal Habyarimana, est un grand ami du vôtre. Alors le 1er octobre, quand les troupes du FPR ont franchi la frontière du Rwanda, Juvénal a vite appelé à l’aide François Mitterrand, qui a promis de lui envoyer quelques bidasses pour le tirer d’affaire. En deux ou trois mois cette histoire serait terminée. Quelques bidasses, capitaine, et vous voilà !
— Pour deux ou trois mois, a répété Jean-Charles Libreville.
J’ai senti une nouvelle fois sur moi le regard de Jorik Arteta. Un regard auquel je n’étais pas habituée, un regard auquel je n’avais rien à reprocher, insistant mais discret, qui se détournait dès que je le croisais. Un regard qui provoquait en moi une sensation inconnue, inattendue, encore indéfinissable, et que dans le doute, j’ai décidé de ne pas aimer.
7 octobre 1990
Les jours suivants, la peur a gagné Kigali. Nous croisions des militaires français partout dans les rues. Ils étaient plus de trois cents, dont un état-major de plus de quarante gradés installés dans l’hôtel Méridien, deux compagnies de paras, des forces spéciales et même des équipes de renseignement de la DGSE. Notre président devait être rassuré, il pouvait compter sur ses amis. L’opération portait désormais un nom : Noroît, le nom d’un vent sec et froid venant du nord-ouest de la France et du Canada. Les Français étaient décidément fâchés avec la géographie.
Leur mission officielle se limitait à contrôler la ville et l’aéroport, là où se concentrait la majorité des ressortissants français, afin d’évacuer ceux qui le souhaitaient. D’après l’ambassade – j’y avais mes entrées grâce à mes missions pour le ministère de l’Éducation –, seules quelques centaines d’entre eux avaient choisi de partir.
La peur initiale laissait place à un climat plus rassurant. On traitait les paras en sauveurs, on applaudissait les convois, on agitait des drapeaux bleu-blanc-rouge sur leur passage. Les Français devaient se sentir comme de véritables héros, d’autant plus que l’ennemi à combattre était parfaitement haïssable : un groupe de rebelles tutsi, minoritaires, anglophones, prêts à envahir un petit pays qui n’a rien demandé.
Les Français étaient encore plus mauvais en diplomatie qu’en géographie.
11 octobre 1990
J’ai revu Jorik et Jean-Charles quelques jours plus tard, toujours au bord de la piscine de l’hôtel des Mille Collines. Comme la première fois, ils étaient accompagnés de huit autres paras en permission. Certains appelaient déjà les baigneuses par leurs prénoms : Marème, Gloriose, Happy, Illuminée, aussi exotiques que leurs silhouettes filiformes… Et ça riait, ça s’éclaboussait, ça flirtait, Lacoste avait fini dans l’eau tout habillé, alors qu’une Bienaimée et une Florida, cintrées dans leurs maillots trempés, essayaient de partager le même transat qu’un colonel, avant de basculer en s’accrochant à un galon ou une bretelle. Le Rwanda était définitivement le pays rêvé pour les héros français.
— Vous ne riez pas avec les autres ?
Cette fois, c’est moi qui avais engagé la conversation. Parce que j’avais envie de provoquer ce capitaine Libreville, un Français un peu plus lucide que les autres ? Ou parce que je voulais savoir, à force de parler politique, à quel moment ce capitaine Arteta cesserait de me fixer ?
— Pas plus que vous, répondit Jean-Charles Libreville.
Nous nous sommes tous les trois accoudés au bar, sous la pergola. Libreville tourna la tête vers les paras qui, les uns après les autres, ôtaient leurs tee-shirts pour les faire sécher au soleil et faire admirer leurs abdominaux sculptés.
— Ne les jugez pas trop rapidement, les défendit le capitaine. Ce sont des pros. Ils ont bien le droit de s’amuser. Sans eux, les rebelles tutsi auraient envahi votre pays. Kigali serait déjà tombée entre les mains du FPR.
— Comme vous êtes naïf…
Libreville ne semblait jamais se vexer.
— Non, je vous assure. Votre armée régulière aurait été incapable de défendre vos frontières. Elle est dans un état de désorganisation totale. Il faut tout reprendre à zéro. La discipline, la tactique, le maniement des armes…
Derrière Libreville, Jorik hochait bêtement la tête.
— Je ne vous parle pas de cela, capitaine. Je sais très bien que les Forces armées rwandaises seraient incapables de résister à une offensive des rebelles. Leur tout nouveau chef, Paul Kagame, un jeune commandant formé aux États-Unis, va vite devenir l’ennemi numéro un du clan Habyarimana, et des Français. Ce que je veux vous faire comprendre, c’est que les rebelles du FPR n’ont jamais eu l’intention de s’attaquer à Kigali.
