Le palmier

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Valentine Goby lit un extrait de son roman « Le palmier »

Les premières pages du livre
« 1 L’ÉLAGUEUR
L’herbe courte et cassante poinçonne ses plantes de pieds, elle n’y prête aucune attention. Pas plus qu’à la mèche collée en travers de son front ou qu’à la grosse mouche qui vibrionne dans sa nuque. La paume refermée sur le poil de la chienne elle regarde l’homme casqué, ganté de fer, caparaçonné de rouge et noir fendre la fixité de ce matin d’août, se hisser vingt mètres au-dessus du sol une tronçonneuse fichée dans le dos. Elle l’accapare entière, l’enfant, cette reptation lente et silencieuse. L’homme rehausse cran à cran la longe enlaçant le stipe, un demi-mètre à la fois. On n’entend rien que les chocs sourds de la corde, l’enfoncement des griffes d’élagage dans le faux tronc et les halètements de Jujube. Vue du ciel, a dit l’homme à son père en ajustant le baudrier, la couronne foliaire d’ordinaire bien ronde doit avoir un drôle d’air. Affaissée au centre, voyez? il a continué, abaissant sa main ouverte en étoile, les arcs des palmes brisés comme les pattes d’une araignée faucheuse. Des arbres morts Vive en a vu, jamais des arbres en train de mourir. D’en bas c’est difficile de croire qu’il meurt, même si les feuilles ternes ont tu leurs froissements de soie. Le ciel est dégagé bleu mat. Pour l’instant le décor est intact. Vous vous y prenez tard, a dit l’homme en faisant cliqueter les mousquetons; il coupera la tête.
La faute au charançon. Ainsi nomme-t-il l’insecte embusqué là-haut, tout à l’heure elle notera ce nom dans le cahier de mots nouveaux. Les galeries indécelables creusées dans le stipe, à la base des palmes, les coups de ciseaux dans le feuillage, les palmes peu à peu désaxées, c’est son œuvre, et l’invisible dévoration du dedans. Depuis combien de temps, mystère. Vous ne surveillez pas vos arbres, a murmuré l’élagueur sans moduler la voix. Ce n’était pas une question.
L’homme est au plus haut maintenant. Il fixe le rappel, s’assoit dans le vide. Abaisse sa visière de protection. Dégaine la tronçonneuse, à la façon d’un sabre elle pense. La fait vrombir, incise le silence. La chienne tressaille sous la paume de l’enfant, chhh elle murmure, chhh, resserrant le poil sans lâcher l’homme des yeux. Un nuage doré poudroie soudain autour de l’élagueur. C’est un très beau massacre. Une palme se décroche, tournoie en aile d’oiseau avec ses grandes feuilles pennées, puis s’affale sur la bâche verte. Une deuxième, une troisième, elles dégringolent une à une en valse hypnotique, et de longues grappes de dattes jaune pâle s’abattent par-dessus avec un bruit de pluie. Palme, palme, palme; pluie de dattes. Ça se répète. Palme; pluie de dattes. Ça dure. Pluie de dattes; palme, palme. À un moment la tête est rasée, tout ocellée d’empreintes claires aux attaches sectionnées des palmes. L’homme s’attaque à la tête. Longs jets de sciure, des morceaux tombent mêlés de résidus de vert dissimulés à l’intérieur. Puis l’homme coupe le moteur, jette un œil par-dessus son épaule, lève haut le pouce. Il replace la tronçonneuse dans son dos. Descend en rappel, poussant des pieds contre le stipe en bonds larges et tranquilles. Ça aurait plu à Dan, son frère de quinze ans fou d’escalade, se dit l’enfant, seulement il est en colonie de vacances à cinq cents kilomètres – et peut-être, à cette heure, il varappe.
Autour d’elle le décor se met à bouger, les silhouettes de son père en costume-cravate à peine débarqué de l’avion, de sa mère portant Aimé, son petit frère, de son oncle Will et de sa compagne Agnès, d’Oscar, le voisin inquiet pour ses propres palmiers et puis du jardinier Fouad juste rentré d’Algérie. Jujube se redresse, tracte l’enfant en pyjama agrippée à son poil. Aimantés par la bâche ils veulent voir, tous, mais d’abord l’odeur les assaille. Ça pue le vinaigre et quelque chose de noir aussi, d’écœurant et de sale. Un doigt sur le nez, l’homme qui se désharnache lance de loin: ça, c’est la pourriture. Ce n’est qu’après qu’elle voit les larves, l’élagueur prononce le mot en enroulant sa corde, blanches, grasses, de la grosseur d’un doigt, se tordre hideusement parmi les lambeaux de fibre. Leur tête pourpre expulsée d’un boyau de chair molle. Comment se figurer le coléoptère de Bornéo brun-rouge qu’elles préparent, somptueux bijou qu’on épinglerait bien au revers d’une veste, ses élytres nervurés de noir, ses pattes onyx ciselées, ses pois noirs à l’arrière du pronotum, sa trompe fine ornée d’antennes à pointes topaze. Elle voit seulement des larves, ravageurs travestis en bébés blancs et flasques.
L’homme et son collègue ramassent les palmes, les grappes de dattes, replient la bâche jonchée de fibres et de morceaux de tête et de larves vivantes et jettent le tout dans un broyeur raccordé au camion. Ça commence à hacher. Elle s’approche de la machine vibrante. Les bras noués autour du cou de Jujube, la joue contre son chaud elle observe la cérémonie punitive jusqu’au bout, jusqu’au foin et à la poudre. Ils vont tout brûler, annonce l’élagueur. Feu, fumée, cendre. Ça l’impressionne. Ça la soulage. Puis ils passent à l’insecticide les outils et le broyeur.
Le camion démarre dans un nuage mauve. Reste le stipe nu.

