L’homme qui savait la langue des serpents – Andrus Kivirähk [30-30]

Nouvelle chronique pour notre challenge 30 livres pour nos 30 ans les ami.es ! Aujourd’hui, on vous parle d’un nouveau classique de la littérature estonienne : L’homme qui savait la langue des serpents d’Andrus Kivirähk.

En voilà une lecture moult fois repoussée malgré les conseils (entre autres par L’ourse et Hauntya) pour cause de « livre-bricasse de presque 500 pages qui fait beaucoup trop peur ». Mes attentes étaient hautes et disons-le dès à présent, je n’ai pas été déçue !

Comme d’habitude, si vous voulez retrouver la liste complète des livres que nous nous sommes défiés de lire pour nos 30 ans, il vous suffit de cliquer sur ce lien.

L’homme qui savait la langue des serpents, ça parle de quoi ?

L’homme savait langue serpents Andrus Kivirähk [30-30]

Voici l’histoire du dernier des hommes qui parlait la langue des serpents, de sa sœur qui tomba amoureuse d’un ours, de sa mère qui rôtissait compulsivement des élans, de son grand-père qui guerroyait sans jambes, d’une paysanne qui rêvait d’un loup-garou, d’un vieil homme qui chassait les vents, d’une salamandre qui volait dans les airs, d’australopithèques qui élevaient des poux géants, d’un poisson titanesque las de ce monde et de chevaliers teutons épouvantés par tout ce qui précède…

Folklore estonien

Au cœur d’un Moyen Âge entre fantasmes et réalités, Andrus Kivirähk nous fait découvrir le quotidien de Leemet, dernier locuteur de la langue des serpents. Une langue bien pratique puisqu’elle permet aux êtres humains d’entrer en discussion avec les animaux de la forêt, facilitant la cohabitation, mais aussi parce qu’elle est un outil permettant aux hommes de réclamer le sacrifice d’animaux pour se sustenter, entre autres choses. Dès les prémices du récit, on comprend que ces pratiques sont désormais révolues et que le protagoniste va nous conter ce monde qu’il a vu disparaître en tant que dernier habitant de la forêt.

« Il n’y a plus personne dans la forêt. Sauf des scarabées et autres petites bestioles, bien entendu. Eux, c’est comme si rien ne leur faisait de l’effet, ils persistent à bourdonner ou à striduler comme avant. Ils volent, ils mordent, ils sucent le sang, ils me grimpent toujours aussi absurdement sur la jambe quand je me trouve sur leur chemin, ils courent dans tous les sens, jusqu’à ce que je les fasse tomber par terre ou que je les écrase. Leur monde est toujours le même – mais même cela, il n’y en a plus pour longtemps. Leur heure viendra ! Bien sûr, je ne serai plus là pour le voir, nul ne sera plus là. Mais leur heure viendra, j’en suis sûr et certain. »

L’homme qui savait la langue des serpents, Andrus Kivirähk, Editions du Tripode, 2015, p.9

Petit à petit, les habitants de la forêt la quittent au profit du village, doté de nouvelles technologies alléchantes, et converti au christianisme porté par les germaniques. Leemet, de son côté, continue d’évoluer au sein de sa forêt en essayant de ne pas céder aux sirènes de la modernité. Il nous fait, du même pas, découvrir ce monde sylvestre, ses traditions et ses habitants pour le moins hors norme. Du formidable Meeme (meilleur personnage), toujours à moitié avachi dans les mousses complètement stone et aux paroles empruntes de la saveur des prophéties, aux anthropopithèques, chaînon manquant entre le singe et l’humain qui considèrent que la chute de l’espèce a débuté lorsqu’une partie d’entre eux est descendue des arbres (et non pas par l’hémorragie en cours vers le village) en passant par Ints, jeune serpent et meilleur ami de Leemet à la répartie incomparable.

« C’était Meeme. Je ne l’avais jamais vu marcher : il était toujours couché quelque part dans les buissons, comme une feuille que le vent porte de-ci de-là. Il mâchonnait perpétuellement des amantes tue-mouches et m’en proposait à chaque fois, mais je refusais, car maman me l’avait interdit.
Cette fois encore il était par terre, vautré sur le flanc ; comme toujours, impossible de savoir depuis quand il était là ni comment il avait fait pour venir. Je me promis d’éclaircir ce mystère, d’arriver à voir de quoi il avait l’air sur ses deux jambes, comment il se déplaçait : s’il s’y prenait comme les hommes, ou à quatre pattes comme les élans, ou plutôt en rampant comme les serpents. »

L’homme qui savait la langue des serpents, Andrus Kivirähk, Editions du Tripode, 2015, p.16-17

Dans cet univers emprunt de magie et de folklore, les plantigrades peuvent séduire les femmes, on trait les louves, domestique les poux et les ondins rôdent aux abords des lacs et marais. Légendes, paganisme et Histoire se mêlent pour donner un cocktail détonnant qui fleure bon la magie et la mélancolie.