Jean-Charles Libreville prit le temps de réfléchir. Pour la première fois, Jorik osa intervenir.
— Ne pas attaquer Kigali ? Vous plaisantez ? Quand votre président a appelé la France à l’aide, votre capitale était sur le point de tomber. Il n’a tout de même pas inventé les coups de feu, les explosions, les échanges de tirs dans la ville.
— Si.
J’ai adoré voir s’arrondir, façon pupilles de grue royale, les yeux clairs de Jorik. Libreville, lui, semblait amusé, comme s’il savait déjà que je disais la vérité.
— Si, ai-je confirmé. Juvénal Habyarimana a tout inventé. Une simple intoxication, une mise en scène grossière, les rebelles du FPR étaient à plus de soixante-dix kilomètres de Kigali, tout près de la frontière ougandaise, quand notre président a envoyé les feux d’artifice. Un simple leurre, pour déclencher le plus rapidement possible l’intervention française. Il a réussi au-delà de tout ce qu’il espérait. Maintenant que vous êtes là, vous êtes coincés. Votre ambassade est au courant, elle sait aujourd’hui qu’elle a été manipulée, mais c’est trop tard : vous êtes les héros de tout un peuple, sans avoir tiré un seul coup de feu. Que demander de mieux ?
Le regard de Jorik oscillait entre mes lunettes de vue et les lunettes de soleil de son camarade. Un regard presque enfantin, celui d’un petit garçon crédule qui découvre que ses parents lui ont menti à chaque Noël depuis qu’il est né.
— Tout le monde est gagnant, ai-je poursuivi. La France possède un nouveau pays ami, le Rwanda, et notre brave président Juvénal, qu’on disait sur le point d’être renversé, est à nouveau intouchable. Il peut même lancer sa contre-offensive. Partout dans le pays, des civils dressent des barrages, interdisent l’accès de certaines communes, s’arment contre les ennemis de l’intérieur.
Autour de nous, tout s’agita soudain. Une armée de serveurs, vêtus de blanc, installaient des tables et des nappes. Les militaires furent gentiment invités à aller jouer ailleurs. De nouveaux majordomes apportaient des coupes de fruits, des assiettes de petits-fours et des saladiers de punch. C’était l’heure d’un cocktail. Organisé par la Banque mondiale, ou le Centre culturel français, ou la Commission européenne ou n’importe quelle autre administration chargée du développement et de la réduction des inégalités dans le pays. Même les oiseaux semblaient avoir été invités : une vingtaine de choucas se perchaient sur les branches les plus hautes des eucalyptus.
Jean-Charles Libreville observait, avec une ironie blasée, le ballet des serveurs endimanchés.
— Des ennemis de l’intérieur ? Vous voulez parler de la minorité tutsi qui vit dans ce pays ?
Libreville me fixa. Il n’avait pas pu rater le trouble qui voilait mes yeux.
— Et vous, Espérance, insista-t-il, dans quel camp êtes-vous ?
Les premiers invités arrivaient. Des coopérants, des fonctionnaires, des ambassadeurs, des experts internationaux.
— Désolée, je ne vois pas ce que vous voulez dire.
— Alors je vais être plus précis. Êtes-vous hutu ou tutsi ?
Je me suis forcée à sourire.
— La vérité est parfois plus compliquée, capitaine.
Jorik est à nouveau intervenu. J’ai cru qu’il allait me saisir le bras.
— Alors expliquez-nous.
Les bords de la piscine continuaient de se remplir. Des femmes d’expatriés et des bourgeois rwandais, des prêtres et des artistes, des commerçants et quelques ministres. Les prostituées se rhabillaient. Les militaires s’approchaient du buffet, moins pour en contrôler l’accès que pour être les premiers à se servir. J’ai hésité, puis j’ai suivi mon intuition. Ces deux Français, différents, m’intriguaient.
— Pas ici, ai-je murmuré. Allons Chez Lando.
5 Hérouville-Saint-Clair, Normandie
Maé avait lu jusque tard dans la nuit le journal de sa grand-mère et n’avait qu’une envie : l’ouvrir à nouveau. Impossible de le faire sur la route de Caen à Roissy. Sa mère était assise à côté d’elle et papy avait été catégorique : C’est un secret. Ta mère ne doit pas savoir que ce cahier existe.