2 LE JARDIN
Le jardin selon Vive c’est des arbres avec des trous entre eux. Les trous sont de pierre et d’herbe, autrement dit en cet été brûlant: du sec. C’est aussi rêche à voir qu’à traverser, un paillasson de chardons et de chiendent. Les agapanthes grillées sur pied semblent des mues de sauterelles, les lavandes sur les murets pâlissent jusqu’au blanc. Le rare doux qui jaillit par endroits accroît par contraste l’impression de soif – plumbagos, lauriers-roses, roses. On n’a rien arrosé. Sauf Fouad si ça se trouve, en cachette, d’où les roses. L’air craque de bruits d’insectes, à ras de sol ça frit. Le père est descendu mais trop tard voir dans la vieille citerne bourrée de cailloux s’il ne resterait pas un peu d’eau.
Sous les arbres s’étend le paradis de Vive. Les feuilles d’arbre absorbent la lumière, la changent en sucre et s’en nourrissent, toutes les couleurs sauf le vert. Le vert est le pays préféré. Les ombres l’agrandissent, au pied des troncs elles déploient des arbres en plus, des arbres couchés, sans épaisseur, changeant de forme, qui déversent au sol la fraîcheur des feuillages et gagnent sur le sec. Les ombres relient les arbres entre eux, amalgament les cimes qui au ciel jamais ne se touchent, dessinent des chemins à l’abri du feu.
C’est depuis l’ombre qu’à la jumelle Vive scrute les trous de jardin en dégradés de gris. Elle a découvert les jumelles un jour de sortie scolaire, vu détaler un lièvre à cinq cents mètres dans la garrigue, une antenne télé miroiter sur une crête et Alia se curer le nez en cachette. Quand Vive s’en est servi pour lire au tableau, on l’a conduite chez l’opticien. Depuis elle porte des lunettes. Mais grâce aux jumelles reçues pour son anniversaire, ses yeux la portent loin sans qu’elle ait à quitter l’ombre.
Vive ordonne les arbres en tribus. Il y a les arbres à histoires. L’arbre mutant par exemple, un bigaradier devenu oranger à partir d’une pousse apparue sous la greffe, maintenant il donne de vraies oranges. L’arbre à plumes, un olivier envahi de perruches à collier qui bruisse et palpite continûment – Dan dit l’arbre à chiures. L’arbre à bijoux, un prunus dans lequel Vive a trouvé deux bracelets dorés. L’arbre à frelons, qu’un chasseur a tiré à la chevrotine pour pulvériser le nid, emportant les grosses branches.
Il y a les arbres utiles. Le grand cyprès du bout de l’allée porte un sac où le boulanger dépose du pain le matin. Le laurier-rose sert aux bouquets. Les tilleuls devant la chambre de Vive font rempart au soleil. Les fruitiers servent à donner des fruits. Le myrte à feuillage serré fait coffre à trésors – bracelets du prunus, cartouches de chasse vides, paquet de cigarettes de sa mère fumer tue. On a longtemps broyé ses feuilles pour embaumer des peaux tannées changées en sacs ou paires de gants, ainsi est née la parfumerie, dit le père de Vive qui sait de quoi il parle.
Il y a les arbres à naissances, mimosas jadis plantés pour chaque nouveau-né par des ancêtres aujourd’hui disparus. Ça aurait plu à Vive, un mimosa rien qu’à elle.
Il y a des arbres à jouer, comme l’olivier au tronc creux où elle fait la marchande.
Il y a les arbres refuges, des lauriers-sauce qui poussent en bosquet sous la première restanque. Entre les troncs, sous un épais pelage vert-gris s’ouvre un abri insoupçonnable. Les sons y arrivent assourdis. La pluie n’entre pas. La chaleur n’entre pas mais dilate par en dessous le parfum des feuilles. Le jour darde en rayons rares. On est dans la pénombre qui est plus que de l’ombre, elle a du volume. Les paumes tendues, Vive escamote les pointes de feu qui percent entre les feuilles, ses doigts s’orangent en transparence. Elle pense aux mains de la Daphné de Rome, sur