Un monde en perdition

On pourrait, à première vue, voir en L’homme qui savait la langue des serpents un brûlot conservateur, mais il n’en est rien. Le monde qu’a connu Leemet est, certes, sur le point de disparaître, mais on nous fait bien comprendre que cette disparition succède à la disparition du monde qui lui avait précédé dans un cycle inexorable. Et vu que j’aurais du mal à trouver meilleure formule que Jean-Pierre Minaudier, je vais me contenter de citer une phrase qui, je crois, résume à elle seule toute la teneur de ce livre :

« […] même si nous nous croyons fort traditionnels, nous sommes toujours les modernes de quelqu’un, car toute tradition a un jour été une innovation. »

L’homme qui savait la langue des serpents, Andrus Kivirähk, Editions du Tripode, 2015, postface

Ainsi, Kivirähk mâtine ce récit folklorique plein de personnages hauts en couleur d’une tonalité mélancolique face au monde de Leemet en train de disparaître. Il ne manque cependant pas d’illustrer le fait que le monde de Leemet est un chaînon, que de sa disparition progressive émerge un nouveau monde, susceptible de disparaître lui aussi dans les années ou les siècles à venir. Ce moment de l’histoire estonienne que nous conte Leemet est une période de transition et vivent dans le même temps les anthropopithèques dont le mode de vie a déjà bien disparu, la communauté sylvestre de Leemet dont on voit l’extinction progressive et les villageois dont le mode de vie symbolise la modernité. Toutes ces pratiques et traditions qui coexistent nous apparaissent alors dans tout ce qu’elles ont de plus saugrenu, puisque, chacune à leur façon, elle ne sont pas exempte d’absurdités. Au sein même de la communauté de Leemet, certaines pratiques sont jugées ridiculement archaïques, telles que celles d’Ulgäs qui croit en l’existence des génies, des ondins et pratique encore des rituels païens traditionnels. À ce sujet, Leemet nous dit :

« C’est seulement plus tard que je compris que même si Ülgas et Tambet haïssaient tous ceux qui étaient partis au village, eux non plus ne vivaient plus vraiment dans la forêt. Ils vivaient dans l’amertume et l’aigreur au spectacle de l’agonie du bon vieux mode de vie sylvestre et, par réaction, s’accrochaient aux coutumes et formules magiques les plus antiques et les plus secrètes : ils cherchaient une issue dans le monde imaginaire des génies au lieu de s’intéresser à la langue des serpents. »

L’homme qui savait la langue des serpents, Andrus Kivirähk, Editions du Tripode, 2015, p.117

L’univers que nous présente Andrus Kivirähk n’est donc pas manichéen, mais illustre parfaitement la complexité d’un monde en mutation.

Une charge anticléricale

L’auteur n’en est pas moins assez critique à l’encontre de la religion. Ainsi, le choix de la langue des serpents me semble particulièrement brillant en ce que le serpent est, dans la religion chrétienne, un serviteur de Satan. De fait, les nouvelles croyances des habitants du village, issues de l’évangélisation chrétienne, ne pourraient pas entrer plus violemment en contradiction avec les pratiques les précédant, diabolisées.

« Les serpents sont nos pires ennemis ! Ils sont la main droite de Satan et le devoir d’un chrétien est de les exterminer ! »

L’homme qui savait la langue des serpents, Andrus Kivirähk, Editions du Tripode, 2015, p.122

Face aux personnages secondaires qui voudraient créer un distinguo entre différentes pratiques religieuses, l’auteur ne manque pas de les renvoyer dos à dos

« Non, mais tu t’entends ? Comment est-ce que tu peux croire à ces bêtises ? Ça n’existe pas, les génies !
Les génies peut-être pas, mais Dieu, il existe. Le doyen Johannes m’en a parlé longtemps. C’était très intéressant. Il a été crucifié et il est ressuscité d’entre les morts.»

L’homme qui savait la langue des serpents, Andrus Kivirähk, Editions du Tripode, 2015, p.154

… allant même jusqu’à les résumer à de simples « contes de fées » voués à disparaître au profit d’un autre :

« Ce n’est qu’on conte de fées à la mode qu’on t’a fourré dans la tête au monastère, mais des contes de fées, il y en a tant qu’on en veut dans le monde. On en oublie, et à leur place, on en forge de nouveaux… »

L’homme qui savait la langue des serpents, Andrus Kivirähk, Editions du Tripode, 2015, p.278

Récit d’un monde en perdition, d’une acculturation succédant à des campagnes d’évangélisation, L’homme qui savait la langue des serpents est autant un brûlot anticlérical, une ode au folklore estonien qu’une critique des tenants de traditions moribondes. Alternant entre dialogues hilarants, violence, mélancolie, le tout saupoudré d’une pointe de magie qui n’est pas sans rappeler les contes de notre enfance, ce roman, par sa richesse, m’a fait passer un moment assez inoubliable car hors normes.


S’en est tout pour cette nouvelle chronique. On espère qu’elle vous aura convaincu de découvrir la littérature estonienne par son biais !

En vous souhaitant de très bonnes lectures,
Alberte