Pourquoi ? Elle le comprendrait sans doute au fil de sa lecture. Pour l’instant ce journal, et la façon dont son grand-père y était présenté, l’amusait. Capitaine Jorik Arteta, 1er RPIMa de Bayonne, un militaire à la mâchoire carrée, à moitié muet et un peu borné. Quand sa grand-mère était-elle tombée amoureuse de lui ? Maé avait grandi entourée d’amour, et tout autant de mystères. L’absence de son père, les origines de sa mère. Elle comparait parfois sa vie à une vaste pièce, confortable et paisible, mais dont les meubles étaient recouverts de draps. Elle s’y déplaçait à tâtons, entre brouillard et cocon.
Ils durent attendre plus de trois heures interminables, à Roissy, avant de monter dans l’avion. Lors de l’enregistrement, Maé avait appris une bonne nouvelle : l’un d’eux devrait voyager seul, alors que les deux autres seraient côte à côte. Elle avait aussitôt argumenté : J’ai envie que papy me raconte le Rwanda avant d’atterrir à Kigali. Et puis… Maé n’avait pas eu besoin d’insister davantage, maman avait dit oui.
Désormais, Maé guettait, à six rangées d’elle, les yeux de sa mère qui se fermaient, puis se rouvraient. Dès qu’elle serait endormie, Maé pourrait reprendre sa lecture.
— Papy ?
Maé observait aussi son grand-père. Il avait l’air d’un espadon enfermé dans une boîte à sardines. Ses genoux étaient coincés dans le fauteuil devant lui, baissé au maximum, interdisant toute possibilité d’étendre ses jambes.
— Oui, ma chérie ?
L’adolescente hésitait entre plusieurs questions. Parler d’Espérance ? Parler de ce capitaine Jean-Charles Libreville ? Parler de cet hôtel des Mille Collines ? Existait-il toujours, avec sa piscine ?
— Papy, c’est quoi la différence entre un Hutu et un Tutsi ?
Il se redressa et sourit, comme s’il s’y attendait.
— Il y a plusieurs façons de répondre à ta question.
— Ça tombe bien, on a huit heures de vol.
Jorik essaya de se contorsionner pour glisser ses jambes sur le côté. Sans succès.
— La réponse la plus simple, Maé, c’est qu’il n’y a aucune différence.
Maé restait suspendue aux lèvres de son grand-père, s’obligeant à ne pas l’interrompre.
— Les Hutu et les Tutsi habitent le même pays, le Rwanda, et l’habitaient déjà il y a longtemps, quand c’était encore un royaume. Les Hutu et les Tutsi parlent la même langue, le kinyarwanda. Ils priaient le même dieu, Imana, avant que les chrétiens le remplacent par Jésus et ses amis. Les Hutu et les Tutsi vivent sur les mêmes collines, partagent les mêmes pâturages, cultivent les mêmes champs, jouent dans les mêmes équipes de foot et chantent dans les mêmes chorales.
Maé s’impatientait, trop pour ne pas intervenir.
— C’est quoi la différence alors ? Ils sont différents physiquement ?
— On l’a longtemps cru. Les Tutsi seraient plus grands, minces, avec des traits fins, la peau claire, surtout les femmes. Les Hutu plus petits, avec un front bas, un nez plus épais. En réalité, ça n’est pas vrai non plus. Prends dix Rwandais au hasard, et essaye de reconnaître qui est hutu et qui est tutsi : tu es certaine de te tromper une fois sur deux.
Maé s’agaçait. Son grand-père tournait autour du pot.
— Alors quoi ? Certains ont six doigts de pied et d’autres quatre ?
— C’est encore plus stupide que cela, répondit sérieusement Jorik. À l’origine, il y a des siècles, les Tutsi étaient plutôt les éleveurs, et les Hutu les cultivateurs. Les Tutsi seraient venus du nord, pour s’installer au royaume du Rwanda, mais ce sont des légendes inventées par les missionnaires. En réalité, les Rwandais étaient divisés en clans et en plusieurs centaines de chefferies, regroupées par collines, dans lesquelles personne ne savait qui était hutu ou tutsi.
« La vraie séparation est née au début du XXe siècle, quand les colons belges sont arrivés. Pour mieux dominer le Rwanda, ils ont divisé la société en deux. Ils ont ressorti ces vieilles légendes et décidé que 15 % de la population serait tutsi, et le reste hutu. Ils ont alors choisi des critères plus idiots les uns que les autres : si tu possédais plus de neuf vaches par exemple, tu devenais tutsi. Ils se sont aussi amusés à mesurer la taille des Rwandais, un Tutsi devait faire au moins un mètre quatre-vingts, ou l’épaisseur de leur nez, avec un système de calcul compliqué entre sa longueur et sa largeur. Au bout du compte, ils ont donné une carte d’identité à chaque homme et chaque femme, sur laquelle était indiqué s’ils étaient hutu ou tutsi. Chaque habitant était condamné à le rester toute sa vie, et ses enfants aussi, puisque si tu avais un père hutu, tu devenais obligatoirement hutu, et pareil pour un père tutsi.