la carte postale punaisée au-dessus de son lit. Des feuilles de marbre poussent au bout des doigts de la statue, si fines qu’aux bordures la lumière les traverse. Elle connaît l’histoire de Daphné, une demi-déesse, une nymphe indique la carte postale, nymphe est entré dans son cahier de mots, qui échappe à un poursuivant en suppliant son père de la changer en arbre. Le père est un dieu. Il peut tout. Il métamorphose sa fille en laurier et triomphe d’Apollon. Des nymphes vivent aussi dans les platanes, les pins et les micocouliers a raconté madame Meyer, la maîtresse – dans les prunus peut-être, d’où les bracelets. Qu’est-ce que Daphné perçoit de l’oiseau perché sur sa branche? Du scarabée qui tâtonne son tronc? Vive apporte dans les lauriers des livres, des peluches, des biscuits. Nul n’y entre avec elle à l’exception de Jujube, sa chienne qui a le nom d’un fruit. Vive se demande ce que Daphné perçoit de Jujube couchée sur ses racines.
Il y a les arbres à cousins. Des arbres de vacances, éloignés de la maison, fréquentés à la faveur des séjours de parents venus de Grenoble, de Paris, de Toulon, d’Andorre et d’Amérique, d’adolescents qui reculent les frontières du jardin. Ce sont les arbres du bois, chaos de chênes, d’arbousiers, de pins parasols craquant et gémissant – les nymphes, bien sûr –, d’arbustes à parfums, cistes, lentisques, genévriers aux étoiles piquantes. Si tu t’enfonces, tu quittes les effets de bordure, tu gagnes la forêt intérieure. Pas de trous entre les arbres, pas d’herbe, une ombre pas épaisse mais continue, à peine fissurée de bleu dans les fentes de timidité (mot du cahier de Vive) que laissent toujours les arbres entre eux. Ici, les résidus d’une mosaïque devant laquelle on priait pour la pluie. Là, un tapis de pommes de pin dont on déloge les pignons au goût de beurre. Une fois, dans ses jumelles, Vive croise la face d’une chouette. Le cœur du bois est le royaume des jeux de pistes, des cabanes. Et aussi, pour les plus jeunes, des caresses de chiots. Ils s’allongent sur des pierres tandis que les grands fouillent les ronciers. Ils relèvent leurs t-shirts, roulent des pignes sur leurs peaux nues, y piquent des aiguilles de pin, Vive le fait avec Louisa, avec Hans et Arno qui ont déjà dix ans. Ils suivent le collier des vertèbres, les rainures des côtes, les angles des omoplates avec des soies au bout des ongles et ils soupirent avec les nymphes des pins. Ils s’auscultent l’aisselle, le cartilage d’oreille en forme de coquillage, la peau derrière l’oreille douce comme une paupière. Ils collent l’oreille à leurs thorax androgynes, tâtent le pouls sans être sûrs d’où il se trouve et ils promènent leurs doigts au hasard: la gorge? le poignet? l’abdomen? Ils explorent et frissonnent. Ailleurs qu’au bois ils n’osent pas.
Et puis, il y a le palmier. Il n’appartient à aucune tribu. Même pas relié aux autres arbres par son ombre. Majestueux, immense, solitaire. On le voyait depuis le bas de la colline et depuis le village au-dessus. Il était l’arbre le plus haut du domaine. Il mesurait vingt-cinq mètres, a dit le père à l’élagueur, il avait cent soixante-cinq ans. Jusqu’au charançon il n’avait pas d’histoire. Il était le palmier.Il était vivant et maintenant il est mort. »

À propos de l’autrice

Valentine Goby © Photo DR

Valentine Goby est l’autrice de nombreux romans édités chez Actes Sud, notamment Kinderzimmer (2013), un livre avec lequel elle a obtenu treize prix littéraires dont celui des Libraires, mais aussi Un paquebot dans les arbres (2016), Murène (2019) et L’Île haute, en 2022. Elle publie Le palmier, son quinzième roman, en 2025. (Source : Éditions Actes Sud)

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