— Et les mamans ?
— On s’en fichait. Il y avait d’ailleurs beaucoup de mariages mixtes, mais même si tu avais une mère hutu et un père tutsi, tu restais tutsi toute ta vie… Ou inversement. Donc tu comprends pourquoi il est impossible de différencier physiquement un Hutu d’un Tutsi ?
Oui, Maé comprenait. Plus que papy peut-être. Elle était métisse. Le produit d’un mélange, que certains voyaient comme une richesse et d’autres, il en restait quelques-uns au collège, comme une monstruosité.
— Les Belges, Maé, voulaient constituer une petite élite tutsi, avec des privilèges, pour mieux tenir le pays. C’est pour cela que les Hutu ont commencé à les détester, ce qui était injuste, parce que l’immense majorité des paysans tutsi étaient aussi pauvres que les paysans hutu. Et la plupart des femmes tutsi, soi-disant plus belles et élégantes que les autres, avec qui les riches Hutu aimaient se marier, avaient les robes tout aussi crottées de boue dans les champs, et le corps tout aussi fatigué d’y avoir travaillé depuis l’âge de six ans.
« Tout a changé en 1962, quand le Rwanda est devenu indépendant. Les Hutu étaient majoritaires, alors ils ont pris le pouvoir. Le gouvernement s’est vite transformé en régime autoritaire, et comme dans toute dictature, ils avaient besoin d’un bouc émissaire : plusieurs centaines de milliers de Tutsi ont dû fuir pour échapper aux représailles. On en était là en 1990, quand je suis arrivé au Rwanda : un président hutu dirigeait le pays, un million de Tutsi y vivaient toujours, et presque autant d’exilés s’étaient installés dans les pays voisins.
Maé resta un moment silencieuse. Sa mère dormait depuis un long moment maintenant. Maé était pressée de reprendre sa lecture, mais pas avant d’avoir posé une dernière question.
— Et moi, papy, je suis quoi ?
— Tu es française, ma chérie.
Maé gratifia son grand-père d’une grimace.
— D’accord. Et maman, elle est quoi ?
— Française elle aussi. J’étais marié avec ta grand-mère. Aline a vécu dès ses trois ans en Normandie.
Nouvelle grimace. Comme s’il ne voyait pas où Maé voulait en venir…
— D’accord, papy. Et ton amoureuse, Espérance, elle était quoi ?
— Douce, intelligente, jolie…
Elle hésita à pincer son grand-père.
— Elle a écrit l’inverse. Et d’ailleurs, elle a aussi écrit qu’elle te détestait.
— Seulement la première fois qu’elle m’a vu…
— Ne change pas de sujet. Mamy était-elle hutu ou tutsi ?
Papy ferma doucement les yeux. En aveugle, il tenta de repousser des genoux le dossier du fauteuil devant lui. Il murmura quelques derniers mots, à la façon d’un somnambule, pile au moment où Maé sortait le cahier.
— C’est à elle de te l’expliquer.
6 Espérance
11 octobre 1990
Traverser Kigali, de l’hôtel des Mille Collines jusqu’à Chez Lando, nous prit moins de dix minutes. Je me déplaçais presque toujours dans Kigali à pied, mais Jorik et Jean-Charles avaient proposé de m’emmener en Jeep. Les barrages aux ronds-points de Kiyovu et Kimihurura, tenus par des soldats rwandais, s’ouvraient miraculeusement devant nous. Dès qu’ils apercevaient le drapeau tricolore sur le capot, les militaires se mettaient au garde-à-vous.
Dans ma tête, les idées se bousculaient. Dans quelle folie m’étais-je embarquée, à circuler ainsi, assise à l’arrière d’un véhicule français ? Qu’espérais-je ? Expliquer à ces deux soldats ce qu’était réellement le Rwanda ? Leur faire comprendre toute sa complexité ? Et après ? Ils n’allaient pas prendre rendez-vous avec le secrétaire général de l’Élysée pour lui donner des conseils sur la meilleure façon de mener cette opération Noroît.
— Prenez la route principale en direction de l’aéroport. Et ensuite la première à gauche.
J’apercevais déjà le toit pyramidal, couvert de tuiles orange, de Chez Lando.
À peine garés sur le petit parking de terre, Landoald Ndasingwa s’est avancé vers nous. J’ai observé, amusée, l’étonnement des deux Français. Ils ne s’attendaient sans doute pas à être accueillis par un géant aux yeux trop grands derrière ses lunettes d’intellectuel, et s’exprimant avec sérieux dans un désopilant accent québécois.
— Soyez les bienvenus, mes frères. Les amis d’Espérance sont mes amis.
Nous nous sommes installés dans le jardin, entre les frangipaniers et les jacarandas. Lando avait disparu en cuisine pour préparer des orangeades. Les tables autour de nous étaient occupées par des Rwandais ou des coopérants. Doucement, mes idées se mettaient en place. Ici, ces deux Français prendraient conscience de ce qui se jouait au Rwanda, il suffisait de leur raconter en quelques mots l’histoire de Lando. Je me suis hâtée de commencer avant le retour de notre hôte, il n’aimait pas trop que l’on parle de sa vie, il préférait l’avenir au passé.
— Landoald Ndasingwa, ai-je commencé à expliquer, que tout le monde ici appelle Lando, est l’un des premiers Tutsi à avoir obtenu une bourse pour étudier à l’étranger. Cela vous donne une idée de ses capacités. Il est parti suivre des cours de littérature au Québec, il y a rencontré sa femme, Hélène. À son retour, il a décroché un poste à l’université de Butare, où il était le seul enseignant tutsi. À peine payé, mis sur la touche par ses collègues hutu, il a dû finir par renoncer à enseigner quand Hélène est tombée enceinte. Il a alors ouvert cet hôtel-restaurant, près du stade et de l’aéroport. Quinze chambres toutes simples, une terrasse de bois pour boire un verre et un petit jardin pour y faire griller des brochettes. Chez Lando est vite devenu le seul lieu de Kigali où les expatriés pouvaient s’asseoir à une table et discuter avec la population locale. Tout l’inverse de l’hôtel des Mille Collines.
— Trois bières et des beignes, cria une voix féminine à l’accent québécois plus prononcé encore.
Hélène, l’épouse de Lando, venait de surgir. Une femme forte et lumineuse, un visage rond encadré d’épais cheveux noirs. Elle éclata d’un grand rire joyeux en nous découvrant attablés.
— Merci, Espérance, les Français ne sont là que depuis une semaine et tu nous les ramènes déjà. Dans un mois on servira tout un régiment de paras.
Elle disparut dans une pièce adjacente et réapparut aussitôt, encombrée d’une pile de draps plus haute qu’elle.
— Patrick ! Malaika ! Je n’ai pas trois mains, venez m’aider !
Deux enfants apparurent à leur tour, portant pelles, seaux et balais. Malaika et Patrick, treize et onze ans, deux boules d’énergie contagieuse, parlant aussi bien kinyarwanda que québécois. Mes deux chouchous, depuis que je leur donnais des cours particuliers de mathématiques. Ils étaient doués, et à croquer, comme sur cette photo qu’ils m’avaient envoyée l’hiver dernier, quand ils avaient découvert le Canada pour la première fois, leurs bouilles brunes emmitouflées sous une épaisse écharpe et un gros bonnet.
Lando avait apporté des brochettes de chèvre, puis s’était aussitôt éloigné, non sans m’adresser un clin d’œil discret. J’ignorais sa signification. Était-ce parce que je traînais la réputation d’être une femme exclusivement concentrée sur mon travail, ma réussite, mes élèves ? Qui finirait vieille fille si elle ne levait pas davantage la tête de ses livres. Me voir boire un verre avec ces deux beaux militaires devait l’intriguer. Beaux militaires d’ailleurs, cela se discutait. Jean-Charles Libreville n’était pas vraiment beau, mais le contraste entre sa carrure et la grâce de ses gestes, que certains auraient qualifiés de félins et d’autres de féminins, lui conférait un charme particulier. Jorik était incontestablement plus séduisant. Le genre à faire la une de Para Magazine. Une vraie gueule de l’emploi, de grands yeux ciel clair, des cheveux blond paille, le physique dont j’aurais dû me moquer, moi qui n’accordais d’importance qu’à l’invisible : l’abstraction, les mathématiques ou les idées politiques.
— Passons aux choses sérieuses, fit Jean-Charles Libreville en picorant délicatement sa brochette. Nous en étions restés à une question toute simple, Espérance. Êtes-vous hutu ou tutsi ?
— Et je vous avais répondu que la vérité est parfois plus compliquée.
— Pourtant, si j’ai bien retenu la leçon, c’est inscrit sur votre carte d’identité. Hutu ou Tutsi. C’est l’un ou l’autre.
— En effet, ai-je concédé.
J’ai regardé tour à tour les deux militaires.
— Ma mère, Dative, est tutsi. Nous habitons Kibeho, une petite commune perchée sur une colline, dans le sud-ouest du pays. Mon père ne m’a pas reconnue à la naissance. C’est rare au Rwanda, notre pays est le plus catholique d’Afrique. J’ai donc reçu une carte d’identité tutsi, et j’ai grandi ainsi. Je suis fille unique, c’est encore plus rare au Rwanda. Ma mère ne s’est jamais mariée, non pas parce qu’elle était fille-mère et que personne ne voulait d’elle, mais parce qu’elle est fière et déterminée. J’ai hérité de son caractère.
Le capitaine Jean-Charles Libreville a souri et hoché la tête. Je n’ai pas osé croiser les yeux du capitaine Jorik Arteta. Fière, déterminée, mais timide.
— Je ne suis pas habituée à parler de moi, ai-je poursuivi. Et encore moins à me vanter, mais je dois être franche pour que vous compreniez. J’avais de la chance, une sorte de don tombé du ciel : j’étais douée pour les études. J’apprenais, je comprenais, je retenais plus vite et mieux que les autres. Je ne m’en attribue aucun mérite, pas davantage en tous les cas qu’une femme qui serait née belle, et cela ne m’était d’aucune utilité pour aller chercher de l’eau à la source, couper le sorgho ou ramasser les patates douces.
Je ne vais pas m’étendre sur mes années de scolarité. Ici, la grande majorité des enfants s’arrête aux études primaires. Seule une poignée d’entre eux accède, sur concours, aux études secondaires, et presque toutes les places sont réservées aux Hutu. J’ai été la seule Tutsi, l’année de mes quatorze ans, à être autorisée à les poursuivre. J’ai été admise au groupe scolaire des Frères de la Charité de Butare, une des meilleures écoles. J’ai même obtenu une bourse, mais qui n’était pas suffisante pour payer le pensionnat, les repas, les livres. J’étais prête à abandonner mes études, je n’avais pas d’autre choix, quand l’improbable s’est produit.
J’ai marqué un temps d’arrêt et j’ai pris Jorik en flagrant délit, rongeant sa brochette à pleines dents, comme un enfant croquerait un épi de maïs. Lando était sorti de sa cuisine et écoutait, ainsi qu’Hélène, flanquée de Malaika et Patrick, tous bloqués, les bras emplis de serviettes et d’oreillers. Elle se la raconte, tata Espérance, devaient penser mes petits surdoués. J’ai bu une gorgée de bière et j’ai repris mon récit.
— L’improbable, vous disais-je : mon père est réapparu ! Enfin, réapparu est un grand mot, puisque je le croisais chaque jour depuis que j’étais née. Mon père s’appelle Primien Mugenzi et est le bourgmestre de Kibeho, l’équivalent du maire si vous voulez, un petit souvenir laissé par les Belges.
Libreville et Arteta hochèrent la tête pour signifier qu’ils comprenaient. J’ai alors continué, sans m’arrêter, je crois que je n’avais jamais parlé aussi longtemps.
— Mon père était marié avec une dénommée Xaverine, une femme hutu comme lui. Il était l’un des hommes les plus importants du village, pas le plus riche, mais il avait eu la bonne idée d’investir dans des terres peu fertiles, dont personne ne voulait, situées au plus près de l’église paroissiale. Il avait parié sur le développement du tourisme religieux : trois filles du village, il y a dix ans, avaient prétendu avoir vu la Vierge Marie, et depuis, tout le pays adressait des vœux à Notre-Dame de Kibeho.
« L’évêque de Butare allait bientôt autoriser la construction d’une chapelle, les pèlerins viendraient de loin acheter leur eau bénite, des portraits de la Vierge ou tout simplement de quoi boire, manger ou dormir. Primien, fils de paysans, était un homme ambitieux. De ses deux garçons et trois filles, aucun n’avait le niveau pour être admis en études secondaires. Je crois que lorsqu’il a découvert mon bulletin scolaire, il s’est brusquement souvenu qu’il avait une fille…
« Il nous a convoquées chez lui, ma mère et moi, en présence de sa femme, et m’a expliqué qu’il aurait très vite besoin de quelqu’un de compétent pour gérer ses affaires. Il m’encourageait à poursuivre des études de mathématiques, où j’excellais. Il prit beaucoup de temps pour me présenter cette histoire de pèlerinage, un projet soutenu par la femme du président Habyarimana elle-même, et fort peu pour évoquer sa brève histoire d’amour avec ma mère. Il ne savait pas qu’elle était enceinte quand il était parti suivre ses études en France. Il avait ensuite rencontré Xaverine, l’avait épousée, avait fondé une famille, sans oser parler de sa fille cachée. Mais aujourd’hui, c’était du passé. Il était prêt à me reconnaître comme sa fille. J’aurais une nouvelle carte d’identité. Une carte d’identité hutu, puisque mon père l’était.
« Comment aurais-je pu refuser ? C’était une chance inespérée. D’autant plus que Primien semblait totalement se moquer de qui était hutu ou tutsi. Ce n’est qu’un bout de papier, répétait-il, seuls comptent le mérite et les capacités.
« Je crois que je ne l’ai jamais déçu. J’ai étudié les mathématiques, comme il me l’avait demandé. J’ai tenu les comptes de son projet, même s’il n’avançait pas aussi vite qu’il l’espérait.
J’ai levé la tête. Contrairement à la très grande majorité des maisons rwandaises, il n’y avait Chez Lando aucun signe ostentatoire de religion, pas même un crucifix.
— Au fond de moi, ai-je poursuivi, les tergiversations du clergé rwandais m’arrangeaient. Je n’avais aucune envie, malgré tout ce que je devais à mon père, de m’enfermer à Kibeho pour compter les pèlerins. Je me plaisais à Butare et Kigali, à discuter mathématiques et politique…
J’ai marqué une pause avant de conclure.
— Voilà. C’était un peu long, mais nécessaire pour que vous compreniez pourquoi je ne peux pas, capitaine, répondre à votre question. Suis-je hutu ou tutsi ? Je l’ignore.
Le capitaine Jorik Arteta m’observait, concentré sur chaque mot que je prononçais, comme s’il cherchait à percer le mystère dont mon récit m’aurait nimbée.
— Une double identité ? N’est-ce pas ce dont tous les Rwandais doivent rêver ?
— Peut-être, ai-je répondu en baissant les yeux.
Je regrettais déjà de m’être présentée devant lui comme une surdouée. N’allait-il pas croire que je voulais l’impressionner ? Lando s’est avancé pour me sortir de l’embarras. Il a remonté ses lunettes sur le bout de son nez et s’est tenu debout devant les deux militaires.
— Non, capitaine, aucun Rwandais ne rêve de cela. Ici, tout le monde se connaît. On croit que ce qui compte, c’est ce mot écrit sur une carte identité, Hutu ou Tutsi, mais le plus important en réalité, c’est l’opinion des voisins, les gens de votre colline, ceux qui savent qui vous êtes et qui étaient vos parents. Comprenez bien une chose, capitaine, aux yeux des partisans de la race pure, des plus extrêmes défenseurs du Hutu Power, il y a pire que les Tutsi : il y a ceux qui ont changé de camp, les troqueurs d’ethnie, comme ils les appellent. Ceux qui ont acheté ou volé une nouvelle identité, les traîtres, les créatures à deux têtes, plus difficiles encore à traquer et qu’il faut doublement décapiter.
J’ai hoché la tête avec gravité, pour la forme. Lando exagérait. En réalité, ni lui ni moi n’étions en danger. Ni lui, car il était marié avec une Canadienne, et parce que les dizaines d’expatriés qui fréquentaient son hôtel l’adoraient. Ni moi, car je n’avais ni acheté ni volé ma nouvelle identité. J’étais la fille hutu d’un riche et puissant Rwandais. Je remarquais pourtant, dans le regard du capitaine Arteta plus que dans celui de Libreville, une certaine inquiétude. Un trouble charmant avec lequel j’ai eu envie de jouer.
— Heureusement, ai-je dit en prenant soin de soutenir son regard, je dispose d’un atout supplémentaire.
J’ai laissé filer un bref silence avant de glisser :
— Je ne ressemble en rien à une femme tutsi telle que les Hutu les fantasment. Je ne suis ni fine, ni grande, ni belle.
Juste pour tester.
Prêcher le vrai pour savoir le faux.
Juste pour voir si ce capitaine français, avec ses yeux mouillés de chien de berger obéissant, allait hocher la tête ou protester. »
Extraits
« Il fit glisser une photo sur le bureau.
— C’est lui, n’est-ce pas ? Clovis Munezero. Connu et poursuivi par la police rwandaise.
— Pour braconnage ? ne put s’empêcher de demander Aline.
— Notamment… et pour divers autres trafics. Mais il est surtout activement recherché, depuis trente ans, pour crime contre l’humanité. On le soupçonne d’avoir appartenu à l’Akazu, et au réseau Zéro, l’escadron de la mort des extrémistes hutu.
Maé plaqua sa main devant sa bouche pour étouffer un cri. Aline ne manifesta aucune réaction.
— Vous n’ignorez pas que votre père a servi dans l’armée française, au Rwanda, de 1990 à 1994, qu’il a participé aux opération Noroît, Amaryllis, Turquoise et même Silver Back. Nous n’avons pour l’instant établi aucun lien direct entre Clovis Munezero et votre père, mais nous y travaillons. » p. 115
« On commence par la version officielle ? Pour clore les polémiques, en 2019, le président Macron a commandé à des historiens indépendants un rapport sur le rôle de la France au Rwanda. Le rapport Duclert, un pavé de neuf cent quatre-vingt-onze pages, conclut à la responsabilité accablante de l’État français. Une responsabilité accablante aussi bien sur le plan politique, institutionnel, intellectuel, éthique, cognitif et moral. Je te le cite de mémoire : « Les autorités françaises ont fait preuve d’un aveuglement continu dans leur soutien à un régime raciste, corrompu et violent. »
— Rien que ça, fit Maé.
— Rien que ça. Le rapport écarte en revanche le terme de complicité de génocide. Pour te le dire autrement, cela signifie que le pouvoir français de l’époque, et en particulier François Mitterrand, n’avait pas de volonté génocidaire. Tu comprends la nuance ?
La route serpentait entre les cyprès.
— Je crois. Cela veut dire qui ni Mitterrand, ni ses conseillers, ni les militaires français n’ont souhaité le génocide. Mais que sans eux, il n’aurait pas eu lieu.
— Ça ma grande, personne ne le saura jamais. Ce qui est certain, c’est que par son soutien aux extrémistes hutu, entre 1990 et 1994, la France a laissé aux planificateurs du génocide le temps de l’organiser. Ce qui est aussi certain, c’est que la plupart des responsables politiques ou militaires, du moins ceux encore vivants, prétendent n’avoir commis aucune faute. Selon eux, personne ne pouvait prévoir un drame d’une telle ampleur. Ce serait la faute de la fatalité, ou de la violence des Africains contre laquelle on ne peut rien.
— La fatalité, répéta Aline. Sauf si on prouve un jour que ce sont les militaires français, dirigés par Paul Barril, qui ont commis l’attentat du 6 avril… » p. 425
« J’ai été recruté à l’université de Rouen en septembre 1993, avec pour mission de former les étudiants à la géographie politique. Le génocide des Tutsi au Rwanda a marqué ma première année d’enseignement. J’ai, dès le printemps 1994, constitué un corpus de données me permettant, chaque année, de proposer des travaux dirigés sur le génocide. J’étais en effet frappé par le niveau d’information quasi nul des Français sur le Rwanda, au regard des multiples débats suscités par le génocide dans la presse belge ou anglo-américaine. La thèse du « double génocide », heureusement aujourd’hui dénoncée, était alors dominante en France. J’étais également frappé par l’état de sidération qui saisissait les étudiants au fur et à mesure qu’ils découvraient l’ampleur du génocide, et démêlaient ses causes plurielles. Pendant près de vingt-cinq ans d’enseignement, j’ai donc poursuivi ma veille documentaire, et bousculé les certitudes des élèves en les poussant notamment à réfléchir sur la construction des identités, dont le Rwanda est un exemple saisissant. » p. 570
À propos de l’auteur
Michel Bussi © Photo Philippe Matsas
Professeur de géographie, Michel Bussi est depuis plus de dix ans l’un des auteurs préférés des Français. Ses ouvrages sont traduits dans 38 pays et trois romans ont été adaptés à la télévision. Il est l’auteur aux Presses de la Cité (puis Pocket) de Nymphéas noirs, polar français le plus primé en 2011, Un avion sans elle, Ne lâche pas ma main, N’oublier jamais, Gravé dans le sable, Maman a tort, Le temps est assassin, On la trouvait plutôt jolie, Sang famille, J’ai dû rêver trop fort, Tout ce qui est sur terre soit périr, Au soleil redouté, Rien ne t’efface, Code 612. Qui a tué le Petit Prince ?, Nouvelle Babel, Trois Vies par semaine, Les Assassins de l’aube, Mon cœur a déménagé et, aux éditions Pocket, de T’en souviens-tu, mon Anaïs ? Plusieurs romans sont adaptés en BD: Nymphéas noirs, Gravé dans le sable, Mourir sur Seine, Un avion sans elle, On la trouvait plutôt jolie, Le temps est assassin, Ne lâche pas ma main. Il a publié Les Contes du réveil matin (Delcourt) ainsi que trois albums de contes, Le Grand Voyage de Gouti, Le Petit Pirate des étoiles, Le Petit Chevalier naïf (Langue au Chat). Sa tétralogie destinée à la jeunesse, N.E.O. (PKJ) a connu un très grand succès. (Source: Presses de la Cité)
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